La question française (II). Les chemins de l’unification (seconde partie)

Agents d'entretien en grève à Montpellier: «C'est vrai que c'est pénible, mais c'est notre travail»
Agents d’entretien en grève à Montpellier: «C’est vrai que c’est pénible, mais c’est notre travail»

Par Jacques Chastaing

Autant le printemps 2015 était dominé par les luttes pour les salaires, même si les conditions de travail n’en étaient pas absentes, autant ce mois de septembre a été dominé par les luttes sur les conditions de travail même si le début octobre voit un retour en force – et quelle force – des revendications salariales. [La première partie de cette contribution a été publiée sur le site en date du 2 novembre 2015.]

Pour le moment, constatons le fait de l’importance des luttes pour les conditions de travail en cette rentrée, que si la grande majorité des luttes est restée de courte durée, avec, pour autant qu’on puisse en juger à travers la presse, une forte participation. Toutefois, ces luttes ont témoigné d’une volonté d’engager un véritable mouvement pour gagner, plus que lors des périodes dominées par les NAO (Négociation annuelle obligatoire) où les seules «protestations» étaient les plus nombreuses.

Des luttes sur les conditions de travail avec une volonté concrète de gagner

En effet, un nombre suffisamment important pour être significatif de ces luttes, s’engage pour tenter de gagner, sinon tout, au moins partie. Et pour ce faire, elles se centrent sur des préoccupations très locales, ressenties plus à portée de main.

Ça a été souvent le cas dans les postes et les hôpitaux (et aussi pour les parents d’élèves) où des succès partiels ont été suffisamment notables pour certainement donner le goût de recommencer ou de faire exemple. Il y a eu par exemple le cas de la lutte à l’hôpital de St Brieuc (Bretagne) dont les salarié·e·s ont obtenu la création de nombreux postes.

On a vu aussi cette volonté de gagner dans les luttes pour les salaires. J’y reviendrai plus loin. Quoi qu’il en soit, ce caractère marqué de la volonté de gagner témoigne peut-être d’un changement dans la situation.

Il est déjà sûr que c’est cette volonté de gagner, au moins dans une partie du personnel, qui a donné son empreinte au conflit d’Air France et surtout au soutien qu’il a reçu.

Il nous faudra faire un détour par une autre caractéristique très particulière des luttes en cours sur les conditions de travail pour déceler cet aspect de la lutte à Air France. Car on ne peut comprendre un conflit, quel qu’il soit, sans comprendre aussi les caractéristiques des autres conflits en cours au même moment, la période.

«L’épuisement» au travail et le mépris hiérarchique pour cet épuisement sont à la base ces luttes sur les conditions de travail

Quelle que soit la profession, les revendications sur les conditions de travail sont partout les mêmes ou semblables: sous-effectifs, surtravail, horaires déments… et mépris de la direction. Les patrons ou les directeurs licencient ou suppriment des postes et font faire un travail semblable ou plus important à des salarié·e·s moins nombreux.

Cela a comme conséquence des charges de travail plus importantes, trop importantes et une fatigue et un stress croissants allant jusqu’au «burn out». Ainsi 500’000 salariés se disent en dépression ou proches, un sur cinq dit l’avoir côtoyé un moment.

Parmi les secteurs les plus touchés par ces grèves et luttes, il y a d’abord les hôpitaux et d’autres services de santé comme les Ehpad (Etablissement d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes), mais aussi touchant aux handicapés, ou des professions entourant ces secteurs, ambulanciers, secteur socio-médical, auxiliaires de vie… : plus de cent établissements hospitaliers ou Ehpad sont entrés en lutte durant ces 6 semaines. Plusieurs journées nationales, régionales ou encore par profession ou syndicat ont traversé cette courte période. Ce mouvement avait commencé avant et il continue encore au moment où j’écris.

Et là, les témoignages sont innombrables, les salariés n’en peuvent plus, ils sont proches du «burn out». Comme le disait un médecin urgentiste, responsable CGT, la situation dans les hôpitaux est très proche de celle d’Air France, avertissant les responsables hospitaliers que des chemises allaient voler.

Il y a eu beaucoup de luttes aussi dans l’Education nationale, des enseignants mais aussi des parents d’élèves, surtout dans les deux premières semaines de rentrée – 300 dans ces 15 jours – mais encore après. Là aussi, pour les enseignants, le stress, l’épuisement sont dans l’air et déjà une réalité à la Toussaint (1er novembre 2015). Cela d’autant que le conflit à Air France a encore plus libéré la parole et que la dénonciation du «management par la peur», du harcèlement au travail, a explosé après le 5 octobre.

Il y a eu encore de nombreuses grèves à la Poste sur les conditions de travail toujours habitées par la fatigue, le harassement ; environ 60 ou 70 bureaux de postes ont fait grève dans ces 6 semaines.

Il y a aussi les conducteurs de bus dans les communes qui eux aussi se disent éreintés, exténués par des conditions de travail de plus en plus difficiles et dangereuses, ce qui explique que le moindre incident fait souvent éclater la colère rentrée, par exemple lors d’agressions; environ 40 sociétés de bus ont été touchées par la grève.

Il y a enfin les agents municipaux et territoriaux des communes et départements ou régions qui touchés par des restrictions budgétaires et menacés par la suppression de 40’000 à 100’000 postes, ont mené de multiples luttes, dans près de 100 communes différentes, et tout particulièrement chez les agents scolaires.

Et cela sans parler de la journée de protestation des maires eux-mêmes, qui parfois, dans les plus petites communes, a associé la population. Les maires des plus grandes communes, plus politiques, se sont bien gardés, pour leur part, d’être des catalyseurs ou organisateurs de la révolte, sinon électorale.

Mais dans le privé également, si les luttes contre les licenciements ou les fermetures sont toujours nombreuses, ce sont quand même les luttes contre la dégradation des conditions de travail qui ont certainement le plus marqué ces six semaines avec des travailleurs témoignant combien eux aussi sont vannés, claqués, abîmés et usés.

