Par Sergio Bellavita
Beaucoup de gens n’ont pas saisi l’ampleur de l’affrontement ouvert autour de l’article 18 du Statut des travailleurs [1]. Bien sûr, Matteo Renzi [membre du Parti démocrate – PD – ancien maire de Florence et président du Conseil des ministres depuis le 22 février 2014] vise à occulter la faillite de son gouvernement. L’Union européenne (UE) met la pression pour que les contre-réformes structurelles avancent. A ce propos, une évidence s’impose: Renzi veut imposer un tournant politique au sein de son parti ainsi qu’au sein même du système politique. Toutefois, l’enjeu ne se limite pas à une opération politicienne et symbolique. En effet, si les mesures inscrites dans le Jobs Act [1] sont approuvées, l’effet sur les conditions de vie de millions d’hommes et de femmes vont être ravageurs. L’objectif de fond consiste à augmenter l’exploitation des salarié·e·s et le chantage exercé sur eux, en faisant du travail la variable absolue d’ajustement pour l’entreprise capitaliste.
Les modalités avec lesquelles le gouvernement entend atteindre ce but sont criminelles. En effet, le plan vise à enlever l’interdiction de contrôle à distance [par télé caméras] des salarié·e·s. La pratique de la surveillance de salarié·e·s est déjà en ouvre dans des grandes entreprises par le biais des ordinateurs de poche et des dispositifs satellitaires placés (GPS) sur les automobiles ou camionnettes des salariés s’occupant de la manutention des infrastructures et des installations sur les chantiers, ou dans la logistique, tandis que des caméras sont placés dans les lieux prévus pour les pauses (cafétéria, cantine, etc.). Dans certains cas, des caméras sont aussi placées directement sur le poste de travail. Concrètement, cela vise à mettre en place des conditions propres à intimider de manière constante des salarié·e·s. Cette intimidation est favorisée par la précarité des emplois due, non seulement aux contrats à durée déterminée autres formes de travail précaire, mais à l’absence des mesures réelles interdisant le licenciement. En outre, existe au sein du salariat une prise de conscience que «tout ce que tu fais pourrait être utilisé contre toi». Seulement ceux et celles qui ont travaillé dans une fabrique, un call center ou un bureau savent ce que signifie être constamment épié et se sentir cerné de toutes parts dans sa propre liberté.
Une autre mesure concerne la possibilité d’accorder aux patrons le droit de modifier le cahier des charges des salarié·e·s à chaque moment. Une référence explicite est faite pour ce droit patronal aux seuls de restructurations d’entreprise. En réalité, la frontière entre la situation «normale» et une situation propre à la restructuration est plus que floue. En effet, les entreprises connaissent un processus constant de restructuration,[qui est à la fois lié à la concurrence entre capitaux à l’échelle transnationale, dans tous les anneaux de la chaîne dite de création de valeurs, à la sous-traitance et à des politiques spécifique de gestion managériale désécurisante de la force de travail.] Donc, accorder au patronat cette possibilité revient à placer dans leurs mains une arme de chantage impressionnante face aux salarié·e·s. En effet, une modification de son insertion dans l’échelle hiérarchique de l’organisation du travail peut signifier être «l’objet» d’un mobbing ou être contraint d’assumer des tâches manuelles insupportables – étant donné l’âge, l’état de santé, etc. – ou/et des rôles de plus en plus pénibles. Cela est une atteinte à la dignité des hommes et des femmes qui, encore aujourd’hui, peuvent au moins compter sur le maintien de leurs qualifications professionnelles et de leurs compétences acquises et reconnues par l’entreprise. Enfin, il est évident que la possibilité de modifier le cahier des charges s’accompagne souvent, de fait, d’une diminution considérable du salaire.
