France. «Les ouvertures tardives des magasins, un leurre»

87188_un-magasin-ouvert-le-dimancheEntretien avec Frederic Jehl

Le débat autour des horaires tardifs et des ouvertures des commerces le dimanche divise de nouveau les politiques et l’opinion publique. Quels sont les principaux arguments avancés?

Trois arguments principaux sont généralement avancés. Le premier est celui de l’effet «anti-crise» qui renvoie pourtant implicitement à la fermeture du Virgin Megastore des Champs-Elysées ou aux difficultés rencontrées par d’autres enseignes du même type à Paris et dans les grandes villes touchées par une augmentation forte et continue des loyers ces dernières années. C’est d’ailleurs souvent pour palier cette croissance des frais fixes que les commerces ouvrent de plus en plus tard. Vient ensuite l’argument de la «souplesse» qu’offrirait, notamment aux consommateurs parisiens englués dans la circulation, l’ouverture tardive ou le dimanche des commerces dans la capitale. Mais dans ce cas, pourquoi un nombre non négligeable de Monoprix restent-ils ouverts au-delà de 20 heures en province où les problèmes de circulation parisiens ne se posent pourtant pas ? Et si le problème était réellement lié à des questions d’urbanisme et d’habitat, pourquoi le même mouvement de déréglementation se produit-il depuis vingt ans dans un grand nombre de pays d’Europe du sud comme l’Italie (en janvier 2012) – avec des résultats désastreux sur le commerce et les emplois, l’Espagne (en juillet 2012) ou encore le Portugal (en octobre 2010), nonobstant la taille des villes et les questions de temps de travail ou de transport?

Enfin, le dernier argument régulièrement invoqué est celui d’un consommateur pressé qui «veut tout, tout de suite» avec Internet comme modèle. Un bien étrange argument si l’on considère que, l’acte d’achat sur Internet n’est en effet qu’un acte de commande pour les biens physiques et non d’acquisition immédiate. Une fois de plus donc l’argument fait flop!

Pourquoi cette polémique est-elle récurrente depuis des années?

Pour relancer la croissance et doper la consommation des ménages, les gouvernements successifs misent sur les extensions des ouvertures des commerces censés générer un chiffre d’affaires additionnel significatif. Mais cet argument n’a jamais été démontré. Avec, au mieux, une stagnation du pouvoir d’achat et un poids des dépenses obligatoires (logement, énergie, etc.) qui pèsent de plus en plus lourd dans le budget des Français, c’est en réalité l’effet inverse qui se produit depuis la fin des années 1960.

Cette stagnation de la demande primaire a conduit la grande distribution à mettre en place un nouveau modèle commercial. Ce dernier privilégie les volumes au détriment du prix et de la qualité d’où une course effrénée au discount avec, en parallèle, la mise en place d’horaires d’ouverture extensibles pour permettre aux enseignes de rester concurrentielles sur un marché déjà saturé. Mais cette recette ne fait pas de miracles comme le montre l’exemple d’IKEA dont certains magasins ouvrent les dimanches et proposent des nocturnes les jeudis et vendredis soirs mais qui enregistre pourtant un recul de 4,3% de son chiffre d’affaires sur son exercice clos au 30 septembre 2013 ainsi qu’une baisse de fréquentation de ses magasins qui est passée de 52 millions à 50 millions de visiteurs sur le même exercice. Pour la plupart des grandes enseignes, la situation n’est guère meilleure et les expertises que nous menons régulièrement dans le secteur du commerce attestent d’une situation préoccupante marquée par : 1° l’érosion de la fréquentation des magasins; 2° le recul des tickets moyens de passage en caisse; 3° une baisse du chiffre d’affaires par magasin; 4° la course frénétique à la baisse des prix pour conserver ses parts de marché. La question des ouvertures tardives n’est donc qu’un leurre qui masque le vrai problème, celui du pouvoir d’achat des ménages.

Quel rôle joue la concurrence inter-enseignes dans cette bataille?

Le débat sur les horaires tardifs et l’ouverture dominicale est révélateur du piège permanent que constitue, pour les salariés, l’allégorie du «consommateur roi» sur laquelle se fonde la quasi-totalité des plans stratégiques des grandes enseignes de la distribution comme la FNAC, CONFORAMA ou encore CARREFOUR.

Mais la raison première de cette bataille récurrente tient en grande partie à la concurrence inter-enseignes. Sous couvert de réclamer les mêmes droits sur le mode du «Tous ouverts ou tous fermés, mais tous égaux» revendiqué par Jean-Claude Bourrelier, le PDG de Bricorama, chacun cherche en fait à prendre toujours plus de parts de marché à ses concurrents et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Pour autant, il n’est pas prouvé que ces ouvertures soient profitables. Et pour les magasins qui gagneraient effectivement de l’argent, il resterait à vérifier que leurs structures de charges sont à peu près identiques à celles des horaires classiques. Or, Il y a fort à parier que, dans la majorité des cas, la profitabilité est tout juste atteinte par une pression sur le coût salarial relatif qui se traduit concrètement par : moins de salariés en magasins proportionnellement au nombre de clients et un coût salarial unitaire allégé par le recours à des embauches de salariés en CDD à temps partiel.

Ce débat n’est-il pas révélateur de l’aberration permanente que représente le «client-roi»?

Ces enseignes, qui ne cessent de communiquer sur le fait qu’elles placent le client au cœur de leur dispositif n’ont évidemment aucun état d’âme quand il s’agit de limiter le nombre de vendeurs et de caisses un dimanche après-midi pour éviter que leur compte de résultat ne vire au rouge. Elles n’ont aucune gêne non plus à embaucher des étudiants dont le turn-over est par ailleurs notoirement élevé, dé-professionnalisant ainsi la force de vente et le métier de vendeur. Si le débat était sérieux, on constaterait que le mythe du «consommateur-roi» se traduit bien souvent dans les faits par : des clients qui cherchent désespérément un vendeur, des taux croissants de ruptures en rayons, une part de travail toujours plus importante qui lui est transférée (caisses automatiques, auto-collecte de son achat au dépôt, développement des drives pour éviter le coût des mises en linéaires) ou encore celui du self-service en remplacement du conseil vendeur, etc.

Ne nous y trompons pas : c’est bien la concurrence inter-enseignes qui guide les choix stratégiques de toutes les enseignes. C’est encore elle qui explique le vent tourbillonnant de la reconquête des centres villes par des petites structures alimentaires de type: Monop’, Carrefour City ou Express, Franprix, etc. Leur forte proximité et leur rivalité se soldent souvent par une fréquentation très fluctuante après 20 heures, avec à peine deux salariés pour les gérer. Une situation de sur-offre qui se solde régulièrement par des fermetures et des licenciements. Un législateur attentif à tous ces problèmes et à tous ces mécanismes aurait sans doute tendance à rester ferme, fixant des règles favorables aux salariés, les protégeant de mécanismes concurrentiels détachés de tout besoin économique réel. Il saurait aussi que ce ne sont pas les ventes marginales tardives qui font la consommation, mais bel et bien le niveau des salaires et, singulièrement, le temps libre laissé aux salariés dans une société rythmée par autre chose que la marchandise. (Texte publié par Apex)

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