Les conditions sociales et politiques du passage de la plainte à la cible nominale: du défensif à l’offensif

Cette usure au travail n’est qu’un aspect du contenu «revendicatif» des luttes. Cela s’entend dans les témoignages; c’est d’abord une plainte. Mais il y a dans ces luttes sur les conditions de travail bien autre chose: une révolte adaptée aux conditions sociales et politiques générales, contre les DRH, les directeurs, la haute hiérarchie et son mépris.

En effet, avec l’augmentation de la charge de travail, l’ambiance au travail se dégrade proportionnellement. Pour faire accepter le surplus de travail, la hiérarchie utilise des méthodes de pressions, de harcèlement, dégoûtant, divisant, brisant les salarié·e·s qui sont toujours sous la menace d’être poussés vers la sortie et le chômage. En sachant que le chômage tue entre 10’000 et 20’000 personnes par an (14’000 en 2014 d’après une étude scientifique, alors que la route en a tué 3384 la même année). C’est un «management» par la peur. La mobilité géographique et professionnelle est forcée, le turn-over (rotation de l’emploi), l’absentéisme et les arrêts maladie se multiplient, des suicides surviennent. L’insécurité est constante, le mensonge, l’hypocrisie et la dissimulation au travail deviennent la règle. Le travail devient une souffrance.

Or, pour licencier et faire appliquer cette «brutalisation» des nouvelles règles au travail, les puissants sélectionnent des hommes de main, des mercenaires en cravate et chemise, sans foi ni loi, adaptés à cette violence et cette dégradation des rapports humains, qui ne se sentent absolument pas responsables ou coupables des «saloperies» qu’ils commettent au quotidien.

Sans scrupule, les plus haut placés se payent à millions d’euros pour licencier pendant que les subalternes abusent de leurs privilèges et de la corruption tout en demandant à ceux d’en dessous de se serrer la ceinture et de respecter les règlements les plus tatillons. Par contre, eux transgressent sans soucis les règles humaines et morales élémentaires et ne respectent pas les règlements qu’ils imposent aux autres. Ils s’attaquent aux syndicalistes ou aux esprits indépendants, renforcent les traitements de faveur ou à la tête du client, multiplient les abus de pouvoir, règnent en petits seigneurs, ce qui est d’autant plus insupportable que les plus adaptés à l’infamie ne sont pas d’une matière humaine qui brille par ses qualités y compris sa compétence. Hors de l’usine et à une échelle plus générale, ils trichent avec le fisc, cachent leur argent à l’étranger ou dans des paradis fiscaux, s’assoient sur les lois pendant que le gouvernement de gauche légitime, légalise cette mentalité et cette manière de faire et l’aggrave même en démolissant les protections sociales et du travail avec les lois Macron (Ministre de l’Economie et des Fiances), Rebsamen [Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation et du Dialogue sociale ayant donné sa démission en septembre 2015 pour reprendre sa fonction de maire de Dijon] et le projet Combrexelle [auteur d’un rapport pour détricoter le Code du travail ; voir à ce propos l’article de Gérard Filoche publié sur ce site: http://alencontre.org/europe/france/france-le-code-du-travail-nest-pas-trop-gros-675-p-de-lois-il-faut-lameliorer.html].

Les caractéristiques générales du chemin qui passe du défensif à l’offensif

Face à cela – je l’avais déjà signalé dans les mouvements de juin/juillet 2015 – au lieu de subir en silence, les grèves sur les conditions de travail dénoncent de plus en plus publiquement, explicitement, ouvertement cette souffrance au travail, cette maltraitance au travail.

Mais il n’est pas facile de le faire à une échelle générale quand les organisations ouvrières politiques et syndicales censées justement coordonner la résistance et la protestation organisent au contraire les attaques et que les médias «droitisent» l’information en passant de plus en plus sous la coupe de grands capitaines d’industrie très marqués à droite.

C’est pourquoi cette dénonciation prend de moins en moins la forme de la lutte généralisée pour des revendications et par conséquent aussi de moins en moins la forme de l’expression d’un esprit de ras-le-bol général complémentaire.

Cette dénonciation devient, par contre, de plus en plus la dénonciation précise de conditions de travail locales et, en même temps, la dénonciation nominale des auteurs de cette maltraitance. Parallèlement l’aspect «général» devient aussi plus fréquemment un appel au contrôle de la population, locale pour le moment (par défaut des syndicats et des partis), un appel pour la défense du service public, mais aussi d’un emploi correct, de conditions de travail décentes, bref, de valeurs humaines contre les «eaux froides du calcul égoïste».

Agen: grève illimitée des éboueurs, octobre 2015
Agen: grève illimitée des éboueurs, octobre 2015
Agen: 12 octobre 2015, «aucun camion ne sort ni ne rentre du centre technique de l'agglomération»
Agen: 12 octobre 2015, «aucun camion ne sort ni ne rentre du centre technique de l’agglomération»

Cela dépasse la défense d’un service public, d’une école ou d’un hôpital. Ainsi a-t-on vu les éboueurs d’Agen (dans le Lot-et-Garonne) en grève – mais aussi ailleurs – appeler la population à déposer ses ordures devant le centre de tri des déchets pour le bloquer; ce qu’elle a fait, le bloquant.

Il faut revenir là au parallèle entre la générosité pour les réfugiés et la lutte pour des classes d’écoles moins surchargées [voir première partie de l’article]: la politique s’introduit là, on l’a vu mais les valeurs socialistes aussi. Dans le public, le fait qu’on pousse les salariés à passer d’un service public – un service pour les autres, les usagers, les enfants, les malades, les seniors, les plus faibles – à un service de l’argent, du profit individuel, rend cela encore plus vivant.

Et ainsi se distend, se défait la solidarité qui existait entre les simples employés et leur entreprise ou leur service, par le biais d’une solidarité à l’égard de la hiérarchie. Comme le disait une employée d’Air France: on est fier d’être à Air France, mais Air France c’est d’abord nous, avant d’être ses dirigeants.

Les infirmières ne sont plus solidaires des grands patrons à l’hôpital, ne sont plus solidaires par le silence des dysfonctionnements, des manques et des erreurs. Ainsi l’hôpital appartient à la population avant d’appartenir à ses grands patrons et à sa direction et devient alors une maison de verre, sous contrôle de la population qu’on invite à venir voir, à qui on dit tout, à qui on rend des comptes. C’est une nouvelle hiérarchie qui se met en place.

