Par Antonis Ntavanellos
Tous les instituts de sondage et les analystes politiques de la presse traditionnelle partagent la même estimation à propos de l’impact politique de l’«accident» mortel de Tempé, c’est-à-dire la collision frontale de deux trains dans les chemins de fer privatisés en Grèce [voir à ce sujet l’article d’Antonis Ntavanellos publié sur ce site le 13 mars]. Il s’agit d’un événement majeur qui marque clairement une césure le temps politique, le divisant en un «avant» et un «après». Rien n’est plus comme avant.
Le crime de Tempé a «résumé» à sa façon les expériences amères accumulées dans le passé par les couches populaires. Il a pesé lourdement et les a orientées au plan politique. Ces expériences renvoient, d’une part, aux décès record lors de la pandémie, à la précarité du travail, à l’austérité salariale et au coût élevé des denrées alimentaires et, d’autre part, aux profits indécents des groupes industriels et commerciaux, au programme colossal d’armement, au scandale de la surveillance du Service national de renseignement, tout cela (et plus encore) s’est entremêlé et a dessiné une image claire de la réalité existante.
Cette compréhension plus lucide n’est plus seulement partagée par une avant-garde politique importante mais restreinte, mais aussi par une grande partie de la société. Cette prise de conscience a conduit à une explosion de colère. Les luttes sociales et politiques passées, qui reposaient principalement sur l’activité organisée des forces de gauche, ont démontré leur valeur aujourd’hui: la colère des masses s’est exprimée avec une dynamique en direction de la gauche de l’échiquier politique. Elle a utilisé le répertoire pratique «typique» du mouvement de la classe ouvrière et de la gauche: des grèves et des manifestations de masse qui ont porté de sérieux coups au gouvernement de Kyriakos Mitsotakis [en fonction depuis le 8 juillet 2019], qui était déjà sur la sellette en raison de ses responsabilités évidentes dans le crime.
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Après la nuit fatidique de Tempé, deux grèves générales de 24 heures ont été organisées avec succès (le 8 mars et le 16 mars). Ces journées de grève ont également donné lieu à des rassemblements particulièrement amples dans les grandes villes. Dans celles moyennes et petites, même dans les endroits les plus reculés ou les plus conservateurs du pays, les manifestations ont été les plus importantes depuis les mobilisations de masse de 2010-2013. Dans les rues, on pouvait repérer la large présence et l’activité de la jeunesse, ancrée autour d’initiatives de protestation dans les universités et les lycées, reliant leur colère contre Tempé à leur rejet de la répression gouvernementale et de l’autoritarisme, mais aussi des mesures de privatisation de l’éducation publique.
L’ambiance de protestation a pénétré dans des espaces où il existe une tradition de «non-politique», comme les stades de football. Les jours de match, les supporters brandissent systématiquement des «méga-bannières» qui dénoncent la privatisation et la primauté des profits sur la vie. Cela malgré les efforts déployés par des autorités du football et des propriétaires de clubs pour les en empêcher.
Les manifestations bénéficient du soutien d’une majorité sociale plus large, y compris de secteurs qui ne participent pas aux mobilisations elles-mêmes. Il y a là la présence d’un élément substantiel de la force politique. Lors des manifestations liées au jour de grève, comme le 16 mars, le gouvernement a testé la méthode répressive en déployant des unités spéciales de la police qui ont fait un usage intensif de gaz lacrymogènes. Pourtant, au lieu de susciter la peur, les images des affrontements dans les rues ont provoqué une escalade de la colère. Mitsotakis a été contraint de battre en retraite de manière désordonnée. Il a limogé le chef de la police, laissant entendre qu’il avait fait preuve d’un «zèle excessif».
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Le déclenchement de mobilisations de masse, au cours de la période «délicate» pré-électorale, est un phénomène rare dans l’histoire politique grecque. Or, il semble que cela va continuer à être le cas. Les syndicalistes de gauche font déjà pression pour une nouvelle grève générale de 24 heures avant Pâques. Quelle que soit la suite des manifestations sociales, l’impact politique qu’elles ont déjà eu est important.
Au sein du parti de droite Nouvelle Démocratie, le groupe dirigeant autour de Mitsotakis se trouve déjà dans une situation critique. Même lorsqu’une majorité d’analystes considéraient Mitsotakis comme un leader de grande envergure et pouvant jouer un rôle à long terme pour le capitalisme grec, nous avions soutenu dans des articles précédents que sa politique néolibérale extrême avait déjà miné le support électoral/politique de la droite, ainsi que la confiance de la classe dirigeante à son égard. Cela débouchant initialement sur un débat public autour de la perspective de gouvernements de «large consensus».
Mitsotakis a choisi de résister à cette tendance en poursuivant l’objectif d’un gouvernement à parti unique, en assurant une majorité absolue à la Nouvelle Démocratie afin de promouvoir une continuité constante des contre-réformes néolibérales. Dans les conditions houleuses qui ont suivi Tempé, il a soumis à la discussion et au vote du Parlement les décisions de privatiser: le seul hôpital public pour enfants qui traite le cancer, il est destiné à être «offert» à la puissante famille Vardinogiannis… [présente dans le pétrole, le secteur maritime, l’immobilier, la banque et les médias]; le réseau public qui gère les ressources en eau, ce qui a déjà provoqué de nouvelles mobilisations, car cela est considéré comme une contre-réforme brutale et très importante….
