Immigration. «Mourir. Puis disparaître?»

Par Lisa Carayon et Carolina Kobelinsky

Nous publions ici un article du n° 137 de la revue Plein Droit du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s). Une revue à laquelle nous ne pouvons qu’encourager les lectrices et lecteurs d’A l’Encontre de s’abonner. Les auteures de cet article sont respectivement maîtresse de conférences en droit, à l’Université Sorbonne Paris Nord, et chercheuse en anthropologie au Lesc, CNRS. (Réd.)

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Mourir parce qu’on vieillit 

Ils ne devaient pas rester ici. Les migrants « accueillis » dans l’après-guerre, par une France en mal de bras, auraient dû repartir. Mais c’était sans compter la vie qui se construit, les enfants qui naissent, les amis que l’on perd au pays et, tout simplement, le temps qui passe.

Alors ils ont vieilli ici, ces immigrés (forcément au masculin) qui n’étaient considérés que comme des travailleurs et, par conséquent, n’étaient pas censés mourir. Ce fut le temps de la mobilisation pour les Chibanis et Chibanias [Immigré·e·s maghrébins de la première génération arrivés en France au début des années 1960] et, pour le Gisti, le point de départ d’un numéro de Plein droit de 1998, intitulé « Une vieillesse illégitime », qui s’attachait à comprendre cette « encombrante présence [1] » des travailleurs devenus vieux. Une vieillesse si gênante qu’il fallait bientôt la punir par des lois méprisantes qui obligent à rester en France si l’on veut toucher sa petite retraite, sa prestation d’invalidité, son allocation vieillesse [2].

En 2012, notre dossier s’intitulait « Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée » et mettait en avant la maltraitance institutionnelle envers les vieilles et vieux migrants par le biais, notamment, des contrôles effectués sur la fameuse condition de résidence pour l’accès aux droits sociaux. Mais, à force de vieillir, ils et elles (car elles étaient bel et bien là, elles aussi) ont fini par mourir. Comme d’autres qui n’ont pas eu le temps d’arriver puisque, depuis la mise en place de l’espace Schengen, des milliers de personnes sont décédées en tentant de rejoindre l’Europe. Les premiers ont ainsi été privés de bien vieillir, les autres n’en auront même pas eu le loisir.

La question de la mort en migration se divise donc désormais en deux sujets majeurs. D’une part, la mort des personnes étrangères qui, venant d’ailleurs, ont construit en France une partie de leur vie. Mais aussi, d’autre part, la mort, anonyme et massive, de celles et ceux qui périssent sur leurs trajets vers ou à travers la France. Car la rigidification des politiques migratoires et la violence des méthodes de contrôle qui s’abat sur les frontières prennent aujourd’hui la couleur d’« une thanatopolitique qui ne dit pas son nom [3] ». La mort est, pour le politique, une donnée à réguler, mais les modalités de cette gestion sont constamment en débat et soumises à des réajustements.

Mourir parce qu’on est tué

Choisir qui vit, qui l’on sauve, qui meurt, qui on laisse mourir, est une modalité somme toute assez classique de l’exercice du pouvoir. Si l’évocation d’une thanatopolitique est évidemment un renversement provocateur de l’idée foucaldienne de biopolitique, elle n’en est pas une remise en cause : « gérer » la vie, c’est évidemment aussi gérer la mort. Une partie de la démonstration de Michel Foucault est en effet de mettre en évidence la transformation du pouvoir de sanctions de l’État, de la violence sur les corps – allant jusqu’à la mise à mort – à la surveillance des personnes et de gestion de la vie dans ses aspects les plus biologiques. Parce que la torture et l’exécution étaient devenues insupportables au public, les manifestations du pouvoir auraient ainsi muté vers des formes plus policées de contrôle des corps. Plus policées mais non moins intrusives : la biopolitique, c’est faire des populations des groupes sains, valides, productifs ; mais c’est aussi enfermer les fous, les vieux, les malades, pour les mettre à l’écart d’une masse de corps que l’on enserre dans un filet de normes sanitaires, de la naissance à la mort. Si l’on peut donc dire que la biopolitique désigne le phénomène selon lequel « le pouvoir politique a modifié sa focale d’observation en la déplaçant de la mort vers la vie [4] », on ne peut pas dire pour autant que le pouvoir contemporain choisit la vie face à la mort. Il façonne la vie de sa population et, par là-même, trace les contours de la mort acceptable, voire souhaitable.