Ce qui était une revendication des années 1970, devient une réalité: on fait appel à la population pour tout lui montrer. Le lien hiérarchique est rompu, voire inversé, la chemise est déchirée. Mais on peut très bien imaginer qu’en s’appuyant sur cette expérience concrète de contrôle et d’ouverture au public, d’hôpitaux devenus des maisons de verre, tout autant sous le contrôle des agents, des associations de familles de patients, que des mouvements de soutien de la population, on puisse rendre plus concret et politique à travers un contrôle du secret médical, les revendications d’ouverture des comptes et de contrôle du secret des affaires, d’abolition du secret commercial.

Dans les hôpitaux, les grands patrons médicaux, ou du moins certains, considérés eux-mêmes comme de simples ouvriers suivent alors les simples salariés. Des avocats s’indignaient ces derniers jours d’être brutalisés par la police comme de simples ouvriers. Il en va de même de certains grands médecins à qui «on» réduit les budgets.

Dans les entreprises, plus grave encore pour le patronat, il s’est opéré une rupture entre le patron et la toute petite hiérarchie, les moniteurs, les chefs d’équipe, traités comme de simples ouvriers. La chemise déchirée traduit aussi cette différenciation dans la hiérarchie. La prolétarisation de la société se traduit aussi au sein des rapports sociaux et dans ses effets politiques.

Les appuis concrets et informés pour le contrôle sont là. La dénonciation nominale des directeurs, les chemises déchirées, sont un autre versant de l’appel au contrôle de la population et de la désolidarisation d’une partie des hiérarchies. L’unification est aussi là.

La crise des catégories sociales et de la politique ouvrière

Il y a une crise des catégories sociales et de tout l’imaginaire qui va avec. Comme chez Orwell où le ministère de la paix organise la guerre, les «plans sociaux» sont des plans de licenciements et les attaques les plus violentes sont baptisées «dialogue social».

Auparavant, on avait donc l’expression d’un ras-le-bol général abstrait, vaguement socialisant parfois, en tout cas électoralement parlant, accompagnant des revendications concrètes à tendances syndicales et corporatistes. Les luttes se terminaient par un appel à voter à gauche.

Aujourd’hui on tend vers des appels généraux mais concrets à la solidarité de la population locale pour défendre un hôpital, une poste ou une entreprise mais aussi pour défendre concrètement ensemble des valeurs collectives. En même temps, on tend vers l’exigence radicale interne à l’entreprise ou au service de «dégager» localement des directeurs «malhonnêtes» ou «brutaux» bien désignés. Or il y a un lien entre ces deux phénomènes.

Les revendications concrètes et locales sont habitées d’un contenu à valeur générale, mais qui, lui, reste encore abstrait, car on ne voit pas bien comment il pourrait se réaliser. Cette réalisation semble ne pouvoir venir que de l’extérieur.

La revendication de «dégager» tel ou tel directeur témoigne de quelque chose qu’on a beaucoup répété sans que cela n’ait vraiment été une réalité jusque-là, alors que c’est justement en train d’en devenir une: le fait que la peur est en train de changer de camp. Ou, plus précisément, si ceux du dessus n’ont peut-être pas encore totalement peur, ceux d’en bas commencent à ne plus avoir peur. Bien des interviewés dans les journaux le disent: cette fois, on ne se laissera plus faire, on se battra. La colère a remplacé la résignation.

Face à la radicalité bourgeoise, une radicalité ouvrière prend naissance, sans les confédérations syndicales, sans la gauche et même contre elle.5 Et malgré tout quand même, de gauche. C’est ça qui est le plus remarquable dans la situation, cette différenciation/unification. Il y a une droitisation du pouvoir de gauche, de sa politique, des sommets de l’Etat et des institutions, des partis, des syndicats et des médias, mais pas réellement de droitisation de la société, des classes populaires ni d’une partie des classes moyennes comme vu plus haut. La générosité à l’égard des réfugiés qui a surpris tout le monde l’a encore montré. La multiplicité des luttes pour sauver les services publics, pour les autres, en est encore une autre facette. Malgré l’immense encouragement médiatique au FN, à ses représentants ou à ses idées, l’emprise du FN dans ce domaine reste encore très marginale. On a même vu les journalistes du JDD (Journal du Dimanche) voter une motion de défiance à l’encontre de leur direction pour avoir fait une «Une» sur Marine Le Pen. Et, rappelons-le, la classe ouvrière ne vote pas FN, mais s’abstient.

L’unification de classe est en germe là: dans cet éloignement des sommets et de la base. Dans cet espace qui se crée, les valeurs «pour les autres» peuvent être reprises par le camp ouvrier.

La colère sociale qui vise des DRH réclame en même temps de l’aide à la population locale pour des «revendications» qui ne sont plus syndicalistes au sens corporatiste que cela pouvait prendre parfois, mais sont devenues des «revendications» collectives, communes à différents secteurs de la société, des revendications plus politiques que syndicales, des revendications non plus «égoïstes», pour soi, sa catégorie, son entreprise, mais pour les enfants, les malades, les seniors, les conditions de travail de tous, pour l’avenir. Quoi de plus politique ?

Dégager le DRH, lui déchirer sa chemise, c’est le symbole aussi de déchirer, dégager l’abus de pouvoir, la malhonnêteté, l’égoïsme, les passe-droits, le fayotage, les humiliations, la servilité, la brutalité, l’incompétence, les injustices, l’écrasement du faible, le sexisme, le racisme… pour une humanité meilleure.

Nous pouvons faire sortir ce contenu des revendications, animer les revendications de cette signification, de ces aspirations socialisantes qu’elles contiennent et de la conscience qu’elles portent en s’appuyant à chaque fois que c’est possible sur les mouvements d’opinion qui le montrent. Voilà encore l’unification. Voilà le secret du succès du geste des salariés d’Air France.

Beaucoup de salariés disent dans les témoignages: «ils sont en train de tout démolir». Chaque combat particulier est accompagné de ce sentiment général, unificateur. Il est partout.

