Par Andy Stowe (Socialist Resistance)
La campagne contre Jeremy Corbyn – député travailliste depuis 1983 de la circonscription d’Islington-Nord, dans le Grand Londres – engagée par les alliés de la droite du Parti travailliste (Labour) – c’est-à-dire, pour l’essentiel, par la fraction parlementaire et nombre d’élu·e·s a – été d’une ampleur sans précédent. Socialist Resistance écrit sur son site, en date du 24 septembre 2016:
«Rarement une telle campagne de désinformation – mensongère et bien financée – a été rejetée aussi complètement par le public visé. Corbyn a augmenté à 62% [61,8%] la part des votes recueillis; l’année dernière il en avait obtenu 59,5%. Il a gagné le soutien de 59% des membres du parti, de 70% des sympathisants enregistrés et de 60% des sympathisants affiliés. Et cela malgré une purge de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui auraient voté pour lui…
Plus de 183’000 personnes ont payé 25 livres sterling, en juillet 2016, afin de pouvoir voter. Quelque 120’000 ont rejoint les rangs du parti dans les deux semaines qui ont suivi le référendum sur l’Union européenne. Le parti a passé de 200’000 membres à 515’000 depuis les élections générales de 2015. Ainsi, lorsque Corbyn, dans son discours de victoire, affirme qu’il veut un parti de 1 million de membres pour changer la vie politique britannique, il fixe un objectif ambitieux, mais réalisable, et non pas une rêvasserie, en restant les bras croisés [40’000 militant·e·s ont activement appuyé sa campagne électorale].
Il a aussi engagé [entre autres lors du Congrès qui se tient à Liverpool jusqu’au 28 septembre] les membres à mener des campagnes actives contre les plans des conservateurs (Tory) visant à renforcer un système d’éducation sélectif. Il a l’intention de façonner le Parti travailliste en un mouvement social disposant de racines profondes au plan local, dans les quartiers, afin de changer la situation politique. C’est quelque chose que ses opposants parmi les parlementaires du Labour, comme au sein de l’appareil du parti et de directions syndicales ne semblent pas vouloir comprendre, peu importe le nombre de fois où Corbyn le leur a expliqué!
Cette transformation rapide du Parti travailliste se déroule à un moment où les mobilisations dans le secteur industriel se situent à un niveau historiquement bas. Or, nous assistons à un afflux énorme de salarié·e·s, y compris plusieurs dizaines de milliers de jeunes gens dans un parti dont beaucoup d’entre eux avaient commencé à désespérer. Et l’affrontement entre ces centaines de milliers de membres et la droite du Labour démoralisée – toutefois contente d’elle-même – est maintenant au centre de la lutte de classe en Angleterre. (Au Pays de Galles et particulièrement en Ecosse, la situation est assez différente.)
La droite travailliste s’accroche encore à ses années «vaches sacrées» Blair. Néanmoins, elle a démontré, au cours de la campagne électorale, qu’elle sait comment se battre avec des coups bas et utiliser son contrôle de la machine du parti. La prochaine grande bataille se mènera autour de la tentative d’entraver la direction Corbyn en permettant aux députés d’élire [1] le futur «cabinet fantôme» [au lendemain du Brexit 172 députés sur 230 ont mis en cause Jeremy Corbyn]. Cela ne saurait être autorisé à se produire. Nous sommes certains qu’une résistance s’exprimera à chaque étape, en s’étayant sur le mandat retentissant qu’a obtenu le nouveau dirigeant.
Owen Smith, le rival battu, était une coquille vite. Il a rassemblé un ramassis d’idées politiques de gauche pour lesquelles il n’avait montré auparavant aucun enthousiasme. Sa contribution principale dans le processus de désignation consista à ce que son défi ostensiblement médiocre a rendu beaucoup plus difficile pour un autre adversaire, avant les élections, d’entrer sur le ring contre Corbyn. Ne serait-ce que pour cela, il doit être remercié.
Socialist Resistance accueille avec enthousiasme la réélection de Jeremy Corbyn. C’est une victoire massive pour une orientation politique socialiste et progressiste. Cela démontre qu’un véritable mouvement de masse peut vaincre même les adversaires les plus déterminés, disposant de réseaux denses et de ressources financières. Chacun qui soutient Corbyn et est en mesure de le faire se doit de répondre à son appel de descendre dans la rue le week-end prochain afin de mener la campagne, avec le Labour, contre le système d’éducation sélectif. Nous encourageons nos lecteurs et lectrices à participer aux activités de la campagne Momentum [plateforme de soutien à Corbyn].» (Article paru sur le site de Socialist Resistance, le 24 septembre 2016; traduction A l’Encontre)
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[1] Jeremy Corbin s’est opposé à une proposition de Tom Watson faite aux députés travaillistes de voter pour décider de la composition du «cabinet fantôme». Pour Corbyn, les militants devraient avoir leur mot à dire dans la composition du «shadow cabinet». (Rédaction A l’Encontre)
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Un afflux de militants peut-il changer le Parti travailliste britannique?
