Gouvernement espagnol: plus d’incertitudes que de certitudes

Par Miguel Salas

Le monde de la magie a trouvé en Pedro Sánchez un acteur de taille. Pratiquant l’évasion ou la prestidigitation, le nouveau phénomène de l’illusionnisme impressionne le monde. Pedro Sanchez est passé d’un état d’insomnie s’il y avait des gens d’Unidas Podemos dans son gouvernement à embrasser le frère dont il a besoin. Pendant des mois, il a maintenu l’illusion qu’il voulait un accord avec Unidas Podemos, alors que son véritable désir était la droite le laisser gouverner. Il a fait une campagne électorale menaçant l’indépendantisme [catalan, avant tout] de toutes les persécutions possibles, pour finir par demander à ces formations [ERC-Gauche républicaine de Catalogne, entre autres] de voter la constitution de son gouvernement, ou de s’abstenir. Il est capable de s’époumoner en clamant le mot de démocratie, cela en même temps qu’il approuve un décret interdisant les sites web, qu’il annonce que ce sera un crime de convoquer des référendums et, comme il l’a fait durant la campagne électorale, il continue de menacer d’appliquer l’article 155 [qui place la Catalogne sous un contrôle étroit pat l’Etat central]. La magie, qui est normalement liée à une illusion ou un fantasme, a également dans son origine étymologique l’idée de tromperie, de fraude ou de mirage.

• Les résultats électoraux ont laissé des certitudes et des incertitudes. Parmi les premières, cette répétition électorale (du 10 novembre) n’améliore ni la gouvernabilité, ni la crise du régime monarchique actuel. Elle l’aggrave même. Les résultats montrent une plus grande polarisation sociale et une plus grande désintégration territoriale (les candidats catalans, basques et galiciens à la souveraineté et à l’indépendance ont obtenu de meilleurs résultats; et au congrès il y aura une représentation spécifique de Valence, des îles Canaries, de Cantabrie et de Teruel-province qui fait partie de la communauté d’Aragon). Il est également certain que la rébellion catalane continue d’être vigoureuse, tant dans les urnes (le bloc indépendantiste a augmenté ses suffrages de plus de 3%, passant de 39,4% à 42,6%, et le bloc en faveur de l’autodétermination de 57,4%) que dans la rue (les mobilisations demandant l’amnistie pour les neuf condamnés à des peines de 9 à 13 ans, le dialogue et autodétermination continuent).

• Parmi les incertitudes qui se profilent pour l’avenir, la première est l’importante montée de Vox [extrême-droite dont le chef est Santiago Abascal; Vox dispose de 52 députés]. Il est vrai qu’il s’agit d’une réorganisation du vote de droite et que l’effondrement de Ciudadanos [qui a passé de 57 députés à 10] les a particulièrement renforcés. Mais il faut noter qu’il s’agit d’un large soutien aux propositions les plus réactionnaires, autoritaires et antidémocratiques de la droite. Ce qui leur donnera des ailes pour défendre leurs propositions contre les droits de femmes, les immigrants, l’ensemble de droits démocratiques, la mémoire historique etc. Il sera important pour la gauche d’analyser sérieusement ce problème afin de le combattre et de l’empêcher de progresser.

• L’évolution rapide de la crise politique et économique produit des oscillations, tant à droite qu’à gauche, qui sont difficiles à absorber. Rappelons qu’en 2015 Podemos et IU (Izquierda Unida) totalisaient 71 députés et quatre ans plus tard 35, soit la moitié. Dans ces élections, Ciudadanos a coulé. Peut-être ne va-t-il jamais récupérer, alors qu’il n’y a pas si longtemps, il semblait pouvoir même dépasser le PP. C’est une caractéristique de temps troublés: lorsqu’une option-orientation politique rate son tir ou analyse mal ses possibilités, elle peut être rapidement dépassée par les événements. Cela arrive aussi avec le vote.

Pour des secteurs importants de la population, le choix du vote n’est pas idéologique mais pratique. Dans la configuration générale gauche/droite, quand on juge l’inutilité de certains choix, cela ne coûte pas trop cher de changer, même entre gauche et droite ou vice versa.