Ces mesures se complètent avec la prétendue réorganisation des amortisseurs sociaux [2]. Derrière à cette appellation technique se cache la suppression totale de ce type d’instrument. En effet, les amortisseurs sociaux vont perdre leur fonction collective et solidaire entre les salariés de divers secteurs productifs, pour se transformer en un dispositif à caractère individuel qui sera inversement proportionnel aux besoins des salarié·e·s. Ainsi, ceux et celles qui ont la malchance de vivre dans une région particulièrement frappée par la crise ou ceux et celles qui ont déjà vécu des longues périodes de contributions théoriques [3] [contribuzione figurativa] dû au chômage technique, à la mobilité, au chômage et aux congés maternité, en cas de perte du poste de travail vont recevoir une indemnité de chômage fortement réduite par rapport à ceux et celles qui sont tombés quelques fois au chômage technique. Cela est le résultat de la «pensée Fornero» [4] qu’avait introduite en 2012 l’«Assurance sociale pour l’emploi»(ASPI). L’ASPI prévoyait la dimension d’une gestion de la «mobilité» [5]. La logique des assurances privées est introduite. Ainsi, le montant des primes d’assurance accident automobile est lié au nombre des accidents du conducteur. De même, la logique du Jobs Act est la suivante: plus une personne a fait recours aux amortisseurs sociaux, plus le montant de l’allocation pour chômage sera réduit.
Enfin, le gouvernement prévoit l’introduction d’un système de salaire horaire minimum pour ceux et celles qui ne sont pas couverts par un contrat national (contrat collectif de branche). A ce propos des questions surgissent? Qui est supposé n’être pas couvert par un contrat national ? Formellement, un tel contrat existe pour toutes les catégories. Est-ce que les patrons et les forces gouvernementales imaginent introduire le salaire minimum pour les salariés avec un contrat qui les rendent totalement dépendant (les ligotant), bien qu’avec un faux-semblant d’autonomie face aux patrons? Et si c’est ça le but, pourquoi ne pas supprimer ce type de contrats qui favorisent ce type d’abus pour appliquer des contrats nationaux pour ces catégories? En réalité, ces mesures visent, en syntonie avec la Confindustria [6], à établir des conditions pour démanteler ce qui reste des contrats nationaux afin que disparaisse le dernier morceau d’un instrument collectif et solidaire de défense de la force de travail. En lieu et place devrait se mettre en place un système fondé sur la seule négociation individuelle [ce qui existe majoritairement dans un pays comme la Suisse].
Il n’y a aucun point positif dans ce Job Act, y compris celui prévoyant l’extension des amortisseurs sociaux qui a été à plusieurs reprises affichée par les autorités et qui est un mensonge si on considère que le dispositif du chômage technique (cassa integrazione) sera supprimé pour les salarié·e·s des entreprises qui ont été fermées, comme c’est le cas pour Fiat Termini Imerese ou Irisbus [7].
Pour ces raisons, on ne peut et on ne doit pas ni sous-estimer les effets du Jobs Act, ni le réduire simplement à l’enjeu de l’article 18 [qui assure encore quelques droits contre les licenciements abusifs dans les entreprises de plus de 25 salarié·e·s], qui a été par ailleurs déjà largement démantelé en 2012 par le biais de l’action de l’ex-ministre Fornero. Cette loi décret représente un cadre d’ensemble qui vise à renforcer le processus de restructuration de la domination complète du patronat sur la force de travail ainsi que le progressif désengagement du rôle de l’État dans l’économie. Le marché et les firmes vont tout régler: le salaire, les droits, l’encadrement contractuel et professionnel, la qualité des amortisseurs sociaux, l’âge de la retraite et les rentes de pension. De même, l’horaire de travail et la santé des salarié·e·s se plient et vont se plier encore plus face auxdites lois du marché [en fait à des rapports sociaux propres au capitalisme]. Chaque élément de cette nouvelle «réglementation du marché» va se réduire progressivement et les salarié·e·s sont de plus en plus laissés seul, isolés, face au marché et à l’entreprise. Il faut prendre au sérieux Matteo Renzi, car le changement violent dont il parle est réel. Que deviendra la vie de millions d’hommes et des femmes contraints à travailler en tant que précaires, sous-payé·e·s, exploité·e·s jusqu’au bout, sans protection contre les licenciements, sans protection sociale et contrainte à travailler dans des entreprises-casernes pour plus de 43 ans, sans pour autant avoir la certitude de pouvoir bénéficier d’une piètre rente publique [de retraite, alors que se développent des fonds de pension] afin de faire face aux frais de logement (loyer et hypothèques) qui continuent à augmenter?
