France-Syrie. Macron légitime Bachar al-Assad

Par Julien Salingue

Le 21 juin 2017, à la veille du sommet européen de Bruxelles, Emmanuel Macron a donné une interview à huit grands journaux européens, au cours de laquelle il a notamment abordé la question de la Syrie. On a ainsi pu apprendre que le président de la République s’alignait désormais sur les positions de Trump et de Poutine.

Emmanuel Macron a changé de point de vue sur la Syrie, et c’est lui-même qui le dit: «Le vrai aggiornamento que j’ai fait à ce sujet, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar al-­Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime!» Il rejoint donc les positions des Etats-Unis et de la Russie qui, malgré leurs divergences passées, s’accordent sur un point: le départ de Bachar al-Assad n’est plus la condition d’une transition politique en Syrie.

«Pas de successeur légitime à Bachar al-Assad»

Macron rejoint ainsi la cohorte de ceux qui, malgré les évidences, nient la responsabilité première de Bachar al-Assad dans la descente aux enfers que connaît la Syrie depuis six ans et la répression barbare du soulèvement démocratique de mars 2011. Pire encore: en reprenant l’argument selon lequel il n’y «a pas de successeur légitime» au dictateur, il fait sienne la rhétorique du régime de Damas: il n’y a pas d’alternative à Bachar al-Assad, sinon le chaos.

Et pourtant, comme l’ont souligné une centaine d’intellectuels dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron publiée par Libération le 2 juillet, «quoi de plus illégitime qu’un dictateur qui pratique le gazage des populations civiles, l’usage des barils d’explosifs, les exécutions sommaires, le viol collectif des femmes et des enfants, la destruction intentionnelle des hôpitaux et des écoles?» [Voir ci-dessous leur déclaration, accompagnée de diverses signatures.] Et, pourrait-on ajouter, comment imaginer une transition en Syrie en y associant le principal responsable de cette boucherie?

«Bachar, ce n’est pas notre ennemi, c’est l’ennemi du peuple syrien»

La réponse est donnée (malgré lui?) par Macron lui-même, avec une formule qui bat des records de cynisme: «Bachar, ce n’est pas notre ennemi, c’est l’ennemi du peuple syrien.» Le président français aurait difficilement pu signifier plus explicitement à quel point il se contrefiche du sort du peuple syrien, tant il est obnubilé par sa volonté de séduire les grandes puissances russe et états­unienne et de «jouer un rôle» dans la diplomatie internationale.

Macron ose en outre prétendre que malgré cet alignement, il maintient «deux lignes rouges» sur la Syrie, au sujet desquelles il sera «intraitable»: «les armes chimiques et l’accès humanitaire». En réalité, ces lignes rouges ont été depuis longtemps franchies par le régime Assad, comme l’ont expliqué et documenté nombre de journalistes et d’ONG, et il ne s’agit là que d’un pur artifice rhétorique destiné à dissimuler le cynisme de l’indécente «realpolitik» de Macron.

L’ensemble est bien entendu enrobé d’un discours sur la «lutte contre le terrorisme», à propos de laquelle Macron affirme là aussi son alignement sur Trump et Poutine. Ainsi, au sujet de Trump [invité au défilé militaire du 14 juillet à Paris], il explique: «Concernant la lutte contre le terrorisme, il porte la même volonté d’efficacité que la mienne.» Concernant Poutine, son jugement est à peine plus nuancé: «Il a deux obsessions: combattre le terrorisme et éviter l’Etat failli. C’est pour cela que sur la Syrie des convergences apparaissent.»

Après avoir accueilli Poutine, Macron a lancé une invitation à Trump le 14 juillet, que celui-ci s’est empressé d’accepter. Quelques jours plus tard, on apprenait que Benyamin Netanyahu serait lui aussi reçu par le président français au cours du mois de juillet. Pour celles et ceux qui nourrissaient de quelconques espoirs quant à des évolutions positives de la politique étrangère de la France, les choses sont désormais claires: Emmanuel Macron sera l’ami des puissants, des dictateurs et des bourreaux, pas celui des peuples. Faut-il encore le souligner? (4 juillet 2017)

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Lettre ouverte

«Monsieur le Président, maintenir Assad, c’est soutenir
le terrorisme»

«Dans une interview récente accordée à huit journaux européens, vous avez rendu public un revirement diplomatique majeur de la France. Vous avez déclaré, à propos de la Syrie: «Le vrai aggiornamento que j’ai fait à ce sujet, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar al-Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime!» [1] Vous justifiez ce revirement au nom de la lutte contre le terrorisme. C’est une erreur d’analyse majeure qui non seulement affaiblira la France sur la scène internationale mais n’endiguera en aucune manière le terrorisme.