• Comme déjà analysé dans l’éditorial de Sin Permiso [voir ce texte sur alencontre en date du 14 novembre], une autre des incertitudes consiste dans la difficulté de savoir s’il y aura un gouvernement, si la mauvaise gouvernance va continuer et ce qui va se passer avec les problèmes essentiels du pays. Car ce que les élections ont confirmé, c’est qu’il n’y a aucune orientation, y compris une coalition, qui puisse garantir une certaine stabilité politique et sociale. Même les grandes fortunes et les firmes de l’Ibex [indice de la bourse de Madrid] ne sont pas capables de déterminer suffisamment les options politiques ou gouvernementales qu’elles préféreraient. Leurs différents paris (coalition PSOE avec Ciudadanos, grande coalition PSOE-PP), soit n’ont pas suffisamment de soutien, soit à ce stade d’instabilité sont plus que difficiles à concrétiser.

Au même titre, l’issue de la rébellion catalane reste incertaine. Tant que les prisonniers politiques resteront en prison, tant qu’il n’y aura pas un pas en avant pour trouver une réponse démocratique, pour le Royaume d’Espagne et pour la Catalogne, et que la capacité de mobilisation continuera d’exister… la crise sera bien présente partout dans la politique du Royaume.

Illusions face à un gouvernement

L’annonce d’un accord de coalition entre le PSOE et Unidas Podemos a été reçue avec un certain soulagement et exprime une certaine illusion dans divers secteurs de la gauche, plus par le fait même de l’accord que par son contenu. Pour de nombreux électeurs de gauche, cet accord est la chose la plus naturelle, ce qui aurait déjà dû être fait pendant les mois qui ont été perdus. Il est également interprété comme un cordon sanitaire face à l’extrême droite. Mais les proclamations ne peuvent pas cacher le contenu. La déclaration signée par Pedro Sánchez et Pablo Iglesias laisse beaucoup de questions ouvertes sur ce que sera le programme du gouvernement et maintient la pire position sur la manière d’aborder deux des problèmes centraux: celui de la Catalogne (dont continue à être niée sa nature de problème politique) et celui de l’équilibre budgétaire imposé par Bruxelles (qui va imposer des mesures d’austérité). En réalité, il s’agit d’un document qui exprime largement la position du PSOE et dans lequel il semble que la contribution d’Unidas Podemos se limite à l’obtention de ministères pour UP. Plus qu’une coalition, pour l’UP, il semble s’agir d’un accord de subordination. Quelque chose auquel l’UP s’était déjà préparé lors des négociations qui ont échoué avant ces dernières élections.

• L’illusion est toujours nécessaire pour transformer les choses, mais les illusions peuvent susciter la confusion et même déformer la réalité. Jusqu’à présent, le contenu augure peu de rupture avec le passé immédiat et montre une continuité avec les politiques social-libérales, c’est-à-dire celles que le PSOE a défendues et appliquées jusqu’à aujourd’hui. Cela ne signifie pas que certaines réformes ne peuvent pas être entreprises, par exemple concernant les droits des femmes ou une loi sur l’euthanasie, mais sans modifier les problèmes essentiels: inégalités, précarité, crise en Catalogne, droits démocratiques, etc.

C’est pourquoi les illusions peuvent être de courte durée et on pourrait faire face à une réalité qui pourrait bientôt être très sauvage. D’autant plus que, dans une lettre de Pablo Iglesias adressée aux membres d’UP, il est affirmé que «nous devrons céder sur beaucoup de choses». Dès lors, est-ce que cela vaut la peine d’entrer au gouvernement? L’idée que seul le fait d’être au gouvernement peut assurer des changements sociaux et politiques ne tient pas compte du fait que, dans ce gouvernement, UP serait en minorité. Changer les institutions et les politiques de l’intérieur se heurte aux limites du régime et aux lois qui le supportent. L’expérience des gouvernements municipaux en matière de changement est illustrative. Certaines mesures sociales peuvent être développées, sans doute, l’agenda des priorités sociales peut être modifié (et c’est important), mais les limitations imposées par l’Etat étouffent les ressources économiques disponibles et les lois imposent une réglementation qui transforme en vœu pieux les tentatives de changements en profondeur. Ce qui arrive souvent, c’est que l’idée que les institutions peuvent être changées par la présence de certaines personnes ou de certaines forces politiques finit par se transformer en une absorption de ces personnes et de ces politiques dans les institutions.