Le modèle social européen a été bâti sur le principe – du moins affirmé – de la suprématie de l’homme sur le profit. Aujourd’hui, ce principe est totalement inversé. Il ne suffit pas de dénoncer la faillite de ces recettes économiques, car «ces Messieurs» savent parfaitement que leur action gouvernementale va créer de plus en plus de chômage, de pauvreté et de précarité et que, par ce fait, les déficits publics seront, de plus en plus, dans le rouge et ceci suite l’effet négatif sur la demande et sur la croissance économique [donc sur les recettes fiscales directes et indirectes avec une sorte de course de vitesse entre les «dépenses» des amortisseurs sociaux et la «baisse des coûts du travail»]. Mais pour changer, ils devraient se battre contre les pouvoirs économiques, à savoir contre la Troïka (UE, BCE, FMI) et la Confindustria. Cela n’est pas dans leurs intentions. Aujourd’hui, ce n’est pas l’heure d’assumer une attitude quiétiste, passive, face à la dégradation sociale du pays. Il s’agit plutôt de reconstruire un grand mouvement de masse contre ces politiques. Un mouvement indépendant de chaque parti politique, capable de s’émanciper d’une ridicule référence au centre gauche (Renzi) et à l’UE, afin de prôner un vrai conflit et non pas à une représentation médiatique de celui-ci. Le syndicat – la Fiom, la Cgil et le syndicalisme de base et de classe, soit le courant de gauche de la CGIL-Le syndicat est une autre chose, l’USB, le COBAS, les CUB – et les mouvements sociaux sont appelés à faire en sorte que ce modèle ne s’applique pas. La bataille sur le Jobs Act peut représenter un tournant. La grève de l’école (étudiants, enseignants, appelée pour le 10 octobre), celle des salariés de la logistique (à Brescia, Piacenza, Bologne, Milan, entre autres, avec une grève générale de la logistique pour le 16 octobre 2014), ainsi que la mobilisation Fiom – soutenue formellement la Cgil, sans préparation effective de sa part, pour le 26 octobre – et la grève sociale du 14 novembre 2014 peuvent constituer des moments de lutte importants, fonctionnant en tant que détonateur pour une nouvelle saison de luttes. (Article publié de 24 septembre 2014; traduction A l’Encontre)
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Notes
[1] Il s’agit du plan du gouvernement Renzi qui vise à «relancer l’emploi» et à «réformer le marché du travail». Voir l’article publié sur ce site résumant le programme de Matteo Renzi en date du 21 mars 2014. (Réd. A l’Encontre)
[2] En particulier des dispositifs d’allocations pour chômage et de la cassa integrazione liée au chômage technique. Durant les périodes de chômage technique – qui à la Fiat, actuellement, peut représenter 7 jours de travail sur trois mois – fréquentes dans les grandes et moyennes entreprises la cassa integrazione assure une partie salaire, entre 700 et 820 euros par mois. Le terme lui-même d’amortisseur social renvoie à la politique bourgeoise visant à amortir les chocs des récessions, avec un chômage relativement limité par rapport à aujourd’hui, en maintenant un pouvoir d’achat sur le marché interne par le biais des allocations-chômage. La Cassa integrazione, mise en place à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en Italie, a été renforcée sous l’impact des mobilisations de la fin des années 1960 et des années 1970 (jusqu’en 1984); ce mécanisme a été attaqué indirectement et directement. Il faut avoir à l’esprit les effets de ce chômage technique sur une période relativement prolongée en termes de montant alloué dès l’âge donnant droit à la retraite. (Réd. A l’Encontre)