Mitsotakis lui-même et les yuppies qui l’entourent – il est intéressant de noter que nombre d’entre eux sont issus d’un milieu social-libéral… – sont orientés vers une stratégie thatchérienne, ce qui implique qu’ils misent leur avenir politique sur la mise en œuvre à grande échelle de leur orientation politique sur tous les fronts. Mais cet engagement rigide sur la voie d’une stratégie néolibérale réduit considérablement le potentiel de manœuvre tactique d’un gouvernement qui est déjà au pied du mur.
Pour tenter de changer l’ordre du jour après Tempé, le gouvernement a organisé une campagne de communication autour d’augmentations salariales imminentes. Mais lorsque les décisions gouvernementales sont tombées, la «surprise» s’est transformée en amertume: le salaire mensuel minimum, à temps plein, des employés reste fixé à 780 euros (avant impôts et cotisations sociales), tandis que le salaire journalier minimum des ouvriers est «relevé» de 31,85 à 34,84 euros (avant impôts et cotisations sociales). Or, les contrats formels sont en grande partie à temps partiel, même si le travail est à temps plein. Il s’agit dès lors d’une moquerie qui a été dénoncée même par les secteurs les plus conservateurs de la bureaucratie syndicale. Face à la revendication syndicale de hausses salariales compensant l’inflation [le taux d’inflation en février 2023, pour l’alimentaire se situait à 14,8% par rapport au même mois de l’an passé], le gouvernement fait valoir que l’instauration d’une «spirale salaires-prix» serait un «cauchemar» pour la compétitivité des entreprises grecques.
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Face à cette situation politique, la Nouvelle Démocratie se dirige vers une défaite politique. Après Tempé, tous les sondages d’opinion montrent une baisse de plus de 5% de son soutien électoral. Mitsotakis fait face à la situation en reportant les élections – a la fin du mois de mai? vers l’été? En septembre, en épuisant ainsi toutes les limites constitutionnelles? – dans l’espoir que, dans quelques semaines ou quelques mois, l’appui électoral accordé puisse rebondir. Mais cette tactique est pleine de risques.
Tout d’abord, il n’y a rien à l’horizon qui annonce une croissance potentielle du soutien politique en faveur de la droite. Au contraire, même la presse traditionnelle avertit que, si l’objectif d’obtenir une majorité absolue est déjà perdu pour le parti de droite, la prolongation de la période préélectorale pourrait conduire à la perte de la première place lors des élections.
Ensuite, le démantèlement de tous les services publics devant fournir des éléments de sécurité comporte le risque constant d’un nouvel «événement» comme celui de Tempé. La presse avertit que les navires dans la mer Egée (transportant plus de 35 millions de passagers pendant l’été), les autobus urbains dans les rues, les hôpitaux publics qui manquent de personnel, les services de pompiers, etc. ont depuis longtemps dépassé la «ligne rouge» en termes de sécurité. Tout le monde comprend qu’une nouvelle tragédie [incendie, naufrage, accident routier] comme celle de Tempé entraînerait un effondrement immédiat et désordonné du gouvernement…
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Dans cette situation, l’un des faits politiques les plus notoires est la stagnation du soutien à SYRIZA. Le déclin de Nouvelle Démocratie réduit la différence entre les deux partis, mais la stagnation (ou même un léger déclin) de SYRIZA ne produit pas de solution gouvernementale alternative. En fait, selon les sondages actuels, même une alliance de SYRIZA avec le PASOK [le PASOK restructuré a repris des forces électorales lors des élections de 2019] n’est pas suffisante pour former une solution gouvernementale alternative. Le camp «progressiste» doit être rejoint par un troisième parti (peut-être le parti de Yanis Varoufakis?) afin de revendiquer une majorité.
L’interprétation de cette stagnation de SYRIZA est simple sur le plan politique. Alexis Tsipras n’a pas réussi à se dégager de ses responsabilités dans la trahison de 2015. Et la suite des événements vient rappeler ces responsabilités: l’acte final de la privatisation des chemins de fer grecs a été signé par SYRIZA au pouvoir. Plus important encore est le fait que Tsipras hésite à engager son parti, y compris sur des engagements élémentaires qui pourraient persuader certains électeurs que disposer d’une «seconde chance» au pouvoir permettait une orientation différente en termes de mise en œuvre de certaines mesures favorables aux travailleurs et travailleuses, mesures qui nécessiteraient une rupture avec le statu quo ante. Tsipras a systématiquement évité de s’engager à renationaliser les chemins de fer. Il a déclaré qu’un éventuel gouvernement dirigé par lui «renégocierait les termes du contrat avec les FDSI-Ferrovie dello Stato Italiane» [qui possèdent Hellenic Train SA], alors même que les principaux membres du PASOK parlent de «résilier le contrat avec les Italiens» et d’exclure les FDSI de toute discussion sur l’avenir des chemins de fer grecs. Cela constitue une preuve incontestable de la trajectoire politique de SYRIZA: Tsipras revendique le pouvoir gouvernemental en tant que chef d’un «camp» de centre-gauche qui a achevé sa mutation vers le social-libéralisme.
