«Pourquoi j’ai refusé la Légion d’honneur»

Par Annie Thébaud-Mony

Madame Cécile Duflot Ministre de l’égalité, des territoires et du logement,

Par votre courrier du 20 juillet 2012, vous m’informez personnellement de ma nomination au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et m’indiquez que vous êtes à l’origine de celle-ci. J’y suis très sensible et je tiens à vous remercier d’avoir jugé mon activité professionnelle et mes engagements citoyens dignes d’une reconnaissance nationale. Cependant – tout en étant consciente du sens que revêt ce choix de votre part – je ne peux accepter de recevoir cette distinction et je vais dans ce courrier m’en expliquer auprès de vous.

Concernant mon activité professionnelle, j’ai mené pendant trente ans des recherches en santé publique, sur la santé des travailleurs et sur les inégalités sociales en matière de santé, notamment dans le domaine du cancer. La reconnaissance institutionnelle que je pouvais attendre concernait non seulement mon évolution de carrière mais aussi le recrutement de jeunes chercheurs dans le domaine dans lequel j’ai travaillé, tant il est urgent de développer ces recherches.

En ce qui me concerne, ma carrière a été bloquée pendant les dix dernières années de ma vie professionnelle. Je n’ai jamais été admise au grade de directeur de recherche de 1re classe. Plus grave encore, plusieurs jeunes et brillant.e.s chercheur.e.s, qui travaillaient avec moi, se sont vu fermer les portes des institutions, par manque de soutien de mes directeurs d’unité, et vivent encore à ce jour – malgré la qualité de leurs travaux – dans des situations de précarité scientifique.

Quant au programme de recherche que nous avons construit depuis plus de dix ans en Seine Saint Denis sur les cancers professionnels Giscop, bien que reconnu au niveau national et international pour la qualité scientifique des travaux menés, il demeure lui-même fragile, même s’il a bénéficié de certains soutiens institutionnels. J’en ai été, toutes ces années, la seule chercheure statutaire. Pour assurer la continuité du programme et tenter, autant que faire se peut, de stabiliser l’emploi des jeunes chercheurs collaborant à celui-ci, il m’a fallu en permanence rechercher des financements – ce que j’appelle la «mendicité scientifique» – tout en résistant à toute forme de conflits d’intérêts pour mener une recherche publique sur fonds publics.

Enfin, la recherche en santé publique étant une recherche pour l’action, j’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention. Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux, que la sous-traitance des risques fait supporter par les plus démunis des travailleurs, salariés ou non, dans l’industrie, l’agriculture, les services et la fonction publique, un cumul de risques physiques, organisationnels et psychologiques, dans une terrible indifférence. Il est de la responsabilité des chercheurs en santé publique d’alerter, ce que j’ai tenté de faire par mon travail scientifique mais aussi dans des réseaux d’action citoyenne pour la défense des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité.

Parce que mes engagements s’inscrivent dans une dynamique collective, je ne peux accepter une reconnaissance qui me concerne personnellement, même si j’ai conscience que votre choix, à travers ma personne, témoigne de l’importance que vous accordez aux mobilisations collectives dans lesquelles je m’inscris. J’ai participé depuis trente ans à différents réseaux en lutte contre les atteintes à la santé dues aux risques industriels. Ces réseaux sont constitués de militants, qu’ils soient chercheurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, avocats, médecins ou autres… Chacun d’entre nous mérite reconnaissance pour le travail accompli dans la défense de l’intérêt général.

