Par Pauline Graulle
L’Insoumis a réalisé, dimanche, une percée spectaculaire dans les centres urbains et leur périphérie proche. Son discours volontariste sur les discriminations, ajouté à celui sur le vote « utile » contre l’extrême droite, lui a permis de fédérer un électorat interclassiste.
Quel est le point commun entre un Parisien du Xe arrondissement où le mètre carré s’adjuge à 10 000 euros, et un habitant du Franc-Moisin, l’une des cités HLM de Seine-Saint-Denis les plus en difficultés de France ? Dans ces deux endroits qu’a priori tout oppose, Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête des votes au premier tour de la présidentielle.
C’est l’un des enseignements majeurs de la sociologie électorale de cette campagne, et peut-être le début d’une nouvelle ère de reconquête pour la gauche : dimanche, l’Insoumis, qui a rassemblé plus de 22 % des suffrages au national, a réalisé une percée spectaculaire dans les grandes villes et les banlieues alentour.
Mêlant un appel au « vote utile » qui a beaucoup résonné dans les classes moyennes et une adresse volontariste aux quartiers populaires, il a réussi à constituer, autour de sa candidature plus encore qu’en 2017, l’alliance des classes populaires et de celles et ceux qu’il appelle les « classes moyennes sachantes ». Une « coalition électorale assez interclassiste », pour reprendre l’expression du géographe Jean Rivière, qui explique la large avance de l’Insoumis sur les candidats écologiste, communiste et socialiste, dont il a siphonné l’électorat.
Un vote « utile » dans les grandes et moyennes villes
Sur les cœurs de métropoles d’abord, c’est une vague rouge grenat qui a déferlé le 10 avril. Dans les villes où La France insoumise (LFI) était déjà arrivée première en 2017, Jean-Luc Mélenchon amplifie son score, parfois très largement. C’est le cas à Montpellier, ville revenue en 2020 dans le giron du PS, où il gagne plus de 9 points, ou encore à Toulouse, où il passe, en cinq ans, de 29 % à 36 % aujourd’hui.
À Marseille, où l’Insoumis avait été triomphalement élu député en 2017, le candidat a réalisé, là aussi, un très bon résultat. En dépit de son bilan de parlementaire pour le moins contrasté, il gagne, dans la deuxième ville de France, 7 points par rapport à la dernière présidentielle, totalisant plus d’un tiers des suffrages et devançant Emmanuel Macron.
« Avec 31 % des voix, le candidat de l’Union populaire confirme après les municipales que la gauche reprend du poids dans Marseille », souligne le journal indépendant Marsactu. Ce titre local pointe que, dans la ville de Benoît Payan, cet élan s’est imposé sans le soutien de la gauche partisane locale : une seule élue seulement, sur les cinquante-cinq composant la majorité du Printemps marseillais, avait appelé à voter pour sa candidature.
À Lille en revanche, LFI a pu s’appuyer sur les réseaux de deux éminents députés (Ugo Bernalicis et Adrien Quatennens), et gagne dix points par rapport à la dernière présidentielle, dépassant 40 % des suffrages dans le fief de Martine Aubry. Mélenchon se maintient également en tête, aux alentours de 30 % au Havre, où est élu l’ancien premier ministre Édouard Philippe.
Dans les communes qui ne l’ont placé en tête ni cette fois ni la fois dernière, il enregistre aussi d’importantes progressions. À Paris, il passe ainsi de 19 % à 30 % (même si le chef de l’État demeure largement en tête), terrassant Anne Hidalgo, qui totalise moins de 23 000 voix dans la capitale où elle est pourtant maire.
Un vote des villes au sommet de la hiérarchie urbaine, donc, qui se retrouve logiquement dans les anciens bastions socialistes. Mélenchon est ainsi parvenu à faire revenir à gauche les métropoles qui avaient basculé pour Emmanuel Macron en 2017, comme Nantes (33 %), Rennes (36 %) ou encore Villeurbanne (37 %). Autant de communes dirigées par « l’équipe de France des maires » qu’Anne Hidalgo voulait mettre en avant dans sa campagne et où elle réalise des scores microscopiques (entre 2 et 3 %). Il s’agit d’une victoire nette (et cruelle) sur le parti à la rose pour celui qui avait déclaré, en 2017, vouloir « remplacer le PS ».
Le candidat de l’Union populaire arrive également largement en tête dans la quasi-totalité des villes conquises par les Verts en 2020. Il gagne 11 points à Strasbourg (35 %), devançant à la fois Emmanuel Macron et Yannick Jadot qui enregistre, avec 6,4 % des voix réunies dans la ville remportée par l’élue d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) Jeanne Barseghian, un score guère meilleur que sur le plan national. Même chose à Lyon, chez l’écologiste Grégory Doucet, où Mélenchon prend 8 points, atteignant 31 % – contre 7 % pour Yannick Jadot –, de même qu’à Poitiers où, cette fois, il double Emmanuel Macron.