En reconnaissant la légitimité de Bachar al-Assad, alors même que ses crimes sont largement documentés, vous placez la France dans la position d’Etat complice. Or, le peuple français ne vous a pas donné le mandat pour mener cette politique, puisque vous avez fait campagne en défendant des positions contraires. En réponse aux questions des associations franco-syriennes, vous aviez notamment affirmé entre les deux tours de l’élection présidentielle: «Bachar al-Assad a commis des crimes de guerre contre son peuple. Son maintien au pouvoir ne peut en aucun cas être une solution pour la Syrie. Il n’y aura pas non plus de paix sans justice et donc les responsables des crimes commis, notamment les attaques chimiques, devront en répondre. La France continuera d’agir au Conseil de sécurité en ce sens, malgré l’obstruction systématique d’un des membres permanents (2).»

La diplomatie française s’est jusqu’ici distinguée par une ligne politique cohérente en condamnant explicitement le régime criminel de Bachar al-Assad. Les preuves ne cessent de s’accumuler (3) et plus de 90 % des victimes civiles en Syrie sont le fait du régime et non de l’insurrection syrienne, du PYD kurde (branche syrienne du PKK) ou même de l’Etat islamique (4). Vous déclarez vouloir poser deux lignes rouges«les armes chimiques et l’accès humanitaire». Celles-ci ont été franchies depuis longtemps en toute impunité. Vous en excluez d’autres: bombardements des populations civiles, tortures et incarcérations de masse, y compris d’enfants, sièges de villes et de quartiers qui affament les populations, enrôlements forcés, etc. Ces exactions sont tout autant inacceptables.

Vous renoncez à l’exigence de justice que vous aviez affirmée au nom d’un prétendu réalisme selon lequel il n’y aurait pas d’alternative à Assad. Vous ajoutez que «la démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur à l’insu des peuples». Vous validez ainsi la thèse du régime syrien selon laquelle ce n’est pas le peuple qui aspirerait à la démocratie mais des puissances extérieures qui tenteraient de la lui imposer. La Syrie n’est pas l’Irak, il ne s’agit en aucun cas «d’exporter la démocratie». La révolution syrienne débute dans le contexte des «printemps arabes» et n’est pas le fait d’une invasion occidentale. C’est justement pour obtenir la démocratie par lui-même que le peuple syrien s’est levé contre Assad. S’il y a ingérence, c’est plutôt parce que la Russie et l’Iran s’obstinent à entraver son droit à l’autodétermination. Votre propos porte en lui l’infantilisation de tout un peuple: vous n’envisagez pas qu’il puisse désigner lui-même un successeur légitime à Assad.

Quoi pourtant de plus illégitime qu’un dictateur qui pratique le gazage des populations civiles, l’usage des barils d’explosifs, les exécutions sommaires, le viol collectif des femmes et des enfants, la destruction intentionnelle des hôpitaux et des écoles? Vous affirmez: «Bachar, ce n’est pas notre ennemi, c’est l’ennemi du peuple syrien.» En réalité, Bachar al-Assad n’est pas uniquement l’ennemi du peuple syrien: il est l’ennemi de l’humanité tout entière. Non seulement du fait de ses crimes contre l’humanité, mais aussi parce qu’il est l’un des premiers responsables de la montée en puissance de Daech qui s’attaque à la France et au reste du monde.