Afin d’élaborer une politique de transformation, il semble encore plus approprié et pratique d’être à l’extérieur du gouvernement, de s’entendre sur des choix politiques avec celui qui gouverne et d’avoir les mains libres pour faire pression sur lui par des mobilisations. Il n’est pas vrai que seuls le gouvernement ou les institutions peuvent changer les choses, cela dépend de la force de la mobilisation et de la force parlementaire que vous avez. D’un point de vue transformateur, nous semble meilleure la politique de soutien aux mesures qui consistent «à aller de l’avant» combinée à celle de critiquer, de faire pression et de se mobiliser pour faire face aux faiblesses et aux incohérences dont les dirigeants du PSOE font preuve depuis longtemps. Il y a aussi un autre facteur important. Si l’UP fait partie du gouvernement, une opposition de gauche qui peut accompagner les mouvements sociaux disparaît et laisse toute opposition politique entre les mains de la droite et de l’extrême droite. En réalité, la possibilité de construire une alternative aux politiques social-libérales du PSOE est de la sorte supprimée. C’est pourquoi le pari d’être au gouvernement est plein de risques. Si l’accord de coalition se concrétise, il ressemblera davantage à un gouvernement de survie qu’à un gouvernement ayant un plan pour l’avenir. Dans le PSOE lui-même, il est ouvertement dit que ses membres de direction seraient satisfaits si cette coalition durait la moitié d’une législature.

• Et en période de convulsions, beaucoup de choses peuvent arriver. Pour en revenir à la magie et à l’illusionnisme, les professionnels savent qu’une de leurs vertus consiste à centrer l’intérêt sur un aspect secondaire, tandis que le magicien ou l’illusionniste en profite pour faire son tour de magie et surprendre le public. Comme tout peut arriver, rappelons-nous que les barons du PSOE eux-mêmes ont liquidé Pedro Sánchez [Pedro Sánchez a été contraint de démissionner de son poste de secrétaire général à l’été 2016 après avoir été élu suite à des primaires par un congrès extraordinaire en 2014] pour permettre à Mariano Rajoy de gouverner. Il n’est pas impossible que même un véritable dialogue ne soit pas offert à l’indépendantisme catalan et que dès lors les votes nécessaires [abstention au moins de ERC] pour l’investiture du gouvernement ne soient pas réunis. L’appareil du PSOE ne veut pas entendre ou parler de dialogues qui méritent ce nom. Les «patriotes» espagnols de l’appareil du PSOE et les soi-disant «barons», beaucoup plus proches du PP et de Ciudadanos sur la manière d’affronter le défi démocratique catalan, ne connaissent que la voix de l’Espagne et celle de la répression contre la Catalogne. Ils essaieront de rendre les autres responsables de l’échec et on reviendra alors à chercher ce que Pedro Sánchez voulait, et sûrement aussi les barons du PSOE, un accord avec le PP et C’s.

Démanteler l’héritage de Rajoy

S’il y a un accord gouvernemental qui signifie rompre avec les politiques imposées pendant ces dernières années, c’est ce que nous pourrions définir comme le démantèlement de l’héritage de Rajoy et du PP. Cela signifierait mettre un terme à l’échafaudage de coupes sociales et budgétaires et de mesures antidémocratiques que la droite imposait en réponse à la crise de 2008. Pour cet «démontage», nous devons compter sur la majorité des forces sociales, les syndicats, les associations, les mouvements sociaux, et sur les forces politiques qui ont voté à l’époque pour écarter Rajoy de La Moncloa.