Auparavant, la revendication spécifique de type syndicale s’exprimait avec un rapport aux autres qui n’était que l’expression d’un ras-le-bol, certes commun, mais très général, très abstrait et qui prenait le plus souvent la forme d’une délégation de ce sentiment au syndicat, au parti, et dont le vote pouvait être la meilleure expression. Tout cela est fini. Prenons en acte. Il faut changer de logiciel. Le changement du fond de l’air est politique pour la classe ouvrière avant d’être syndical.

L’unification des luttes est là dans cette prise en compte politico-sociale plutôt que dans un hypothétique mouvement revendicatif traditionnel qui se généraliserait, comme il y en a eu dans le passé.

Des mouvements Air France multiples et son esprit partout

La plainte au travail s’est donc transformée en exigence de dénoncer voire de «virer» les responsables de la maltraitance, les directeurs, chefs d’atelier, de service, DRH… C’est une constante des revendications d’une grande partie de ces grèves qu’on peut lire dans des centaines de reportages: ce ne sont plus des directeurs mais des «dictateurs» comme le disait une gréviste. Les grèves ne peuvent pas avoir le même but quand on se bat contre un directeur ou contre un «dictateur». Et le mouvement Air France, en le révélant publiquement, a encore amplifié cette tendance.

Sur ce terrain, les luttes gagnent souvent. Le DRH d’Air France vient d’être muté, mais pas mal d’autres auparavant; dans cette période, par exemple la DRH de la mairie de Cayenne, la directrice de l’Ehpad d’Hannonville, et d’autres qui en sont menacés. Beaucoup plus semble-t-il dans les Dom-Tom, où le racisme de la hiérarchie, souvent blanche, peut s’additionner, au harcèlement quotidien. Ainsi il y a la mairie de Cayenne (Guyanne), mais aussi le Centre Hospitalier de la Martinique, le Ladom à la Réunion ou l’entreprise Dislogic encore à La Réunion, etc. Il y a certainement là le moyen de faire comprendre largement ici ce qu’est le racisme, une forme de harcèlement, qui finit par tuer.

Grève à l'EHPAD de la Haye Pesnel (juillet 2015)
Grève à l’EHPAD de la Haye Pesnel (juillet 2015)

On comprend facilement que les patrons lâchent leurs DRH; comment des gens tout à la fois haïs mais aussi ridiculisés pourraient avoir encore une autorité? Cela ne coûte pas cher aux patrons. Et au fond, cela ne change rien quant à l’exploitation. En tout cas le croient-ils, pas tout à fait quand même.

Car sans aller jusqu’à ce qu’ont fait les salariés d’Air France, les actions symboliques de «virer» les responsables sont nombreuses dans cette dernière période. Les employés municipaux de La Rochelle envahissent le conseil municipal et «virent» de la salle le maire, les adjoints et les conseillers pour prendre leur place. Les éboueurs de Paris envahissent la mairie du Xème arrondissement… les usines sont bloquées, leurs patrons « virés » de ces lieux, et là aussi, le phénomène semble massif. Il n’y a pas que les avocats qui bloquent le tribunal de Lille; les salariés de Proségur ont fait des piquets d’un mois; il a fallu évacuer des malades de la polyclinique de Auch (Gers) vers Toulouse, alors qu’en général, la grève dans les hôpitaux s’accompagne rarement d’un abandon des malades. Les piquets sont redevenus la règle, l’occupation le devenir, «virer» les patrons la suite.

Il n’est certes pas encore demandé de «dégager» les patrons pas plus que le capitalisme, mais seulement de «dégager» ces intermédiaires brutaux avec qui le contact est direct. En même temps, ce mouvement est accompagné du fait qu’on voit beaucoup moins de manifestations de type «enterrements» avec cercueils, croix, etc. qu’on en voyait dans la période précédente autour des licenciements ou des fermetures. Cela traduisait tout à la fois une certaine peur de l’avenir, une certaine impuissance, et surtout, dans le fond, une certaine acceptation du système. Il était mis en scène une mort des salariés mais symbolique. Aujourd’hui, ce n’est plus symbolique: la mort des licenciés, est malheureusement réelle. Le harcèlement est une mort lente. L’étude médicale citée, parlant de la mort chez les chômeurs, se concluait ainsi: «tuer l’emploi, c’est tuer les gens».

Du coup, comme l’a dit la manifestante de Lyon à Macron: «tu assassines les chômeurs» %voir vidéo à la fin de l’article]. Cette radicalité est dans l’air. Elle se traduit par l’agression, encore symbolique, des hommes de main licencieurs; on demande leur «peau» ou plus exactement qu’ils soient virés, jetés comme ils jettent les gens qu’ils licencient.

Pour comprendre cela, il faut avoir en tête la situation politique générale. Le gouvernement de gauche légitime l’action des mercenaires du patronat et l’aggrave avec les lois Macron, Rebsamen, le projet Combrexelle et passe sa politique de droite par le cadre d’un dialogue social avec les syndicats en en faisant en quelque sorte des sous-traitants.

Dans ce cadre politique, sans organisation, sans les organisations politiques et syndicales dont la vocation est de coordonner les luttes émiettées, les milieux ouvriers les plus attaqués aujourd’hui, des entreprises les plus petites, parent au plus pressé et agissent là où ils peuvent avoir des résultats immédiats. Dénoncer, virer des directeurs, mais avec le fond des valeurs générales qu’on vient de voir. On sait que sur le fond, virer tel ou tel, ça ne changera rien, mais ça fait du bien, c’est un succès, un avertissement et un drapeau, une préparation à la suite, plus ambitieuse.

Cette «radicalité» a déjà entraîné une bonne partie des militants syndicaux de base provoquant des tensions dans diverses fédérations de la CGT «virant» certains dirigeants de fédérations, comme celui de la CGT avec Lepaon [Thierry Lepaon, secrétaire de la CGT, a dû démissionner en janvier 2015 suite à des révélations sur l’onéreuse rénovation d’appartement de fonction; «l’enquête interne» l’a «blanchi»] ou obligeant, suite à Air France, la CGT à renoncer à la conférence du «dialogue social» [«Conférence sociale pour l’emploi» du 19 octobre 2015]. Actuellement, cette «radicalité» a entraîné une partie de l’opinion populaire.