Votre solution n’est pas nouvelle et aligne la diplomatie française sur les positions américaine et russe: au nom de la lutte antiterroriste, donner un blanc-seing au régime et cautionner l’élimination de la rébellion issue des manifestations pacifiques de 2011. L’échec de cette stratégie engagée par Barack Obama à partir de 2013 est pourtant patent. C’est bien l’abandon de l’insurrection par l’Occident qui a donné à des groupes jihadistes l’occasion de prospérer dans une partie de la Syrie. C’est pourquoi la perpétuation de cette configuration ne laisse d’autre alternative à ceux qui s’opposent au régime que l’exil, la mort ou le rapprochement avec les groupes les plus radicaux.

Assad n’est pas l’ennemi du terrorisme, il en est le promoteur. Le régime ne s’est pas contenté de créer le chaos permettant la prolifération de groupes jihadistes: il a adopté une stratégie délibérée et active consistant à faciliter leur implantation sur le territoire et à éliminer dans le même temps les franges les plus démocratiques de l’insurrection. Il a libéré en 2011 de sa prison de Saidnaya des centaines de jihadistes. Puis, avec le concours de ses alliés, il a systématiquement bombardé et attaqué les zones tenues par les rebelles et non pas celles tombées sous le contrôle de l’Etat islamique.

Vous avez déclaré que vous ne voulez pas d’un «Etat failli». Or, il l’est déjà. Le régime de Damas, désormais sous tutelle étrangère, n’assure plus les missions régaliennes d’un Etat et ne contrôle plus son territoire: l’armée est suppléée au combat par des milices ou des forces armées étrangères omniprésentes, un quart de la population syrienne est exilée, les zones insurgées qui demeurent libérées sont gérées de façon autonome (par exemple, les soins et l’aide alimentaire y sont assurés soit par les ONG internationales soit par les populations locales).

Il existe des alternatives à Bachar al-Assad en Syrie. L’insurrection issue des groupes qui ont manifesté pacifiquement en 2011 pour la fin de la dictature continue de résister. Daraya, Douma, Alep, Deir Ezzor, Raqqa, Homs, Deraa, Idleb et bien d’autres villes insurgées ont mis en place leurs propres conseils locaux et ont organisé des élections pour leur gestion. Ce sont ces expériences démocratiques qui constituent le véritable terreau pour que puisse émerger une transition politique.

Quant à lui, par la voix du journal du parti Baath, le régime de Damas a d’ores et déjà instrumentalisé vos propos pour valider sa thèse officielle du complot terroriste fomenté par l’Occident en déclarant: «Après l’échec de tous les paris sur les mouvements terroristes pour porter atteinte à l’Etat patriotique syrien, après l’échec du complot ourdi par les soutiens du terrorisme et ses créateurs, après le retour du terrorisme à la gorge de ses créateurs, les pays occidentaux commencent à faire volte-face et à changer leur position sur la crise syrienne, afin de trouver une nouvelle posture pour sauver la face (5).» Cela ne fait que confirmer qu’il n’y a pas de négociation possible avec un tel régime. La seule solution de sortie du conflit en Syrie est politique et doit se faire sans Bachar al-Assad.

Monsieur le Président, une realpolitik digne de ce nom, c’est d’admettre que, s’il n’est pas une condition suffisante pour lutter efficacement contre le terrorisme, le départ de Bachar al-Assad est du moins une condition absolument nécessaire. (2 juillet 2017)

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(1) https://www.letemps.ch/node/1053916

(2) https://souriahouria.com/les-reponses-de-emmanuel-macron-sur-la-syrie/

(3) Entre autres: dossier «César», rapports d’Amnesty International, rapports de Human Rights Watch, témoignages et livres de nombreux Syriens, qu’ils soient en exil ou encore en Syrie.

(4) Syrian Network for Human Rights (mars 2017): «207 000 Civilians Have Been Killed Including 24 000 Children and 23 000 Females ; 94 % of the Victims Were Killed by the Syrian-Iranian-Russian Alliance» ; ou Violation Documentation Center in Syria: Monthly Statistical Report on Victims.

(5) «La presse officielle de Damas salue la « volte-face » de Macron», Courrier international, 23 juin 2017.