Mais évoquer la thanatopolitique introduit une notion supplémentaire. Car la biopolitique suppose malgré tout, en creux, que le pouvoir privilégie, pour sa population, le choix de la vie ; même si c’est une vie normalisée, où les corps sont rendus rentables et disponibles à la production. Or, se pencher sur la politique actuelle de « gestion » des personnes étrangères, c’est constater que l’on est bien loin d’une mise à distance de la mort. Ainsi, par exemple, alors que tout était fait pour protéger la vie pendant les premiers temps de la pandémie de Covid-19, l’exposition au virus et potentiellement à la mort de celles et ceux, pour une bonne part des personnes migrantes, dont les tâches étaient considérées comme essentielles (caissières, livreurs, aides à domicile, saisonniers employés aux récoltes) ou ne pouvant pas s’arrêter (ouvriers dans le bâtiment), n’a pas semblé poser problème [5]. Occupant des postes souvent invisibilisés, leur exposition à la mort n’a pas non plus suscité les applaudissements de la population reconnaissante.

Dans les migrations contemporaines, le spectre de la mort est omniprésent. Il n’est pas besoin de revenir longuement sur la façon dont les politiques migratoires actuelles provoquent véritablement la mort. La fermeture des voies légales de circulation est une réalité de près de cinquante ans : refus de visa, conditions restrictives du regroupement familial, précarisation des titres de séjour sont autant de mesures qui poussent les personnes migrantes, d’une part, à emprunter les routes dangereuses de l’immigration et, d’autre part, à vivre confinées dans l’illégalité. Comme souvent lorsqu’il est question de populations minorisées, l’attitude du pouvoir à leur égard oscille entre la répression brutale et la marginalisation silencieuse. Et qu’on ne s’y trompe pas, ce sont bien ces deux réalités qui tuent.

Le fait que des milliers de personnes meurent chaque année sur les routes de l’exil est une réalité bien connue [6] et dont les causes sont identifiées : la fermeture des frontières, leur surveillance, la délégation du contrôle des migrations aux pays frontaliers – bien souvent peu regardants, eux aussi, sur le respect des droits fondamentaux – conduisent de toute évidence les personnes sur des chemins de plus en plus longs et risqués. Morts noyés, morts de froid, morts asphyxiés dans un camion, morts sous les balles de la police ou abandonnés dans le désert par des trafiquants d’hommes et de femmes, morts dans les prisons de Libye ou dans les maisons de torture du Sinaï [7], innombrables sont les figures d’une politique qui tolère, passe sous silence et entraîne la destruction d’une infinité de vies. Mais ces « morts par la migration [8] », par le régime frontalier, ne sont finalement que la pointe émergée de l’iceberg.

Car ce qui tue, c’est aussi la mise en marge ici ; une fois parvenu·e au bout du chemin. Car – n’en déplaise à ceux et celles qui défendent la thèse de l’« appel d’air » et pour qui, une fois arrivées en France, les personnes migrantes seraient gratuitement logées, nourries, soignées – la précarité tue aussi. Certes moins brutalement qu’un naufrage, moins visiblement que des tirs sur les grillages de Ceuta ou Melilla mais, sur le plan statistique, tout aussi implacablement. On meurt ainsi d’accidents du travail lorsqu’on est employé au noir dans des métiers à hauts risques. On meurt de violences lorsqu’on dort à la rue. On meurt d’avoir trop retardé ses soins médicaux lorsqu’on n’arrive pas à accéder à l’aide médicale d’État (AME) à laquelle, pourtant, on a droit [9]. Conçue moins comme la durée moyenne d’existence que comme ce qu’il est possible et légitime d’en attendre, l’espérance de vie est un marqueur d’inégalité particulièrement révélateur.