Ainsi du collectif des associations qui se bat depuis 15 ans à Aulnay-sous-Bois pour une déconstruction – conforme aux règles de prévention – d’une usine de broyage d’amiante qui a contaminé le voisinage, tué d’anciens écoliers de l’école mitoyenne du site, des travailleurs et des riverains. Ainsi des syndicalistes qui – à France Télécom, Peugeot ou Renault – se battent pour la reconnaissance des cancers professionnels ou des suicides liés au travail. Ainsi des ex-ouvrières d’Amisol – les premières à avoir dénoncé l’amiante dans les usines françaises dans les années 70 – qui continuent à lutter pour le droit au suivi post-professionnel des travailleurs victimes d’exposition aux cancérogènes. Ainsi des travailleurs victimes de la chimie, des sous-traitants intervenant dans les centrales nucléaires, des saisonniers agricoles ou des familles victimes du saturnisme…

Tous et chacun, nous donnons de notre temps, de notre intelligence et de notre expérience pour faire émerger le continent invisible de ce qui fut désigné jadis comme les «dégâts du progrès», en France et au-delà des frontières du monde occidental.

La reconnaissance que nous attendons, nous aimerions, Madame la ministre, nous en entretenir avec vous. Nous voulons être pris au sérieux lorsque nous donnons à voir cette dégradation des conditions de travail dont je parlais plus haut, le drame des accidents du travail et maladies professionnelles, mais aussi l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques… Cessons les vraies fausses controverses sur les faibles doses. Des politiques publiques doivent devenir le rempart à la mise en danger délibérée d’autrui, y compris en matière pénale. Vous avez récemment exprimé, à la tribune de l’Assemblée nationale, votre souhait d’écrire des lois «plus justes, plus efficaces, plus pérennes». En qualité de Ministre chargée de l’Egalité des territoires et du logement, vous avez un pouvoir effectif non seulement pour augmenter le nombre des logements mais légiférer pour des logements sains, en participant à la remise en cause de l’impunité qui jusqu’à ce jour protège les responsables de crimes industriels.

En mémoire d’Henri Pézerat qui fut pionnier dans les actions citoyennes dans lesquelles je suis engagée aujourd’hui et au nom de l’association qui porte son nom, la reconnaissance que j’appelle de mes vœux serait de voir la justice française condamner les crimes industriels à la mesure de leurs conséquences, pour qu’enfin la prévention devienne réalité.

Pour toutes ces raisons, Madame la ministre, je tiens à vous renouveler mes remerciements, mais je vous demande d’accepter mon refus d’être décorée de la légion d’honneur. Avec l’association que je préside, je me tiens à votre disposition pour vous informer de nos activités et des problèmes sur lesquels nous souhaiterions vous solliciter.

Je vous prie d’agréer, Madame la ministre, l’expression de ma reconnaissance et de mes respectueuses salutations.

Annie Thébaud-Mony, 31 juillet 2012

 

Annie Thébaud-Mony est directrice de recherche honoraire à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), présidente de l’Association Henri-Pézerat, travail, santé, environnement et porte-parole de Ban Asbestos France, la principale association française s’occupant des risques engendrés par l’amiante. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont entre autres récemment: Travailler peut nuire gravement à votre santé: sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, La Découverte, 2007; Santé et travail. Approches critiques (en collaboration avec Véronique Daubas-Letourneux, Nathalie Frigul, Paul Jobin), La Découverte, 2012.

 

A la question de Libération (9.8.12) «Quel est le sens de votre refus?» Annie Thébaud-Mony répond: «Recevoir une Légion d’honneur parce que j’ai rendu visible une situation intolérable concernant la mort au travail, je ne peux l’accepter. Plutôt que de distribuer des médailles, le gouvernement devrait aider la recherche publique dans ce domaine ainsi que le recrutement de jeunes chercheurs. […]» Quand on lui demande s’il y a eu des progrès en termes de santé au travail, elle affirme: «Dans le discours, oui, et dans la loi, avec le décret CMR (contre l’exposition aux cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques) de 2001. Mais dans la réalité, les conditions de travail ne cessent de se dégrader. Le désastre de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels. La situation est préoccupante à cause de la sous-traitance, qui fait supporter aux plus démunis des travailleurs tous les risques, dans le nucléaire, mais aussi dans la pétrochimie, la métallurgie ou l’agriculture. En fait, les industriels sous-traitent les risques aux dépens de la prévention des maladies et accidents. Il faut faire cesser cette situation d’impunité des donneurs d’ordre et sanctionner leurs responsabilités pénale et civile.»

 

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