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Les membres du comité Syrie-Europe, après Alep:

Racha Abazied, Association Syrie moderne démocratique laïque; Hala Alabdalla, cinéaste syrienne; Adam Baczko, doctorant en science politique à l’EHESS; Patrice Barrat, Fondateur de l’ONG Bridge Initiative International, producteur de l’émission Syrie maintenant; Jonathan Chalier Secrétaire de rédaction, revue Esprit ; Catherine Coquio, professeure de littérature, université Paris-Diderot; Frédérik Detue, maître de conférences, université de Poitiers; Marc Hakim, médecin hospitalier Santé publique ; Joël Hubrecht, juriste; Sarah Kilani, médecin anesthésiste-réanimateur hospitalier et auteure d’articles sur le conflit syrien; Charlotte Lacoste maître de conférences, université de Lorraine; Véronique Nahoum-Grappe anthropologue, EHESS ;Claire A. Poinsignon, journaliste indépendante; Manon-Nour Tannous, docteure en relations internationales, spécialiste des relations franco-syriennes, ATER au Collège de France; David Tuaillon, traducteur et dramaturge; Nadine Vasseur, auteure; Caroline Zekri, maître de conférences, université Paris-Est-Créteil.

Parmi les autres signataires:

Nadia Leïla Aïssaoui, sociologue; Maria al-Abdeh, chercheure et directrice exécutive de Women Now for Development, Paris ; Khalil al-Haj Saleh, intellectuel et traducteur syrien ; Yassin al-Haj Saleh, intellectuel syrien; Maabad al-Hassoun, intellectuel syrien ; Fatima Ali, artiste et doctorante à Paris-X ; Zahra Ali, chercheure au SOAS-Londre et à l’Ifpo; Moustapha Aljarf Auteur, réfugié syrien ; Joseph Bahout, politologue spécialiste du Moyen-Orient, chercheur au Carnegie Endowment, Washington DC; Faraj Bayrakdar, poète syrien; Souhaïl Belhadj chercheur au Center on Conflict, Development and Peacebuilding de l’IHEID à Genève; Yohanan Benhaim, doctorant en science politique à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne; Cécile Boëx, maître de conférences, EHESS; Hamit Bozarslan historien, directeur d’études à l’EHESS; François Burgat Politiste, CNRS, Iremam; Sophie Cluzan, archéologue spécialiste de la Syrie, conservateur du patrimoine; Leyla Dakhli, spécialiste du Moyen-Orient et du Maghreb, chercheure CNRS au Centre Marc-Bloch, Sonia Dayan-Herzbrun professeure émérite en sociologie politique, université Paris-Diderot ; Gilles Dorronsoro, rofesseur de Science politique, membre sénior de l’IUF Sakher Edris Journaliste syrien, membre fondateur du Working Group for Syrian Detainees; Jean-Pierre Filiu, professeur, Sciences-Po ;Thibaud Fournet Ingénieur de recherche au CNRS, architecte, archéologue;Vincent Geisser Chercheur au CNRS, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman; Omar Guerrero Psychologue clinicien et psychanalyste, Centre Primo-Levi; Shiyar Khalil, journaliste syrien, membre fondateur du Working Group for Syrian Detainees ; Stéphane Lacroix Professeur associé, Sciences-Po-Ceri; Jacques LagarceArchéologie de la Syrie, retraité du CNRS; Garance Le Caisne Journaliste indépendante, auteure de Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne; Olivier Lepick Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste des armes chimiques ; Agnès Levallois Consultante spécialiste du Moyen-Orient et de la Syrie, vice-présidente de l’Iremmo; Ziad Majed, politiste, spécialiste du Moyen-Orient et de la Syrie, universitaire; Farouk Mardam-Bey éditeur, écrivain et président de Souria Houria; Franck Mermier, anthropologue spécialisé sur le monde arabe, directeur de recherche au CNRS; Thomas Pierret, senior lecturer, université d’Edimbourg; Annie Sartre-Fauriat, historienne de la Syrie gréco-romaine, professeure des universités émérite ; Maurice Sartre, historien de la Syrie, université de Tours ; Leïla Seurat Spécialiste du Moyen-Orient, postdoctorante à l’Iremam; Dominique Vidal Journaliste et historien; Leïla Vignal, géographe spécialiste du Moyen-Orient, Université d’Oxford ; Emmanuel Wallon Professeur de sociologie politique, université Paris-Nanterre Frédéric Worms Philosophe, professeur à l’ENS Samar Yazbek Journaliste et écrivaine.

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