La liste est facile et est dans la tête de tous: abroger la réforme du travail; abroger la loi Mordaza [imposant le silence concernant le gouvernement, etc.]; abroger l’article 315.3 du Code pénal, qui permet d’emprisonner les syndicalistes pour avoir exercé leur droit de grève; récupérer le pouvoir d’achat des retraites et assurer leur amélioration; modifier la loi Montoro [du nom de Cristobal Montoro, ministre des Finances, qui imposa une politique austéritaire aux municipalités] qui étouffe économiquement les municipalités, etc. Le démantèlement de tous ces abus commis par Rajoy et ses politiques pourrait être la base d’une nouvelle impulsion sociale et démocratique. Parce qu’il ne s’agit pas de reculer, ce qui est totalement impossible, mais de prendre des mesures décisives et courageuses pour répondre aux véritables défis de la société: la lutte contre les inégalités et la précarité; la mise en place d’un revenu de base inconditionnel et universel (face à l’échec connu et étudié des subventions conditionnées); des politiques féministes courageuses et efficaces; des mesures énergiques contre la spéculation immobilière; du courage pour affronter la crise climatique et la réponse démocratique à la situation en Catalogne. Sans le démantèlement des politiques à la Rajoy, il ne sera pas possible d’avancer dans une direction plus sociale et démocratique.

Un pacte républicain

L’instabilité est le signe de ces temps, mais elle ne sera pas indéfinie et elle est aussi capable de fatiguer la population. Les bases constitutives du régime de 1978 ont été épuisées: le bipartisme [PP-PSOE], l’état des autonomies, la monarchie (l’institution la moins appréciée en Catalogne), la Constitution qui ne sert plus à répondre aux problèmes actuels, le pouvoir judiciaire prenant des décisions que la politique est incapable de prendre, les inégalités sociales croissantes. Dans ce contexte, nous devons regarder le futur et non le passé. Le soir des élections, Iglesias a proposé à Sánchez un gouvernement basé sur les articles sociaux de la Constitution. Ces articles n’empêchent pas l’ensemble du réseau étatique de protéger la progression des expulsions des logements [pour hypothèques non payées], l’appauvrissement de la population, le démantèlement des services publics de base, la corruption honteuse, le racisme institutionnel et la règle du bâillon [Ley Mordaza]. Sur la base de cette même Magna Carta et de ses articles, la Cour constitutionnelle a récemment porté des attaques contre le système de santé et le droit au travail.

• S’accrocher à cette Constitution et au régime monarchique, c’est essayer de maintenir ce qui est déjà dépassé et, surtout, ce qui s’est révélé incapable de répondre aux besoins du peuple. Et, d’un autre côté, la menace de la droite est présente. Pendant des années, la politique du PP s’est cachée derrière une prétendue défense de la Constitution tout en menant des attaques directes et planifiées contre les droits sociaux et démocratiques. Mais maintenant, grâce à Vox, les droites pointent et indiquent l’étape du type de changements constitutionnels que les oppresseurs doivent mettre en œuvre pour perpétuer leur domination: des coupes dans les droits, qui s’appliqueront à tous, qu’ils soient immigrés ou non; la prison, la répression, le racisme, le machisme et une main très dure en Catalogne, l’interdiction des partis, non seulement les indépendantistes, mais aussi le PNV [Parti national basque], et si on les laisse faire, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec leur idée sur le pays, le drapeau ou le pouvoir des riches. On a déjà vu cela à l’Assemblée de Madrid, lorsque toute la droite a voté l’interdiction des partis indépendantistes.

• C’est pourquoi il est nécessaire, et certainement urgent, de commencer à débattre du fait que pour sortir de l’instabilité actuelle, il faut surmonter le régime politique actuel. Les tentatives de réforme constitutionnelle ont connu des jours meilleurs par le passé. En effet, même le gouvernement en cours de négociation pour se constituer ne semble pas l’envisager. Or, l’état des autonomies prend l’eau et toute discussion est battue en brèche pour ce qui a trait à de nouveaux accords de financement des autonomies. Les inégalités sociales se heurtent aux intérêts des plus riches et la crise catalane ne trouve aucune réponse dans le cadre constitutionnel actuel, issu du régime de 1978.

Il faut situer le débat sur la nécessité d’une solution républicaine, d’un pacte entre les forces de gauche, souveraines et indépendantistes, entre les acteurs sociaux, les syndicats et les mouvements sociaux, afin d’opérer un tournant démocratique et social. Les résultats électoraux et la polarisation sociale et nationale l’exigent. Cela se fera soit à partir de positions de gauche et démocratiques, à alors c’est la droite qui le fera à partir de positions autoritaires, antidémocratiques et antisociales. (Article publié sur le site Sin Permiso, en date du 17 novembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

Miguel Salas est syndicaliste. Il est membre du comité de rédaction de Sin Permiso.

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