Par ailleurs, «dégager» directeurs et DRH par la grève, directement, fait appel à un autre type de désignation que celui du suffrage électoral. Et on peut en prendre l’habitude. Il ne faut pas oublier, que «dégager» Moubarak ou Ben Ali, s’appuyait sur la volonté des Egyptiens et des Tunisiens de «dégager» avant tout et en même temps les milliers de petits Moubarak et Ben Ali auxquels ils sont confrontés à la «brutalité» à tous les échelons de l’économie ou de l’État. C’est vers cela que nous pouvons tendre.

Ce que sont devenues les journées d’action syndicales… et leur comptage

Beaucoup espèrent encore dans les journées d’actions syndicales et à chaque fois sont déçus, découragés, qu’elles ne marchent pas, pensant que le mouvement ne peut que passer par là, ou, tout au moins, que ces journées expriment la conflictualité sociale, même de manière déformée. On l’a encore vu le 22 octobre où certains espéraient voir défiler la colère du 5 octobre. Ce qui n’a pas eu lieu. Et pour cause, cela ne le pouvait pas.

On pourrait presque dire, que l’expression de la colère comme de l’unification, ne peut être qu’une surprise, imprévisible, ne peut se faire que sur un terrain inattendu, que l’unité dans le combat ne peut avoir lieu que là où les institutions, même syndicales, n’ont aucun contrôle, aucun poids. Plus la société se rigidifie, plus les espaces et les organes d’expressions se limitent, plus l’expression sociale ne peut être qu’explosive.

Cependant, pour être en position de saisir ces occasions inattendues, il faut le préparer. Mais le préparer ne revient pas à dire qu’on souhaite la révolution ou un nouveau «Mai 68», par exemple. Personne ne souhaite l’explosion sociale même ceux qui en seront les premiers artisans. Parce qu’au vu des tensions, tout le monde craint qu’une explosion ne soit dramatique. Et pourtant l’explosion aura lieu. Elle n’est pas souhaitée, mais est une nécessité : on n’y échappera pas, on y va. Et ça, tout le monde l’a compris. Le préparer est alors faire comprendre qu’on n’échappera pas à cette explosion et donner alors la politique – et donc le parti – dès maintenant, qui exprime de manière raisonnée, maîtrisée, la marche vers cette explosion inéluctable, mais imprévisible.

Le constat, la description de l’état social fait partie de cette marche maîtrisée. Avec ma méthode de collecte des données, j’ai donc rajouté en septembre/octobre environ 15 à 20% de «manifestations» et «mobilisations» aux seules «grèves» et «débrayages» de juin/juillet et j’en ai rajouté peut-être aussi encore 20 à 35% de plus en faisant une enquête au quotidien. Donc, peut-être, 35 à 55% de conflits en plus en septembre/octobre qui existaient pourtant certainement déjà en juin/juillet.

Là-dessus, j’ai encore modifié quelque chose. Pour chaque journée d’action ou de grève syndicale nationale ou régionale, je n’avais compté en juin/juillet qu’une seule grève, alors qu’il était évident que chacune de ces journées comptait plusieurs grèves, souvent des dizaines ou des centaines.

Par là, je ne voulais pas fausser le climat social en surévaluant des mouvements qui appartenaient moins à la situation présente qu’a la force passée d’organisations et de ses militants, même si, bien sûr, on ne peut pas séparer entièrement les deux. Je ne voulais en quelque sorte ne pas «forcer» les traits d’une situation, en donnant une impression plus forte de luttes en utilisant des faits, des « grèves », qui n’avaient pas la même valeur, le même poids, la même signification, dans ces journées syndicales que dans des grèves des salariés eux-mêmes.

Mais deux éléments m’ont fait regarder de plus près ces journées syndicales et m’ont amené à les comptabiliser différemment. Il m’a semblé – aussi bizarre que ça puisse apparaître de prime abord – que les grandes organisations syndicales minoraient les résultats de ces journées. Entendons-nous bien.

Elles ont tendance à majorer les résultats des manifestations les plus voyantes. S’il y a eu, par exemple, dans les 6000 à 8 000 manifestants à Paris le 10 octobre, elles en déclarent facilement 25’000. Par contre, si la CGT comptait 160 manifestations le 8 octobre en France, j’en trouvais pour ma part environ 300 à travers ce que relatait la presse, et encore sans avoir tous les moyens d’en comptabiliser la totalité, loin de là.

En effet, la CGT n’a probablement comptabilisé que les manifestations «officielles» mais pas les grèves – et c’est lié – donc pas les manifestations liées à ces grèves. Or, s’il peut y avoir un écart de 160 à 300, c’est parce que j’ai essayé de recenser les mouvements des salariés qui, faisant grève, manifestaient devant leur entreprise ou indépendamment des manifestations prévues par les UD (Unions départementales) ou UL (Unions locales), s’y adjoignant parfois, mais pas toujours en manifestant de leur côté. Dans certaines villes, il pouvait y avoir jusqu’à 5 ou 6 manifestations dont une seule était recensée par la CGT.

En fait, les grandes organisations syndicales recensent ce qui est totalement sous leur contrôle, mais pas vraiment le reste, même si ce sont elles qui l’ont provoqué. En effet, bien de ces manifestations non comptabilisées le 8 octobre, sans aller jusqu’à déchirer les chemises, sont sorties des sentiers battus et ont souvent bloqué, occupé des entreprises, services, mairies ou autres locaux et interpellé vertement quelques responsables. Et sont sorties du cadre imaginé par les confédérations syndicales, appartenant plus au «mouvement» que les confédérations ne veulent pas réellement représenter mais tentent de contenir.

La CGT a donc recensé 160 manifestations mais les «siennes», moins ou pas du tout celles qui appartiennent un peu plus aux militants locaux et aux salariés. Il y a eu ainsi un contraste extrêmement marquant le 8 octobre entre les revendications des appels nationaux et ce qui était déclaré le plus souvent par les UD, qui portaient sur les salaires et l’emploi, alors que la grande majorité des mots d’ordre des grèves locales ce jour-là, des municipaux, territoriaux, hospitaliers, postiers, chauffeurs de bus ou dans le privé… – ce qui était scandé dans les manifestations – portait surtout sur des considérations locales et particulièrement les conditions de travail. C’était le même phénomène le 1er octobre qui portait contre la loi santé au niveau national, mais contre des fermetures de services, des suppressions de postes ou plus généralement contre la dégradation des conditions de travail, au niveau local.