Pour le politologue Simon Persico, pas de surprise : « Ce sont les mêmes qui votaient PS auparavant, ont voté écologistes aux municipales, et ont voté Mélenchon à cette présidentielle. Jean-Luc Mélenchon a raflé les idéopôles, les grands centres urbains avec beaucoup de jeunes diplômés, plutôt favorables à la mondialisation, qui ont voté en faveur du candidat le mieux placé à gauche », observe-t-il. De fait, dans cet archipel métropolitain qui concentre les centres de décision économiques et politiques, Mélenchon est surreprésenté de moitié par rapport à son score national.
Maître de conférences en géographie à l’université de Nantes, Jean Rivière y voit lui aussi un effet du « vote utile, dans cette campagne aux airs de primaire sauvage sur la base des sondages à gauche ». Même s’il estime que ces très bons scores dans ces villes historiquement à gauche doivent aussi être croisés avec des variables d’âge. Au sein de ces territoires récemment gentrifiés, la population plus jeune que la moyenne a été davantage séduite par ce vote de « rupture ».
Le chercheur, qui n’a pas encore épluché les résultats bureau par bureau, s’attend par ailleurs à voir confirmée l’hypothèse selon laquelle c’est dans les quartiers les plus populaires des villes que l’Insoumis réalise ses meilleurs scores. Ce que tend à montrer la carte électorale parisienne : à l’est de la capitale, une zone en voie de gentrification mais accueillant des « poches » encore très populaires, le vote mélenchoniste l’emporte ; à l’ouest, qui regroupe une population bourgeoise ancienne, on s’est clairement positionné en faveur d’Emmanuel Macron et, dans une moindre mesure, d’Éric Zemmour.
Une razzia sur l’ex-« banlieue rouge »
En plus de cet électorat « classe moyenne » des grandes villes qui s’est tourné, en partie pour des raisons stratégiques, vers le candidat de l’Union populaire, le leader de l’insoumission a réalisé des scores impressionnants dans les quartiers populaires situés à la périphérie proche des grandes villes. Le vote pour Emmanuel Macron, qui promettait en 2017 d’y faire réussir les « talents », s’y est à l’inverse effondré.
En Île-de-France, Jean-Luc Mélenchon arrive ainsi en tête des suffrages dans la région, coiffant au poteau le président sortant. Même phénomène dans son ancien fief de l’Essonne où il arrive loin devant, mais aussi dans le Val-de-Marne, et surtout en Seine-Saint-Denis, où l’Insoumis frôle les 50 % au premier tour.
Dans ce département très pauvre qui amplifie traditionnellement les dynamiques à gauche, Jean-Luc Mélenchon opère même une razzia sur la plupart des communes où la participation est meilleure qu’attendu – beaucoup de figures locales ont été « impressionnées » par les files d’attente devant les bureaux de vote.
Il progresse entre 15 et 20 points dans les villes de l’ex-« banlieue rouge », comme La Courneuve (64 %), Saint-Denis (61 %), Stains (60 %), Sevran (54 %) ou Saint-Ouen (51 %). Et réalise également une OPA sur les collectivités tenues par le PCF, comme à Bobigny (Seine-Saint-Denis), pourtant reconquise par un maire communiste en 2020, où il inflige une défaite cinglante au candidat communiste (60 % pour LFI contre 2,2 pour le PCF). Même chose à Grigny (Essonne), où l’édile communiste a pourtant été élu « meilleur maire du monde » en 2021 (56 % pour LFI, contre 4,4 pour le PCF), ou encore à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), la ville de Georges Marchais, où Mélenchon rassemble 40 % des voix, contre 4,2 pour son concurrent du PCF.
Selon Yann Le Lann, un tel vote ne peut donc être réduit qu’à un seul transfert de suffrages internes à la gauche : « Dans les quartiers, le vote Mélenchon est tout sauf un vote utile, affirme le sociologue. C’est violent, c’est puissant. Pour obtenir des scores qui passent la barre des 60 % à Gennevilliers ou Saint-Denis, c’est qu’il y a un vote d’adhésion très fort ! »
Une appréciation qui trouve confirmation à Marseille, comme l’indique un article de Marsactu sur la participation dans les quartiers nord, où Mélenchon « explose les scores ». Analysant dix bureaux de vote, dans les zones urbaines sensibles de Font-Vert (une cité où Mélenchon a attiré 84 % des suffrages), Félix-Pyat, Air-Bel ou Frais-Vallon, le site d’information note ainsi que, malgré une faible participation dans ces quartiers, Mélenchon y a amélioré fortement son score en valeur absolue. « Le recul de la participation est moindre dans ces bastions (– 2 points) que sur la ville (– 6 points). Certains bureaux sont même le siège d’une mobilisation électorale accrue. Son score record n’est donc pas le résultat en trompe-l’œil d’une participation en berne, recroquevillée sur la gauche, comme c’est parfois le cas », conclut-il.
La victoire de la gauche « Terra Nova » ?
Ce leadership incontestable dans ces zones semble valider la stratégie déployée par le mouvement qui s’est attaché à cibler les classes populaires « des villes » (en grande partie issues de l’immigration), quand Marine Le Pen, sauf exception, ciblait l’électorat populaire « des champs » (au profil rural, plus proche des « gilets jaunes » qui avaient tenu les ronds-points en région).