Après tout, c’est la raison pour laquelle Tsipras accélère les changements au sein du parti vers sa transformation en une force du «centre» politique. Les postes cruciaux du parti sont occupés par des sociaux-démocrates qui ont servi le projet de «modernisation» (une version grecque de la «troisième voie» blairiste) de l’ancien premier ministre et ex-dirigeant du PASOK, Kostas Simitis [président du Mouvement socialiste panhellénique-PASOK de 30 juin 1996 au 7 janvier 2004 et premier ministre de janvier 1996 au 10 mars 2004]. Le poste de porte-parole du parti est occupé [depuis le 1er janvier 2023] par Popi Tsapanidou, une journaliste «brillante» qui a fait carrière dans la grille matinale des grandes chaînes de télévision privées [ANT1, Open TV].
Il est très probable que les bulletins de vote de SYRIZA incluent des politiciens d’un courant du parti de droite – courant traditionnellement proche de l’ancien leader Kostas Karamanlis [premier ministre du 10 mars 2004 au 6 octobre 2009] – tels que, parmi d’autres, Evangelos Antonaros, ancien porte-parole d’un gouvernement de Nouvelle Démocratie [exclu en 2018]. Ce cartel parti-électoral de centre-gauche se présente comme assurant une plus grande efficacité électorale mais n’est pas en mesure de remporter une victoire politique claire, misant ainsi ses espoirs sur un Mitsotakis qui pourrit de plus en plus de l’intérieur.
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Ce déclin simultané de Nouvelle Démocratie et la stagnation du centre-gauche dirigé par Tsipras posent un problème politique à la classe dirigeante. C’est la première fois depuis la chute de la dictature en 1974 que nous sommes en pleine période pré-électorale et que les capitalistes locaux ne savent pas quel sera le prochain gouvernement. Or, cela se produit à un moment délicat pour le capitalisme grec. La menace d’une détérioration financière internationale nous rappelle que le climat local de «succès» est instable et incertain. Petros Efthymiou, un ancien ministre social-démocrate expérimenté, établissant un parallèle avec l’accident de train de Tempé, a déclaré que «le pays se dirige avec insouciance vers une collision frontale à la fin de 2023». Il souligne ainsi la décision européenne de mettre fin à la période de «détente» financière et de revenir aux normes du Pacte de stabilité. Il rappelle que la dette grecque avoisine les 190% du PIB et estime que même si le Pacte de stabilité est revu sous une forme plus favorable, les pressions sur tout gouvernement grec resteront étouffantes lorsqu’il sera à nouveau en vigueur.
C’est dans ce contexte que l’on constate une forte augmentation des pronostics selon lesquels le résultat des prochaines élections aboutira à un gouvernement de «large consensus». Une partie de la presse (y compris la presse de droite!) a commencé à publier des noms de personnalités «indépendantes» qui pourraient occuper le poste de premier ministre dans un «gouvernement technique» avec le soutien parlementaire de deux, trois ou plusieurs partis. Parmi eux, nous trouvons le banquier central Giannis Stournaras [en fonction depuis juin 2014] – qui a essayé pendant des années de se présenter comme un Mario Draghi grec – ou l’avocat constitutionnel Nikos Alivizatos, un éminent représentant du centre démocratique, mais qui a également joué un rôle de premier plan dans la formation du «front anti-gauche» en 2010-15, afin de garantir que la Grèce reste dans la zone euro. Et nous n’en sommes qu’au début de ces débats…
Un tel scénario ne sera pas si facile ou simple à trouver une concrétisation. Une «solution» de ce type implique une crise dans les deux principaux partis: la chute de Mitsotakis de la direction de Nouvelle Démocratie et une remise en question de la domination de Tsipras au sein de SYRIZA. Mais surtout, une telle «solution» ne donnera pas naissance à un gouvernement stable capable de répondre efficacement à la nouvelle vague de revendications de la classe ouvrière.
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Après Tempé, la tendance au vote antisystème s’est accrue. Cela peut conduire à une augmentation du soutien électoral au Parti communiste et au MERA25 de Yanis Varoufakis. En ce qui nous concerne, il s’agirait d’un résultat positif dans la «prise de température» de notre peuple. Il exprimera un plus grand potentiel d’opposition de la gauche et venant d’en bas face à tout nouveau gouvernement, qui commencera à «reprendre les affaires» là où Mitsotakis les a laissées.
Mais le plus important sera une période électorale marquée par la tendance à la croissance des luttes et l’émergence d’une plate-forme «transitoire» de revendications de la classe laborieuse, élaborée et établie comme base pour des luttes unies, massives et radicales. Dans le but de transformer la crise politique du gouvernement Mitsotakis en un potentiel réel pour repousser les contre-réformes néolibérales et les battre en brèche. (Article reçu le 21 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Antonis Ntavanellos est membre de la direction de DEA et rédacteur du journal Ergatiki Aristera
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