France. Chiffrer la différence sociale d’espérance de vie et celle de la retraite [quand Macron l’expliquait: voir vidéo]

Lecture du graphique: en 2009-2013, l’espérance de vie à 35 ans des hommes cadres est de 49,0 ans, soit 6,4 ans de plus que celle des hommes ouvriers.

Par Ulysse Lojkine et Michaël Zemmour

Le chiffre «25% des plus pauvres sont morts à 62 ans» n’est pas le meilleur pour parler de la retraite. On peut retenir à la place que:

  1. L’écart d’espérance de vie entre hommes ouvriers et cadre est de 7 ans (INSEE-Institut national de la statistique et des études économiques). C’est aussi l’écart de durée de retraite entre les 20 % d’individus les plus riches et les 20 % les plus pauvres (Lojkine «Une retraite pour les morts ).
  2. La moitié des hommes les plus modestes de 60 ans ont 30% de risque d’avoir moins de 10 ans de retraite (Lojkine d’après INSEE).
  3. Les exploitants agricoles et les ouvriers sont plus de 20% à être en incapacité dès leur première année de retraite. (Aubert 2020, DREES-direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques)

Un chiffre a beaucoup marqué le paysage médiatique et militant «25% des 5% les plus pauvres» décèdent avant 62 ans. Ce chiffre est souvent raccourci en «un quart des plus pauvres est mort avant 62 ans».

Si le chiffre, mis en avant par Libération (Alice Clair et Savinien de Rivet), est issu des travaux de référence de Nathalie Blanpain de l’INSEE, il ne dit pas vraiment ce qu’on lui fait dire et n’est sans doute pas le meilleur pour parler de la retraite et des écarts de mortalité. [La rédaction d’A l’Encontre avait reproduit ce graphique dans le dossier sur la contre-réforme des retraites en France publiée en date du 2 février, comme illustration d’un article de Jean-Marie Harribey.]

Nous reprenons ici notamment des éléments mis en avant dans l’introduction de la note de recherche «Une retraite pour les morts ?» (Lojkine 2022) qui mobilise notamment les chiffres de Nathalie Blanpain ainsi que ceux de Dherbécourt, Maigne et Viennot.

1. Que dit le chiffre de Libération?

Le chiffre dit littéralement que si «une personne passe chaque année de sa vie parmi les 5% les plus modestes de sa classe d’âge, sa mortalité à chaque âge est beaucoup plus élevée que la moyenne, et son risque de décès avant 62 ans est de 25%».

Une des difficultés c’est qu’on ne sait pas bien (en tout cas l’étude ne le dit pas) combien de personnes vivent toute leur vie parmi les 5% les plus modestes (en revenu). Une part conséquente des personnes connaît dans sa vie des phases de grande pauvreté et des phases plus favorables, de telle sorte qu’on ne sait pas si 1%, 2% ou 5% des personnes restent toute leur vie parmi les 5% les plus modestes.

2. Pourquoi il n’est pas le meilleur pour parler de la retraite

D’abord parce que les personnes parmi les 5% les plus pauvres ne sont pas ou très peu en emploi et à ce titre n’ont pas ou très peu de droits à la retraite.

Ensuite parce qu’en reprenant la même méthode, on remarque que dans cette population, ceux qui meurent avant 62 ans sont déjà, pour la moitié d’entre eux, morts avant 55 ans. Autrement dit bien avant la retraite à toute époque.

Ce chiffre nous dit à la fois que les personnes en mauvaise santé peuvent être laissées dans un très grand dénuement (du fait de minima sociaux faibles, ou de non-recours à ces minima) et aussi que les personnes très pauvres vivent souvent malades et en mauvaise santé du fait même de leur pauvreté.

Il appelle sans doute une réponse en termes de politique publique du logement, de minima sociaux, de santé, de handicap. Mais cette statistique ne nous parle pas de la retraite, et elle n’est donc peut-être pas la meilleure à mobiliser pour en parler au lieu de traiter directement de ces sujets.