Depuis 2018 et la tenue par le mouvement des premières « Rencontres nationales des quartiers populaires » à Épinay-sur-Seine, avec pour dessein de visibiliser les nouveaux acteurs de l’antiracisme – notamment le Comité Adama –, LFI a en effet engagé un travail de longue haleine à destination de ces populations en proie aux discriminations, aux violences policières ou à l’islamophobie.
Une entreprise qui n’est pas uniquement électorale, souligne Éric Coquerel, député insoumis de Seine-Saint-Denis, qui a porté cette ligne en interne, et pour qui la défense des classes populaires est la raison même de l’existence de la gauche.
Quoi qu’il en soit, Jean-Luc Mélenchon n’a eu de cesse d’occuper le terrain : outre ses propositions économiques et sociales en « rupture » avec la dérive libérale de la social-démocratie, il s’est positionné comme le défenseur de ces quartiers, participant, en novembre 2019, à la manifestation contre l’islamophobie, défendant « les musulmans » sur les plateaux télé, dénonçant les violences policières, réactualisant le concept de « créolisation » ou s’insurgeant contre la loi « séparatisme » à l’Assemblée nationale…
Par ailleurs, l’intense travail de communication sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok où Jean-Luc Mélenchon a été transformé par sa jeune équipe en une sorte d’icône de « pop culture », de même que les liens entretenus avec les influenceurs issus de la téléréalité, lui ont aussi permis de gagner en notoriété auprès d’un public de jeunes n’ayant pas été politisés par les voies traditionnelles.
En face, la candidature d’Éric Zemmour, contre qui le candidat de l’Union populaire s’est frontalement opposé lors d’un débat qui a pourtant déplu à nombre d’intellectuels de gauche, a été « un facteur de mobilisation de la jeunesse qui a constaté que Mélenchon avait un discours clair », souligne Alexis Corbière. Le député LFI de Seine-Saint-Denis glisse qu’en revanche la ligne d’un Fabien Roussel parlant de « la fraction radicalisée des quartiers périphériques » ou invitant des proches du Printemps républicain sous la coupole du Colonel-Fabien a, a contrario, contribué à faire perdre des voix au communiste dans les quartiers.
Cette analyse est corroborée par le président socialiste du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel. « Globalement, la campagne est loin d’avoir passionné les foules. Par contre, il y avait dans les quartiers une telle rage contre Zemmour, que cela a pu motiver les gens à sortir de chez eux pour aller voter. Dès lors, Mélenchon est apparu comme celui qui permettait d’être respecté face aux insultes quotidiennes », témoigne-t-il.
« Si Mélenchon est très fort dans les quartiers populaires périurbains, c’est qu’il a réalisé l’association d’une logique de discrimination et d’une logique de classe, analyse Yann Le Lann. Il est même devenu hégémonique chez les gens d’origine maghrébine et subsaharienne, comme en Guadeloupe, en Guyane ou en Martinique. » Mais attention, poursuit-il : « Cela serait totalement réducteur de l’analyser comme un “vote communautaire”. Dans un contexte d’extrême droitisation du débat public, une partie des gens qui subissent le racisme ont été à la recherche de quelqu’un qui était capable de tenir des lignes par rapport à cette offensive. Il l’a fait, cela a fini par payer. »
Simon Persico, lui, y voit paradoxalement la victoire posthume de la « gauche Terra Nova », du nom de ce think tank proche du PS qui préconisait, dans les années 2000, que la gauche fédère à la fois les diplômés des centres-villes et les « minorités des quartiers populaires », autour d’un discours portant des « valeurs culturelles et progressistes ».
Une théorie que réfutent avec vigueur les Insoumis, qui ne font pas tout à fait la même lecture du rapport. Éric Coquerel considère ainsi que l’élection signe à l’inverse la « fin de la gauche Terra Nova » qui actait justement, selon lui, « que la gauche devait arrêter de parler aux classes populaires pour se concentrer sur un électorat “bobo” ».
La députée de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain est sur la même longueur d’onde : « Dans le rapport, il y avait l’idée d’une substitution d’un électorat à un autre, et d’abandonner l’idée de la lutte des classes. Nous avons fait l’inverse. Notre campagne ne s’est jamais affranchie de la question sociale, même s’il est vrai que nous avons injecté des thématiques nouvelles comme le féminisme, l’antiracisme, qui ont permis d’agréger ces deux électorats. »
Une alliance précieuse, quoique fragile, qui s’est certes traduite cette fois dans les urnes. Manque toutefois une autre composante, déterminante pour pouvoir espérer devenir majoritaire : l’électorat populaire, et souvent abstentionniste, des terres anciennement industrielles, moins multiculturelles, que le bloc mélenchoniste a échoué à mobiliser. Le prochain défi à relever dans les années à venir. (Article publié le 13 avril 2022 sur le site Mediapart)
Soyez le premier à commenter