Par Thomas Cantaloube (envoyé de Mediapart)
S’il était encore permis de sortir des cigarettes dans les lieux publics, on imagine assez bien l’atmosphère enfumée qui régnerait dans cette arrière-salle du local d’Unite, la puissante confédération syndicale britannique. Une demi-douzaine de partisans de Jeremy Corbyn sont assis derrière des ordinateurs et pendus à des combinés qui ont vu des jours meilleurs: ils font du rabattage téléphonique pour l’élection du leader travailliste, qui court de la mi-août à la mi-septembre 2016 et qui s’est achevée, samedi 24 septembre, par la réélection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste avec près de 62% des voix. Entre deux coups de fil, les militants plaisantent, s’envoient des piques et discutent politique.
En ce mercredi de début septembre, quatre d’entre eux sont des nouveaux adhérents de la section travailliste d’Hackney, un quartier de l’Est londonien. Ils ont tous rejoint le parti depuis que Jeremy Corbyn a annoncé sa candidature, puis est devenu le dirigeant à l’été 2015. Ils font partie de cette vague qui a revigoré le parti travailliste, qui pointe désormais à plus de 500’000 adhérents, dont au moins 100’000 nouveaux qui l’ont rejoint depuis début 2016, et à peu près le même nombre en 2015. Dans le langage courant, ils sont les «corbynistas», venus ou revenus dans les rangs du Labour grâce à Corbyn et sa volonté de mettre la barre à gauche. Mais la véritable question est celle de leur engagement. Sont-ils de simples adhérents qui ont juste pris leur carte pour voter Corbyn, ou une nouvelle génération de militants destinés à renouveler la gauche britannique dans les années à venir?
Matt et Annie, presque la trentaine, militants de Hackney derrière leur téléphone, ont beau vivre en couple, ils ne partagent pas tout à fait la même implication. Annie a fait partie de diverses organisations syndicales étudiantes, puis a adhéré au Labour à 20 ans avant de rendre sa carte quelques années plus tard, «déçue par le centrisme et l’immobilisme du parti face aux mouvements dans la société». Elle a repris sa carte quand Corbyn s’est présenté, et s’est investie localement dans son quartier et au sein du mouvement Momentum, qui tente de fédérer la «gauche de la gauche » et d’appuyer Jeremy Corbyn face aux difficultés que celui-ci rencontre en interne. «Je vois aujourd’hui le Labour comme porteur d’espoir, ce qu’il n’était plus depuis longtemps», estime Annie qui souhaite se présenter à des élections communales dans l’avenir proche.
Le système électoral britannique, qui empêche quasi mathématiquement l’émergence d’un troisième parti puissant sur l’échiquier politique, est certes en train d’être battu en brèche avec les indépendantistes écossais et les nationalistes d’UKIP, mais il n’en demeure pas moins très résilient. De ce fait, il n’y a guère de salut pour les progressistes en dehors du Labour. «C’est notre dilemme depuis des décennies», se désole Jim Hammond, fondateur d’une association d’aide aux sans-abri très active dans les débats politiques sur les problèmes du logement dans le grand Londres. «Depuis la fin des années 1980 et l’émergence du New Labour sous Tony Blair, nous avons eu le choix entre nous taire ou crier dans le vide au sein du parti, ou alors militer au sein de la société civile, sans avoir les relais politiques nécessaires. Aujourd’hui, la victoire de Corbyn nous laisse entrevoir un nouvel espace d’influence au sein du Labour et donc, peut-être, au Parlement.»
Matt, le compagnon d’Annie, s’est laissé porter par l’enthousiasme de leurs amis «corbynistas», il a pris sa carte du parti, mais il a fallu le traîner pour venir au centre d’appels de Unite. «Bien sûr que j’ai envie de soutenir Jeremy et qu’on se débarrasse enfin des blairistes, mais je reste fondamentalement méfiant. Peut-être est-ce une question de génération, ou la peur d’être déçu par la machinerie politique, mais je préfère me tenir à l’écart», se défend-il.
David Benett, conseiller politique du syndicat Unite et vieux routier du Labour, apprécie cet afflux de nouveaux adhérents (qui ne sont pas aussi jeunes qu’on le dit, puisque leur moyenne d’âge s’établit à 51 ans, selon un sondage), mais reste sceptique sur la nature de leur engagement. «J’aimerais bien en voir davantage aux réunions de section ou lors des distributions de tracts le week-end. Etre militant dans un parti politique, cela ne consiste pas seulement à retweeter les bons mots des copains!» L’enquête susmentionnée indique que 61 % des récents adhérents n’ont jamais participé à un meeting du parti travailliste et 63 % n’ont participé à aucune activité du parti lors des récentes élections locales. En revanche, les deux tiers d’entre eux ont partagé un message du parti sur les réseaux sociaux et 88 % ont signé une pétition en faveur du Labour. Ces nouveaux inscrits au parti travailliste seraient donc «davantage des “clicktivistes” que des activistes», d’après David Benett.