3. Quel chiffre utiliser pour parler de l’écart d’espérance de vie parmi les seniors?

Parmi les personnes réellement concernées par le salariat et le droit à la retraite, il y en a une petite minorité qui n’atteindra pas la retraite. Autour de soixante ans, le risque de décès chaque année est de l’ordre de 1%. Et bien plus élevé chez les personnes modestes. Aussi décaler [passer de 62 à 64 ans… puis 65] l’âge de la retraite n’est pas neutre.

Cela étant dit, l’immense majorité des personnes de 50 ans auront une retraite, mais pas de la même durée et pas dans le même état de santé, c’est essentiellement là que s’exprime la différence de classe pour le plus grand nombre.

A partir des chiffres de Blanpain et des tables de mortalité on peut calculer une espérance de vie des personnes de 50 ou de 55 ans, par tranche de niveau de vie.

Par cette démarche (Lojkine 2022) montre par exemple que les hommes les plus modestes (sous la médiane) d’une cinquantaine d’années ont environ 30% de risque d’avoir une retraite de moins de 10 ans, et environ 15% de risque de ne pas avoir de retraite du tout. Alors que les hommes au-dessus de la médiane n’ont qu’un risque de 10% d’avoir une retraite de moins de 10 ans et un risque très faible de ne pas atteindre la retraite.

On peut noter que contrairement au chiffre de Libération, ce chiffre ne s’applique pas au premier vingtile en situation de grande pauvreté et souvent exclu du salariat et des droits à retraite.

Les 40% d’hommes les plus modestes dont il s’agit ici ne sont pas tous pauvres, ils représentent plus largement les classes populaires. C’est donc pour des millions d’actifs que la perspective d’une retraite courte est un risque de premier ordre. C’est bien ici le système de retraites dans sa structure même qui est en cause.

On peut aussi retenir qu’à 35 ans, les hommes ouvriers ont une espérance de vie de 7 ans inférieure au hommes cadres. L’écart est de 3 ans chez les femmes (INSEE, EDP, France Métropolitaine, génération). Les dispositifs de retraite anticipée ne parviennent pas à empêcher cet écart d’espérance de vie de se traduire en un écart de durée de retraite: on retrouve ainsi une différence de 7 ans de durée de retraite entre le quintile d’hommes le plus pauvre, et le quintile le plus aisé, et le même écart chez les femmes (cf. note Lojkine).

Enfin on peut noter que 15% des employé.e.s, 20% des ouvrier.e.s et 21% des agriculteurs exploitants connaissent une incapacité dans leur première année de retraite contre seulement 12% des cadres et professions supérieures (Patrick Aubert, DREES 2020).

4. Et avec la réforme?

La note de Lojkine étudie l’effet d’une potentielle réforme des retraites comme celle qu’a annoncée le Président de la République lors de la campagne présidentielle de 2022: report de l’âge d’ouverture des droits de 62 à 65 ans, et de 60 à 62 pour la retraite anticipée. Comme on peut s’y attendre, les risques de mort avant la retraite, de retraite très courte et de retraite courte augmenteraient tous de plusieurs points pour toutes les catégories de genre et de niveau de vie. C’est environ 9000 personnes supplémentaires chaque année qui mourraient sans retraite après la réforme, alors qu’elles l’auraient connue (brièvement) dans le système actuel.