[3] Il s’agit d’un «crédit fictif» reconnu par l’Institut national de prévoyance sociale (Inps) pour les salarié·e·s qui, en raison d’une période d’inactivité, n’ont pas pu cotiser auprès de cette institution. Ce type de «crédit» permet aux salarié·e·s de comptabiliser une période de non-emploi déterminé dans le calcul des années de contributions nécessaires pour bénéficier d’une rente. L’Inps accorde ces crédits sous certaines conditions qui renvoient à la définition des périodes d’inactivités. Il y a certaines causes de l’inactivité qui sont prises en considération comme le service militaire, la maternité, le chômage indemnisé, l’«absence» d’activité s pour maladie ou accident, le chômage technique ou les périodes de mobilité, de congés non payés, etc. (Réd. A l’Encontre)
[4] Elsa Fornero est une économiste néoclassique, professeur à l’Université de Turin, qui fut ministre de l’Economie du 16 novembre 2011 au 28 avril 2013 sous le gouvernement de Mario Monti, un «technicien», consultant de la Goldman Sachs dès 2005, membre de la commission Trilatérale en 2010-2011, membre du groupe Bilderberg et sénateur à vie depuis 2011 (Réd. A l’Encontre)
[5] L’Aspi est l’une des mesures prévues par la réforme du code du travail élaboré par l’ex-Ministre Elsa de l’ex-parti Peuple de la liberté (de Berlusconi): Elsa Fornero. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2013. Le but: introduire une nouvelle mesure pour faire face au phénomène du «chômage volontaire», selon la caractérisation faite par les théories néoclassiques. Cette institution se base sur le principe de la «mise au travail» et du «combat contre les abus». Elle accorde une indemnité correspondant à 75 % de l’ancien revenu (avec une diminution de 15 % après 6 mois) pour un maximum de 12 mois pour les personnes âgées de moins de 55 ans et de 18 mois pour les plus de 55 ans. Les conditions d’accès à ces allocations sont, par ailleurs, restreintes. Ainsi, les salarié·e·s immigré·e·s, ayant un travail saisonnier en sont exclus. En outre, les salarié·e·s avec un contrat CDI dans l’administration publique en sont exclus. Cela alors que se développe une perspective de réduction du nombre des salarié·e·s de ce secteur, avec des privatisations et des licenciements. Cela après une période de stagnation ou une réduction des effectifs suite aux départs pour raison de retraite dans le système de santé, les transports publics, l’éducation, etc. Des indemnités dites «de mobilité» sont donc prévues pour les salarié·e·s ayant perdu leur travail à la suite d’un licenciement individuel ou collectif. Ces salarié·e·s sont dès lors insérés dans un dispositif de «mise au travail» prévoyant des cours dits de perfectionnement et autres «mesures actives» de mise au travail. Ces mesures font partie d’un mécanisme d’ensemble visant à abaisser le salaire, dans ces diverses dimensions. (Réd. A l’Encontre)
[6] La Confindustria (Confederazione Generale dell’Industria Italiana) est la plus puissante association patronale italienne. Elle regroupe non seulement des grandes entreprises de tous les secteurs (industrie, banques et assurances, agroalimentaire, transports, distribution…), mais aussi de grandes entreprises du secteur nationalisé sous management de type privé. (Réd. A l’Encontre)
[7] L’établissement FIAT Termini Imerese – du nom de la commune dans la région de Palerme (Sicile) – a été ouvert en 1970. Il s’agit d’un site de production de FIAT qui a produit des modèles de petite taille comme la FIAT 500, FIAT 126, FIAT Panda et Lancia Ypsilon. Cet établissement a été fermé le 11 décembre 2011 dans le cadre d’un plan de restructuration de grande ampleur, conduit sous la direction de Sergio Marchionne, directeur général de FIAT SpA, qui a impliqué le licenciement de 2000 salariés. Voir à ce propos l’article publié sur ce site le 19 janvier 2011.
L’Irisbus est une entreprise qui produit bus et minibus. Elle fait partie d’Iveco (Group FIAT). L’établissement situé dans la vallée d’Ufica (Avellino, région de Campanie) a été fermé en octobre 2012: 695 salariés sont restés sur le carreau, mais en comptabilisant les emplois indirects, ce sont plus de 2’000 salarié·e·s a avoir payé les conséquences de cette fermeture. (Réd. A l’Encontre)
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