Comme s’il y avait deux mouvements en un, qui se côtoient, s’entre-renforcent, se mêlent un peu, mais existent aussi indépendamment l’un de l’autre et se méfient quelque peu l’un de l’autre.

Un secteur particulier dans le 8 octobre, les agents scolaires, et ce que ça peut signifier

Un autre contraste marquant de cet éloignement était du au fait que les appels nationaux à la grève ou l’action étaient plus que timorés, avec parfois des préparations à la « va comme je te pousse » alors que certaines des « manifestations » locales étaient préparées depuis longtemps, ou, plus exactement s’inscrivaient dans une suite de mouvements plus anciens et avaient une tonalité beaucoup plus radicale.

Les interviews et témoignages des militants ce jour-là sont très significatifs de la colère qui cherche à se faire entendre et dont on retrouvera une autre expression mais plus médiatique dans le formidable soutien militant et populaire aux arracheurs de chemise d’Air France.

Les médias sont toujours surpris de ces surgissements qui ne correspondent à l’idée qu’ils se font en la fabriquant des classes populaires, et se demandent et se demanderont encore et toujours d’où ça vient. C’est pourtant sous leurs yeux, dans les pages locales de leurs journaux. Mais au niveau politique, ils ne font que reprendre l’information syndicale, la confondant avec la réalité sociale.

La FSU pour ne prendre que cet exemple, après avoir signé l’accord gouvernemental pourri PPCR, disait en gros qu’elle n’appelait pas à la grève le 8 mais que chacun pouvait faire grève s’il le voulait, qu’elle couvrirait mais qu’elle se ralliait surtout de toute façon à l’appel contre la loi sur le collège du Snalc, de droite, une première historique, le samedi 10 octobre. Il fallait vraiment en avoir envie pour faire grève.

Et pourtant, il y en a eu. C’est ça au fond le plus « surprenant », ce qui révèle « l’unification » en cours. Et assurément bien plus que de manifestations et de manifestants. Ces grèves ont parfois même été massives pour certains secteurs professionnels.

Si l’on regarde par exemple ce qui s’est passé du côté des agents scolaires territoriaux ou municipaux, le mouvement a en effet été massif. Et ce n’est pas la première fois.

Déjà le 17 septembre, ils étaient en grande partie là. Mais encore auparavant dans bien des grèves des cantines scolaires, l’accueil périscolaire, des crèches, halte garderies, bibliothèques, médiathèques…

Cela s’est vu dans la presse locale le 8.10 non pas parce que celle-ci aurait souligné cet aspect massif – elle ne l’a pas fait, sa réalité fantasmée restant syndicale – mais au fait que de nombreuses mairies ont du avertir les parents que l’accueil périscolaire et les cantines scolaires ne marcheraient pas ce jour-là et qu’il leur faudrait donc prévoir des sandwichs et des horaires différents.

Cela a donc été visible dans la presse parce que l’effet de ces grèves était sensible immédiatement. Beaucoup de villes ont en effet été touchées et certaines complètement paralysées sous cet angle par les grèves des cantines et de l’accueil périscolaire. Mais on peut penser sans se tromper beaucoup au vu de ce que laisse entendre la presse en marge de ces grèves, signalant ici et là des fermetures de crèches, halte garderies, animations diverses que bien d’autres agents municipaux et territoriaux étaient eux aussi en grève, et qu’eux non plus, n’ont guère rejoint les cortèges syndicaux.

Beaucoup de militants locaux s’en plaignaient d’ailleurs dans les reportages des médias, expliquant la modestie des manifestations syndicales par le fait que bien des grévistes étaient restés chez eux. Mais sans bien comprendre pourquoi, l’attribuant au vieux réflexe de dépolitisation.

Par ailleurs, sans atteindre le niveau de mobilisation des agents scolaires, il y a eu aussi d’assez nombreuses grèves dans les transports municipaux et encore de non négligeables à la Poste. Sans parler du privé, qui, si l’on peut dire, a encore moins fait parler de lui, étant moins directement gênant pour les usagers et moins intéressants pour les journaux, donc moins visible médiatiquement.

Il y a eu par exemple 50 à 70 manifestants à Mulhouse mais 130 grévistes chez PSA Mulhouse – pour ne parler que de cette usine – dont aucun n’est allé à la manifestation de la ville, mais qui ont choisi de manifester pour une partie dans les ateliers. C’est-à-dire plus de grévistes que de manifestants ! Et 500 manifestants à Bruyère dans les Vosges, pour ne citer que cette ville de 3300 habitants : un sixième de la population. Ils manifestaient contre la menace de fermeture de la principale usine de la commune mais le 8.10.

Grève gagnantte du personnel de nettoyage de l'hôtel de luxe W-Paris-Opéra
Grève gagnantte du personnel de nettoyage de l’hôtel de luxe W-Paris-Opéra
Grève au Park Hyatt Paris-Vendôme, en septembre 2015
Grève au Park Hyatt Paris-Vendôme, en septembre 2015

Cela ne veut bien sûr pas dire que le 8 octobre a été globalement massif. Non il ne l’a pas été. Mais cela veut dire que la modestie ou la timidité de la mobilisation cette journée-là, témoigne que la modestie ou la timidité, la réserve et la retenue, peuvent très bien camoufler des colères profondes et de brutales explosions.

On voit le même phénomène, hors du 8 octobre, dans les assez nombreuses grèves du secteur du nettoyage, pas seulement les ripeurs ou les éboueurs municipaux, mais les femmes de ménages de grands hôtels, les agents de nettoyage des gares ou aéroports, souvent des immigrés, pas toujours avec des papiers, particulièrement réservés et modestes, et qui, là, entrent en lutte… et gagnent. Comme les femmes de ménage des hôtels de luxe W Paris-Opéra ou Park Hyatt.

Cela peut être révélateur de l’avenir.