Ce raccourcissement général n’est pas sans conséquences sur l’équité générale du système, en particulier chez les hommes. En effet, nous avons déjà vu que la durée de retraite des hommes varie fortement en fonction du niveau de vie, de 15 ans dans le quintile inférieur à 22 ans dans le quintile supérieur. Or les simulations montrent que tous ces quintiles perdraient la même durée de retraite, 2 ans environ. Relativement à la durée totale, cela implique donc une forte inégalité: les hommes les plus modestes perdraient 15% de leur durée moyenne de retraite, contre 9% pour les plus aisés. L’effet sur la durée de retraite des hommes serait donc fortement régressif. (Note publiée sur le blog de Michaël Zemmour, le 14 décembre 2022)

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Quand Macron expliquait – le 25 avril 2019 – pourquoi il ne fallait pas «reculer l’âge légal de la retraite». A l’entendre, certaines et certains se sont exclamés: «C’est le président qu’il nous faudrait»

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En amont de la retraite, le travail

Par Jean-Marie Harribey

La réforme des retraites est une attaque en règle contre le travail. A trois dimensions. La première est de faire travailler deux ans de plus tout le monde, et même davantage ceux ayant commencé à travailler tôt. Deux ans de plus comme punition pour avoir gagné un mois d’espérance de vie par an depuis une décennie.

Si la baisse du nombre d’actifs par rapport aux retraités est un argument pertinent, pourquoi faire travailler ceux qui ont déjà un emploi alors qu’il y a 5,5 millions de chômeurs? Pourquoi le taux d’emploi des femmes resterait indéfiniment inférieur de 8 points à celui des hommes? Comment le recul de l’âge de la retraite pourrait-il créer un seul emploi supplémentaire pour les seniors, sauf à supposer que le chômage résulte de leur choix?

La deuxième dimension est plus sournoise. 57% des personnes seulement passent directement de l’emploi à la retraite; les autres connaissent au moins une année sans travail entre 50 et 67 ans (Drees, 2021) et 16% des plus de 53 ans ne sont ni emploi ni en retraite. Il existe donc un sas de pauvreté dans lequel les seules ressources des individus sont le RSA [Revenu de solidarité active: 598,54 euros mensuels pour une personne vivant seule sans enfant; 897,81 pour un couple sans enfant] ou une allocation d’invalidité. Avec la réforme des retraites, ce sas s’élargira, d’autant plus que les réformes de l’assurance chômage réduisent les allocations et leur durée. La pension minimale à hauteur de 85% du Smic net [1353 euros net] ne concernera que les carrières complètes. Ainsi, les travailleurs, hommes et surtout femmes, aux carrières hachées auront des pensions laminées, tandis que les critères de pénibilité resteront réduits.

La troisième dimension atteint le comble de l’absurdité. Faire travailler plus pour produire plus! Mais produire quoi? Augmenter la durée du travail de chacun va totalement à l’opposé d’une réelle transition écologique. Alors qu’il faudrait saisir l’occasion de la crise pour transformer les processus productifs, les finalités du travail et les conditions de celui-ci, la fuite en avant tient lieu de planification! Qu’est-ce donc qui agite un président «découvrant» le réchauffement du climat? C’est la volonté de ne pas toucher aux avantages de la classe qui domine tout et s’approprie une grande part des richesses. Aussi, la seule véritable mesure qui éviterait un déficit des retraites, au demeurant modeste, serait d’augmenter les cotisations. Horreur pour un gouvernement qui entend réduire les pensions pour réduire les dépenses publiques et qui professe de faire reposer tous les efforts sur le travail et aucun sur le capital. Quoi qu’il en coûte au travail!

Or, comme on ne peut plus fonder un modèle social sur une croissance forte de la productivité du travail, la réduction des inégalités devient un impératif catégorique [1]. C’est la seule manière de résoudre conjointement les questions sociale et écologique, c’est-à-dire d’enclencher simultanément la réhabilitation du travail et la redéfinition de ses finalités. Travailler plus longtemps sans changer le travail est une aberration. (Publié sur le site d’Attac France, le 2 février 2023)

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[1] Voir le chiffrage: http://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/retraites/soutenables-socialement-ecologiquement-2023.pdf. [La lecture de ce texte est des plus utiles pour comprendre la dynamique, l’importance et la signification de cette contre-réforme – Réd. A l’Encontre]

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