Sur ce plan, il est vrai que les personnes étrangères sont en réalité dans une situation très similaire à celle de toutes les personnes pauvres [10]. Mais elles sont souvent plus précaires que les autres et davantage susceptibles de le rester, au fur et à mesure qu’elles sont privées de toute solution pour sortir de leur situation [11]. Non seulement le durcissement des conditions du droit au séjour ne réduit pas les mouvements migratoires – et donc les morts en migration – mais, en rendant les personnes plus vulnérables à toutes les violences sociales, les politiques à l’œuvre ne font qu’augmenter le nombre de ces morts indirectes, invisibles et silencieuses. Oui, on peut être un « assassin » lorsqu’on ne lutte pas contre les accidents du travail [12], de la même façon que lorsqu’on détruit des logements précaires ou que l’on ferme l’accès aux centres de protection maternelle et infantile (PMI) [13]. Mais dans le cas des personnes en migration, la violence exercée par le pouvoir ne s’arrête pas au fait de donner la mort. Elle se prolonge au-delà du décès.

Faire mourir, puis faire disparaître ?

Il y a plus de vingt ans, Abdelmalek Sayad écrivait, dans sa préface à l’ouvrage pionnier de Yassine Chaïb sur les rapatriements de dépouilles de France vers la Tunisie, que la mort de l’immigré était une mort qui dérange tout le monde. Elle « n’a sa place nulle part, en aucun lieu » et rappelle ainsi la double condition d’immigré ici et d’émigré là-bas [14]. Dans la continuité de cette réflexion, il semble possible de dire que la thanatopolitique des migrations nie la valeur des vies des personnes migrantes, en même temps qu’elle relègue aux marges leurs cadavres et leur mémoire.

Les étrangers et les étrangères meurent sur la route, les étrangers et les étrangères meurent ici. Mais qu’advient-ils de leurs corps ? Quelle reconnaissance l’État accorde-t-il aux personnes qu’ils et elles ont été ? L’impossibilité de rapatrier, pendant la première vague de Covid-19, les dépouilles de personnes résidant en France originaires de pays qui avaient suspendu les retours post-mortem (parmi lesquels l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et le Sénégal) a révélé le manque de place dans les « carrés musulmans » des cimetières français. En plus d’infliger aux familles endeuillées une souffrance supplémentaire [15], cette situation a mis en cause très directement l’état actuel de la législation française en matière funéraire, qui interdit sur le papier la création de carrés confessionnels. Ce faisant, elle a mis en lumière une politique excluante de traitement des morts.

La gestion de la mort dont il est ici question est ainsi définitivement marquée par la dissimulation et l’humiliation. Dissimulation des morts aux frontières, privés d’identité et enterrés à la va-vite. Humiliation de leurs proches interdits d’être présents aux funérailles lorsqu’ils se voient refuser leur visa ; interdits parfois de pratiquer leurs rites par une conception excluante de la laïcité ; interdits même d’apprendre la nouvelle du décès par manque d’investigation sur la mort d’« inconnus ». Humiliation des familles de ceux et celles qui s’étaient pourtant durablement installées en France, prises dans des contentieux sans fin pour faire valoir leurs droits – droits à l’héritage, droits à la pension de réversion notamment.

Faut-il se résigner à ce que les morts disparaissent ? Non, bien sûr, et nombreux sont celles et ceux, en Europe comme dans les pays de départ, qui s’insurgent contre cette tristesse infinie de voir la mort ainsi banalisée, ignorée. Des collectifs se montent pour rendre présents les disparus, donner un nom aux morts et prendre soin de leurs corps. Relever les traces de celles et ceux qui ne sont plus là, garder des bouts de leurs histoires de vie, maintenir vivante la mémoire des mobilisations et des engagements solidaires. Des voix s’élèvent pour que chaque mort aux frontières soit investiguée, interrogée, et non passée par pertes et profits dans la grande comptabilité des politiques migratoires européennes. Car tout cela devient pressant pour échapper à l’oubli. Pour qu’ils ne disparaissent pas, parlons donc de ces morts.

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[1] « Vieillissement et immigration », Plein droit, n° 39, 1998, p. 2.

[2] Dans le cadre de la récente réforme des retraites, une nouvelle disposition porte de 6 à 9 mois la durée annuelle de la résidence en France exigible pour toucher l’allocation de solidarité aux personnes âgées (loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, art. 18). Une disposition qui concerne en premier lieu les personnes étrangères âgées. Voir le communiqué Gisti/ATMF, « Haro sur les Maghrébins âgés !! », 23 avril 2023.