Un proche de la nouvelle direction travailliste autour de Corbyn tient à relativiser le phénomène: «Dans tous les partis, il n’y a qu’une petite proportion qui s’implique activement dans la vie du mouvement. Le reste ne fait rien hormis voter le jour J. Mais quand on augmente le nombre de militants, comme cela se produit depuis un an et demi, la proportion de gens actifs s’accroît également. Donc je ne suis pas vraiment inquiet et je ne stigmatiserai pas particulièrement les nouveaux adhérents sur leur prétendu manque d’implication.»
«Le Labour n’a jamais été “une grande famille”, mais plutôt une “grande tente”…»
Toutefois, toujours selon la même enquête, la sociologie de ces nouveaux arrivés souligne qu’ils appartiennent clairement à la classe moyenne (à 78 %, contre 70 % pour les plus anciens), ce qui contribue à renforcer le parti travailliste dans cette catégorie [une catégorie sociale dont le contenu devrait être précisé, tant la «moyennisation» est devenue une mode dans une certaine sociologie et renvoie, le plus souvent, au statut de salarié plus ou moins stable. Rédaction A l’Encontre], tout en l’éloignant un peu plus de ses racines populaires. Or le vote sur le Brexit, de même que le pouvoir d’attraction de partis comme UKIP ou le Scottish National Party, ont bien montré que le Labour peinait désormais à mobiliser un électorat populaire.
Une étude universitaire récente rappelle que les efforts combinés de Neil Kinnock et Tony Blair dans les années 1980 et 1990 de présenter des candidats travaillistes aux élections qui venaient des classes moyennes ont éloigné l’électorat ouvrier. «Les électeurs populaires ont bien plus tendance que les électeurs des classes moyennes à voter travailliste quand le parti inclut des candidats issus des couches populaires», souligne Oliver Heath, l’auteur de l’enquête. «Depuis 20 ou 30 ans nous assistons à une abstention croissante de la classe ouvrière, qui ne se sent plus représentée. Le parti travailliste doit aujourd’hui réfléchir à son identité sociale: qui souhaite-t-il représenter? Les classes populaires désaffectées du Nord ou les classes moyennes urbaines et libérales?»
Jeremy Corbyn se retrouve à l’intersection de ce questionnement. Son discours de toujours sur l’égalité des chances, la préservation des services publics, l’enseignement gratuit de qualité et plus généralement la préservation du welfare state face aux assauts de la droite et du centre, de même que sa manière de faire de la politique, meeting après meeting, visite de marché après visite d’usine, s’adresse clairement à l’électorat historique du parti travailliste, ignoré depuis des décennies au profit de la communication via les médias londoniens. Dans le même temps, les «corbynistas» appartiennent pour l’essentiel à la classe moyenne urbaine, intellectuelle et connectée, qui met sur le devant de la scène des questions comme l’ouverture des frontières (jugée enrichissante) ou l’écologie.
Jusqu’à maintenant, «Jeremy», comme tout le monde l’appelle au Labour, est parvenu à rassembler ces différentes tendances et attitudes, notamment en raison de sa personnalité intègre, de son équipe qui maîtrise les réseaux sociaux, et parce qu’il bénéficie de repoussoirs bien commodes: le «blairisme» et le néolibéralisme farouche des conservateurs. Mais le vote sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a montré les limites de cette «unité»: l’électorat populaire a répondu à la rhétorique de la fermeture des frontières et de la préservation du «mode de vie britannique» mis en avant par les nationalistes, alors que les jeunes Londoniens n’ont pas compris les réticences de Corbyn à faire ouvertement campagne en faveur du maintien dans l’UE.
«Le Labour n’a jamais été “une grande famille”, mais plutôt une “grande tente” sous laquelle tout le monde se rassemble», estime le proche de l’équipe de Corbyn. «Seulement, pendant des années, les dirigeants travaillistes n’ont pas écouté les militants rassemblés. Jeremy souhaite inverser cette tendance, ouvrir les portes du parti et redonner la parole aux adhérents. C’est forcément conflictuel car chacun défend ses positions, mais j’ai bon espoir que l’on se rassemble sur un certain nombre d’idées communes et qu’ensuite elles soient relayées dans la société grâce à ces nouveaux militants et à leur compréhension des réseaux sociaux.»
La conférence travailliste, qui se tient du 25 au 28 septembre, a été l’occasion de présenter cette nouvelle approche et d’initier de nouvelles idées, grâce aux motions débattues et mises au vote. Et de voir comment Jeremy Corbyn réussit à se dégager du conflit qui l’oppose aux élus au Parlement, qui restent arc-boutés sur une vision centralisée (et centriste) du parti. (Article mis en ligne le 25 septembre 2016 sur le site Mediapart)
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