
Par Dominique Eddé*
En refusant de publier, après l’avoir sollicitée, la remarquable tribune du sociologue franco-palestinien Sari Hanafi, le journal Le Monde vient de commettre une faute inquiétante. Le thème abordé? «L’après Gaza.» L’objection du Monde : « Les termes utilisés ne conviennent pas à notre publication. Parler par exemple de «résistance armée» en référence aux actions du Hamas ne correspond pas à notre manière d’aborder les choses. Cela laisse penser que nos perspectives sont trop éloignées pour être réconciliées.» Dans sa réponse au journal, finalement publiée avec le texte original sur le site Orient XXI, l’auteur écrit notamment : «Vous avez contesté mon utilisation du terme ‘‘droit des Palestiniens à la résistance armée’’ contre l’occupation alors même que le droit international reconnaît ce droit après plus de cinq décennies d’occupation militaire, depuis 1967.»
Pas un mot, pas un seul, dans le texte de Hanafi, n’apporte de l’eau au moulin du Hamas. Son propos est foncièrement politique. Il consiste à ramener au centre du débat le principe de réalité. À savoir la dépossession et la colonisation des Palestiniens par le pouvoir politico-militaire israélien. Et pas à n’importe quel moment: au lendemain d’une guerre génocidaire… Je ne suis pas d’accord avec lui quand il place, dans sa réponse au journal, Le Monde et Libération au même plan, ou presque, que Le Figaro. J’aurais aussi préféré, l’emploi de l’adjectif «calamiteux» et non «inconfortable» pour qualifier l’état du monde arabe et musulman, «au lendemain de Gaza». On conviendra que ce ne sont que des détails !
Le plus grave dans la réaction du Monde réside dans son incapacité à apprécier le caractère essentiel de cette tribune: sa remise en question précisément de la lutte armée dans le cadre des rapports de force régionaux. La chose est dite en toutes lettres, il suffit de lire le texte rendu public par Orient XXI: «Continuer à concevoir la résistance principalement en termes militaires, c’est risquer de perpétuer des cycles sans fin de destruction sans rapprocher véritablement la perspective de la libération. » (…) « Cela suppose de reconnaître que la résistance doit évoluer au-delà de la lutte armée. » Ce bout de phrase est décisif, vital. Faut-il que la censure ait été pressée d’agir pour que son contenu ait été si allègrement ignoré. Les Arabes n’ont que trop attendu le moment de renoncer au mythe du « kifah el-moussalah » (la lutte armée). Ce texte l’appelle de ses vœux. Est-ce raisonnable de l’avoir expédié d’un revers de la main? Ce n’est pas tout. Hanafi évoque la possibilité d’un avenir pour tous dans cette région. Pourquoi tourner le dos à cette ouverture? « Il faut imaginer des arrangements politiques fondés sur l’espace partagé, écrit-il, l’interdépendance et l’égalité — une confédération israélo-palestinienne pourrait constituer un tel cadre… » .
Faut-il que la vie intellectuelle parisienne soit en danger d’autisme pour ignorer le courage qu’il faut, depuis Beyrouth, Damas, Ramallah ou Bagdad, pour élever simultanément la voix contre les pouvoirs d’ici et de là-bas, contre l’abus et le fourvoiement destructeurs des uns et des autres. Tout se passe comme si, après avoir été malmenée par la pensée, la cohérence devenait en soi un objet de suspicion. «Pour Le Monde, écrit Sari Hanafi, il semble qu’un sociologue franco-palestinien ayant étudié en France ne puisse être qu’un informateur sur Gaza.» Cette perception des auteurs venus du sud ne date pas d’hier, mais elle prend des proportions gravissimes. Elle alimente une colère dangereuse parmi les quelques esprits libres qui tentent, dans un monde arabe en décomposition, de briser les tabous, de ne pas s’incliner. Il manque des voix arabes et/ou musulmanes pour s’élever contre le fondamentalisme islamique? Oui. C’est un fait. L’antisémitisme gagne du terrain? Oui. Faut-il le combattre au même titre et en même temps que l’on combat Trump, Netanyahu et les mollahs iraniens? Oui! Mais prend-t-on la mesure en France de l’énergie titanesque qui est demandée aux voix qui ne renoncent à aucun de ces combats sans renoncer à défendre le droit des Palestiniens ? Sait-on ce que signifie le grand écart intellectuel et donc psychique qu’il leur faut entretenir pour réunir tous les bouts ? Pour accorder les langues. Les mémoires. Les récits. Pour ne pas céder au communautarisme, à la pensée de l’entre-soi.