[3]« Les frontières tuent », Plein droit, n° 109, 2016, p. 4.

[4] Thibault Bossy et François Briatte, « Les formes contemporaines de la biopolitique », Revue internationale de politique comparée, n° 18, 2011, p. 7.

[5] Les chiffres de l’Insee concernant les décès en 2020 montrent que la pandémie a eu un impact bien plus important chez les personnes nées à l’étranger que chez celles nées en France. Les statistiques pointent également que le nombre de décès de personnes de moins de 65 ans nées à l’étranger a fortement augmenté pendant la première vague de la pandémie : + 31% de décès de personnes nées dans un pays du Maghreb entre mars-avril 2020 par rapport à ceux de mars-avril 2019, + 101% pour celles nées dans un autre pays d’Afrique et + 79% pour celles nées en Asie. Voir Sylvain Papon et Isabelle Robert-Bobée, « Décès en 2020 : hausse plus forte pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France, surtout en mars-avril », Insee Focus, n° 231, 2021.

[6] Si la mort aux frontières extérieures de l’Union européenne semble être devenue aujourd’hui une évidence, la réalité de la mort aux frontières intérieures de l’espace Schengen est peut-être moins largement connue. À cet égard, voir Françoise Lestage et Filippo Furri, « The Management of the Bodies of Deceased Migrants at the French-Italian Border between Ventimiglia and Menton », Dead and Missing Migrants at the French- Italian Border (Menton/Ventimiglia) Workshop, organisé par le projet CAFI, Vintimille, 21 mars 2023 ; La mort de Blessing Matthew – Une contre-enquête sur la violence aux frontières alpines, Border Forensics, 2022.

[7] Voir le film documentaire de Cécile Allegra et Delphine Delloget, Voyage en Barbarie, coproduit par Memento et Public Sénat, 2014.

[8] Françoise Lestage, « Comment les cadavres sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012-2018) », Critique internationale, n° 83, 2019.

[9] Voir le rapport inter-associatif Entraves dans l’accès à la santé. Les conséquences de la réforme de 2019, avril 2023. Sur la détérioration de la santé physique et mentale liée aux conditions de vie et pouvant aller jusqu’à la mort, voir aussi Annabel Desgrées du Loû et France Lert (dir.), Parcours. Parcours de vie et santé des Africains immigrés en France, La Découverte, 2017.

[10] Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee Première, février 2018.

[11] Pour une réflexion globale sur le stigmate de la pauvreté et les préjugés sur lesquelles sont bâties les politiques sociales, voir Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres, Payot, 2020.

[12] Le 13 février 2023, le député LFI Aurélien Saintoul, s’adressant en séance à Olivier Dussopt, ministre du travail, provoque une polémique en affirmant : « La réalité, c’est que vous avez supprimé les CHSCT [Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] et que depuis cette suppression, en moyenne, ce sont 150 morts de plus au travail par an. Si vous aviez une conscience, ce dont je doute, vous auriez 150 morts sur la conscience. La réalité, c’est qu’il y a du sang sur votre politique et vous n’y prenez pas garde. La réalité, c’est que vous êtes des êtres violents parce que vous avez fait le choix de la violence de classe.[…]. Vous avez la responsabilité de ces choix politiques. Vous êtes un imposteur et un assassin. »

[13] Le conseil départemental de Mayotte a annoncé, le 4 avril 2023, la prochaine fermeture des centres de PMI aux parents étrangers et en situation irrégulière. Cette décision est présentée par les élus comme incitant l’État à prendre en charge les frais de santé de ces personnes via l’AME, inexistante dans ce département.

[14] Abdelmalek Sayad, « Préface », in Yassine Chaïb, L’émigré et la mort, Edisud, 2000, p. 9.

[15] Voir Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Victoria Lotz et Thierry Baubet, « “Une mort surréaliste”, Familles immigrées endeuillées par les morts de Covid-19 », Études sur la mort, n° 158 ; « Le parcours des corps : un marché contaminé, un deuil en suspens », entretien avec la sociologue Linda Haapajärvi, épisode 4 du Podcast MoCoMi, réalisé par Anastasia Chauchard, 2022.

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