Ce qui s’est exprimé à Air France était là, le 8 octobre chez les agents scolaires et à d’autres dates chez les femmes de ménages des grands hôtels.

Le secteur des agents scolaires ou de nettoyage est certainement un des plus avancé dans le recul social, celui où les salariés sont les plus soumis à l’éclatement le plus prononcé des statuts, des conditions, des horaires et des salaires… Une préfiguration de ce que les lois Macron, Rebsamen et le projet Combrexelle préparent pour l’ensemble… C’est aussi un secteur très émietté qui a peut-être plus besoin que d’autres des appels syndicaux généraux pour pouvoir se retrouver…

En regardant ce qui s’est passé dans ce secteur, on pourrait en conclure bien autre chose que des constats d’échec, de timidité ou de modestie, mais d’une nouvelle confiance en soi, d’une peur qui s’en va.

Ne confondons pas l’action syndicale et l’action ouvrière : un prolétariat en recherche d’une conscience

Globalement, on a l’impression, que le «mouvement» – si on peut substantialiser ainsi le mouvement actuel, au sens de conscience la plus élevée de ses grévistes – ne se fait pas d’illusion sur les confédérations syndicales et leurs journées d’action. Il voit bien que les confédérations syndicales sont soit complices directes de la politique d’austérité du gouvernement, soit ne veulent rien faire de sérieux contre cette politique.

Cependant «le mouvement» utilise les journées d’action – et d’une certaine manière les confédérations – comme des moments, des outils de leur mobilisation, parfois pour mettre un peu plus en mouvement les salarié·e·s de secteurs qui n’étaient pas encore en lutte, ou qui l’étaient partiellement et pour y mélanger, côtoyer dans un tout commun, d’autres secteurs différents ou moins mobilisés.

Bref le «mouvement» utilise les journées syndicales pour construire en quelque sorte spontanément, un mouvement plus large qui les englobe. En même temps, il ne se sent pas assez fort pour les déborder consciemment.

Cela se voit au fait que des grèves des enseignants, hospitaliers, postiers, municipaux, territoriaux ont eu lieu avant les journées et continuent encore après, pas moins mais pas plus, comme si ces journées nationales n’étaient que des rituels en lesquels on n’espérait plus grand-chose, mais encore nécessaires toutefois, ne serait-ce que par le besoin des militants de base syndicaux honnêtes qui sont les artisans principaux des mobilisations locales et qui appellent aussi aux journées nationales.

Ce double mouvement explique le décalage entre les revendications, la participation aux grèves et aux manifestations syndicales: «on veut bien aller à ta manifestation nationale, à condition que ce soit avec nos revendications». Le partage se fait pour le moment ainsi.

Cela se voit encore, par exemple, au fait que les journées départementales ou régionales marchent mieux que les nationales, probablement parce que les gens les sentent plus proches d’eux, plus pouvant être «contrôlés».

De fait, ces journées d’action, des catégorielles aux interprofessionnelles, des régionales aux nationales, sont en train de se dissoudre dans le quotidien et devenir un moment du «mouvement» étant donné leur nombre. Se multipliant sous la pression sociale, mais aussi, contradictoirement, sans la volonté de les coordonner, il y en a quasiment tous les jours.

Ainsi, du fait de leur inefficacité, mais aussi parce qu’elles existent du fait de la pression du «mouvement», l’ordre d’importance est en train de s’inverser. Les journées d’action ne sont plus l’aboutissement du «mouvement», mais des étapes vers un «mouvement» plus fort.

Il y a des grèves dans ces journées syndicales et en même temps elles leur échappent, en s’apparentant plus à des grèves certes ensemble, mais locales. Les journées d’action nationales ne réunissent plus que des ensembles émiettés, un tas d’actions locales.

Cela pourrait induire une espèce de repli corporatiste, mais pas tant que ça. Car si le premier réflexe est d’abord de faire face à l’urgence, d’abord la lutte contre les suppressions de postes dans le service hospitalier par exemple avant la lutte contre la loi santé, en même temps, tout le monde comprend très bien qu’il y a un lien. C’est seulement l’impuissance momentanée face aux problèmes nationaux qui fait d’abord agir sur les questions locales.

D’où l’importance d’un discours politique qui comprend ces phénomènes, les décrit, les explique, ne les juge pas, ne les force pas mais tente à chaque fois que c’est possible de montrer et valoriser ce que font de général et généreux les salarié·e·s dans les luttes apparemment locales et corporatistes et la marche générale vers un mouvement d’ensemble. Il ne s’agit pas tant de scander «tous ensemble», «tous ensemble» en espérant que ça arrivera, mais on ne sait pas comment, que de montrer comment est en train de se faire concrètement la marche vers ce «tous ensemble».

Cette situation pourrait induire encore une fuite des syndicats. Or ce n’est pas vraiment le cas. En effet, et ce qui est révélateur de la situation actuelle de conflits surtout dans les petites entreprises, la CGT et FO témoignent que s’il y a une baisse globale du nombre de syndiqués, il y a une augmentation du nombre de sections syndicales, en particulier dans les petites entreprises. Le prolétariat n’est pas absent, il est en recherche tâtonnante d’une conscience. Il est en marche.

On a donc ainsi, d’une part, un ensemble de mouvements qui n’est pas encore un mouvement d’ensemble et, d’autre part, des structures de coordination normalement prévues pour faire de cette mosaïque dispersée un seul «mouvement d’ensemble», mais qui n’en veulent pas et arrivent à réunir ensemble ces luttes mais sans en faire un tout coordonné.

Cela a un effet sur la comptabilisation des grèves ces jours-là. Et sur la perception morale et politique de ces journées. Comme ni les syndicats ni les journaux ne rapportent les grèves locales ce jour-là, les indifférenciant dans un tout baptisé «journée d’action», ce sont ces jours-là où on sait le moins ce qu’il y a eu comme grèves et débrayages réels, ce qui rajoute à l’impression d’un relatif échec ou du moins d’une modestie des mobilisations, dissimulant le mouvement des mobilisations locales réelles derrière la modestie du mouvement national syndical. C’est pourquoi j’ai tenté de les compter, au moins en partie, pour ce que j’ai pu trouver.