À l’heure où les démocraties européennes perdent, jour après jour, de leur réalité, où les médias sont largement sous la coupe des pouvoirs de l’argent, où l’intelligence artificielle, devenue un bien de milliardaires, peut semer la dévastation à la commande du plus fort avec des drones pour seul office de visages, où les réseaux sociaux véhiculent des torrents de haine et de bêtise, quel sens va prendre désormais le mot de résistance? Quelle porte, quelle fenêtre ouvrir sans recevoir aussitôt en plein visage la claque de la capitulation et de la lâcheté réunies? Il va falloir beaucoup, beaucoup d’imagination pour continuer à ne pas se taire sans perdre la raison.
Je ne vois pour ma part aucune contradiction dans le fait d’être en profond désaccord avec les propos de la sociologue israélienne Eva Illouz et en opposition radicale avec la décision prise par l’Université Erasmus de Rotterdam d’interdire sa conférence. Je n’en vois pas non plus dans l’immense soulagement que me procure la libération de Boualem Samsal et l’immense exaspération que me cause sa complaisance envers le pouvoir israélien.
Mais voilà. Au lieu d’aider la jeunesse à affronter un monde physiquement et moralement pollué, les interdictions pleuvent. Outre l’intervention du ministre de l’Enseignement supérieur et l’annulation par l’administrateur du Collège de France du colloque sur la Palestine proposé par Henry Laurens [1], il nous faut apprendre maintenant que le maire de Cannes, David Lisnard, a fait annuler sans encombres la projection du film Put your soul on your hand and walk au prétexte qu’elle coïncide avec la commémoration des attentats de 2015 [2]. S’il est un témoignage, dénué de jugement et de haine – l’absence des deux est un prodige s’agissant de propos tenus pendant que les immeubles et leurs habitants s’effondrent autour de soi –, c’est bien celui de la jeune photojournaliste Fatma Hassouna, tuée avec tous les membres de sa famille à l’issue de ses entretiens avec la cinéaste iranienne Sepideh Farsi. On s’est ainsi abstenu de montrer comment se noue l’amitié entre une femme iranienne, ayant connu la prison et ayant dû quitter son pays pour fuir le régime, et une jeune Palestinienne qui a vu toutes les horreurs possibles en n’ayant jamais connu que Gaza, et qui a gardé de bout en bout le sourire…
Ce sourire… si seulement on ne se souvenait que de lui, la paix serait à nos portes. Est-il nécessaire de préciser que la souffrance de ceux qui ont perdu les leurs au Bataclan et celle des Gazaouis aux vies fauchées par dizaines de milliers est la même ? Il va falloir que les portiers de la culture se réveillent s’ils ne veulent pas que le monde des idées quitte celui de la pensée, du savoir et du vécu. (Tribune publiée dans L’Orient-Le Jour, le 14 novembre 2025)
* Dominique EDDÉ est romancière et essayiste. Dernier ouvrage: La mort est en train de changer (Ed. Les liens qui libèrent, 2025).
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[1] La journée du 13 novembre du colloque «La Palestine et l’Europe, poids du passé et dynamiques contemporaines» peut être visionnée en cliquant ici. La journée du 14 novembre est en homepage du site alencontre.org.
[2] «Pendant une année, la réalisatrice Sepideh Farsi a filmé des conversations vidéo avec une jeune photojournaliste palestinienne à Gaza, jusqu’au 16 avril dernier. Ce jour-là, Fatem et sa famille sont tués dans une frappe israélienne. Quelques heures plus tôt, elle venait d’apprendre que le documentaire était sélectionné pour le Festival de Cannes.»

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