Des grèves actuelles sur les salaires qui gagnent. Et demain, une politisation des conflits sur les salaires?

Déjà, dans la période précédente, j’avais pu noter un certain nombre de grèves, le plus souvent autour des NAO, qui s’étaient avérées gagnantes et assez courtes. Mais avec des gains obtenus assez modestes. En cet automne 2015, hors des NAO, avec une accélération certaine en octobre par rapport à septembre, on a pu constater un certain nombre de conflits salariaux – plus longs – dont plusieurs gagnants et pour des montants moins modestes.

Une grève gagnante à la Polyclinique de Gascogne, après 29 jours de grève
Une grève gagnante à la Polyclinique de Gascogne, après 29 jours de grève

Le plus emblématique a certainement été celui des salariés de la polyclinique de Gascogne à Auch. Après un mois de grève, les salarié·e·s ont obtenu une augmentation qui revient environ à une hausse du salaire mensuel de 13%. Ce qu’ont obtenu les convoyeurs de fonds de Proségur dans la région lyonnaise, aussi au bout d’un mois de grève, n’est pas tout à fait aussi important, mais est loin d’être négligeable et dépasse certainement tout ce qui a pu être obtenu au printemps.

Et puis il y a encore ce qu’ont obtenu les employés des grands hôtels Park Hyatt et W Paris-Opéra à Paris. Les premiers ont obtenu en quelques jours une hausse mensuelle des salaires d’environ 380 à 420 euros et les seconds, après 23 jours de grève, l’équivalent d’une hausse mensuelle des salaires de 180 euros.

Et puis, il y a encore autre chose: la menace de la grève sur les salaires de ceux qui se sont battus avec force pour les conditions de travail. Ainsi, à la seule menace d’une grève sur les salaires pour la rentrée du 3 novembre 2015, les agents scolaires de la ville de Rennes, qui s’étaient amplement battus précédemment pour les conditions de travail, ont obtenu une prime de 300 euros pour ceux de catégorie C, alors que les vacataires obtenaient une prime de 170 euros. Et puis il y a encore les agents de la ville de Paris qui, avec la seule menace d’une grève – un jour seulement effectué mais après la grève des éboueurs de Paris – ont obtenu une hausse de rémunération pour 1200 d’entre eux. Et ce n’est pas fini. D’autant que le succès de la grève à la polyclinique d’Auch a entraîné d’autres conflits du même type dans le même secteur, comme pourrait le faire celui des hôtels de luxe parisiens dans d’autres hôtels, comme par exemple à Best Western à Annecy…

Par ailleurs, le nombre de préavis de grève des agents municipaux et territoriaux, pour novembre, est en augmentation et le sera probablement de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’approchera du 1er janvier 2016, où leur statut sera remis en cause avec comme conséquence, notamment, des baisses de salaires. Et là où ils sont déjà entrés en lutte, ils ont généralement gagné.

Dans ce contexte, la CGT, sentant bien le changement de climat, prévoit de mener une campagne sur les salaires au début de l’année 2016 – en plein milieu des NAO –, avec une nouvelle journée nationale, visant à souligner le décalage entre, d’une part, les bénéfices patronaux au beau fixe, les rémunérations fantastiques des directeurs et les revenus mirobolants des actionnaires avec, d’autre part, le blocage des salaires de ceux d’en bas.

Le sujet des salaires étant hautement explosif et crucial pour le patronat, on peut s’attendre à ce qui est déjà ressenti au sein des entreprises soit exprimé en dehors et devienne aussi un sujet politique.

Le décalage entre les suppressions de postes et, en même temps, pourtant, des bénéfices maintenus ou à la hausse est déjà ressenti au sein des entreprises. Ça ne l’est pas encore au dehors étant donné l’intense propagande politique et médiatique faite sur le sujet: «c’est la crise, ça va mal÷.

Le sentiment de ce décalage était bien ressenti au sein d’Air France qui veut supprimer 2900 postes, bloquer les salaires, voire les baisser, alors que l’entreprise marche. Mais ce sentiment était moins fort à l’extérieur, où ce qui est affirmé et répété partout à longueur de journée par les médias, sur les prétendues difficultés de la compagnie peut passer encore; du moins jusqu’au 29 octobre où il a été annoncé un quadruplement du bénéfice d’Air France pour le dernier trimestre.

Mais c’est ce sentiment général qui pourrait bien changer globalement lors de la prochaine campagne NAO où, en général, au même moment sont annoncés les résultats des entreprises, et, surtout, où, au même moment, a lieu un mouvement certes émietté autour des NAO, mais réunit par cette même conscience de l’injustice des revenus des uns et des autres et du mépris affiché pour les revendications salariales.

L’émiettement traditionnel de ce mouvement pourrait bien trouver «l’Air France» du moment qui l’unifierait et, de toute façon, les militants politiques pour en préparer les esprits les plus avancés. C’est l’enjeu de ce moment qui vient. Car avec ce changement de sentiment, c’est la perception de la crise qui peut changer du tout au tout: la crise n’existe que pour les travailleurs et est prétexte pour les pressurer un peu plus.

Un des signes actuels de cette évolution possible a peut-être été donné par la grève en octobre sur le groupe Vérallia (ex Saint-Gobain). Le groupe passant dans d’autres mains, les salariés ont demandé une «prime de sortie» faisant allusion à ce que s’octroient les PDG dans ces cas-là, correspondant à 1% des bénéfices, soit environ 2000 euros par salarié. Ce qui est déjà l’idée d’un partage, certes petit, mais un partage quand même des bénéfices.

La forme qu’a prise la lutte actuelle sur les conditions de travail, contre le harcèlement, le management par la peur et contre des DRH méprisants, pourrait prendre sur la question des salaires le même canal d’expression. Celui d’une remise en cause des PDG et des salaires, primes, retraites chapeaux ou stock-options et autres revenus qu’ils s’octroient à millions alors qu’ils exigent des salariés qu’ils se serrent la ceinture, méprisant surtout leurs modestes revendications salariales.

Des gouttes d’eau à l’échelle des bénéfices des groupes, mais qui peuvent amener à quelques chemises déchirées et faire déborder l’ensemble du vase par l’unification politique de ces luttes. (1er novembre 2015)

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