France. Après le 14 juin, une lutte qui dure depuis quatre mois

Manifestation à Paris le 14 juin 2016
Manifestation à Paris le 14 juin 2016

Par Léon Crémieux

Pour le gouvernement et les médias contrôlés par le pouvoir et les grands groupes, cette journée devait être un non-événement, le baroud d’honneur d’un mouvement essoufflé (voir sur ces thèmes les articles publiés sur ce site en date du 17 mai, du 9 juin et du 15 juin sous l’onglet: Europe, France).

Pourtant, c’est un immense cortège qui a défilé dans les rues de la capitale, traversant les quartiers Sud-Ouest de Paris de la Place d’Italie aux Invalides. Quatre heures après le départ du carré de tête, des groupes attendaient encore pour démarrer… Alors que la CGT a annoncé 1,2 million de manifestants, le gouvernement n’a vu dans les rues que 120’000 personnes, mettant un point d’honneur à ce que ce chiffre soit le plus bas annoncé depuis le 31 mars. Mais surtout, la seule communication médiatique et gouvernementale depuis la manifestation aura concerné «la violence des casseurs», une dizaine de vitres brisées et des murs tagués d’un grand hôpital pédiatrique parisien qui se trouvait sur le parcours.

Concernant le fond du dossier, le Premier ministre a comme posture que le dossier est clos, la loi est bouclée, il n’y aura aucune modification et la mobilisation sociale doit immédiatement disparaître des écrans médiatiques. D’ailleurs, il menace même d’interdire les prochaines manifestations annoncées pour la semaine prochaine.

Pourtant, la mobilisation a la vie dure. Ce fut la plus grosse manifestation parisienne depuis le début du mouvement, il y a trois mois, deux ou trois fois plus grosse que celle du 31 mars. Evidemment, il s’agissait d’une montée nationale, mais plusieurs grandes villes étaient aussi dans la rue, comme Marseille, Toulouse, Strasbourg, Rennes… De même, l’ambiance n’était pas à un dernier tour de piste. Car dans cette manifestation, comme dans toutes les actions menées depuis des semaines, l’état d’esprit est à la détermination. Un grand nombre de salariés venait d’entreprises grandes ou petites du secteur privé, de toutes les régions, le plus souvent amenés en cars par la CGT, mais aussi par Force ouvrière ou Solidaires.

Le cortège, les mots d’ordre témoignaient de la détermination dans l’exigence de retrait de la loi El Khomri et du rejet du gouvernement du PS. Malgré la propagande quotidienne menée depuis des mois à la radio et à la télé par le PS et l’ensemble des commentateurs et prétendus experts économiques et sociaux, les salariés sont toujours vent debout contre cette loi: dans tous les sondages, seulement 30% de l’opinion soutient le maintien du projet de loi. 70% – et la quasi-totalité des salarié·e·s – veulent son retrait pur et simple ou au moins de profondes modifications.

Pourtant, le mouvement n’a pas encore réussi à faire plier le gouvernement. Car les données présentes depuis le début du mouvement sont toujours là.

D’un côté, le gouvernement est toujours aussi faible. Sa crédibilité se réduit semaine après semaine comme peau de chagrin. Le couple dirigeant Valls-Hollande affiche le visage de dirigeants forts, d’un Etat de plus en plus policier pour masquer leur faiblesse. Le Premier ministre (Valls) joue sur ce registre en répétant à l’envi que la France est en guerre face au terrorisme, que la République doit être défendue et on assiste désormais à une hystérisation médiatique, orchestrée par le gouvernement, de tout événement qui peut entrer dans cette grille de lecture. Il en a été ainsi, au matin du 14 juin, après l’assassinat d’un couple de policiers en Région parisienne qui est devenu une attaque terroriste de première importance. A la suite de cet acte meurtrier, le ministre de l’Intérieur a accédé à une vieille revendication des syndicats réactionnaires de policiers et de l’extrême droite: l’autorisation du port d’armes pour les policiers en dehors du service.

Les dégradations subies par la façade de l’hôpital pour enfants le 14 juin ont, elles, été sublimées par le Premier ministre en «un hôpital dévasté», alors qu’aucun manifestant n’a pénétré à l’intérieur. Mais cette mise en scène médiatique d’un «acte inhumain» va servir à justifier, peut-être, l’interdiction de prochaines manifestations. Ironiquement, le leader de Force ouvrière (FO), Jean Claude Mailly, a répondu à cette menace en disant qu’il faudrait parallèlement interdire les prochains matches de l’Euro 2016, prétexte à de multiples affrontements avec au moins déjà un mort et des blessés graves.

Sur ce terrain de l’Etat policier et de la mise en scène d’un pays en guerre, le gouvernement se fait prendre à son propre jeu, la droite et le Front national lui reprochant désormais sa faiblesse devant le désordre social.

Ce climat de violence d’Etat, le gouvernement et sa police l’applique aux manifestations. Au moins 150 manifestants ont été blessés le 14 juin, 15 ont dû être dirigés vers des services d’urgence et au moins un est dans un état grave, sa colonne vertébrale atteinte par une lacrymogène tirée à tir tendu. L’utilisation des flash-balls, de LBD, de grenades de désencerclement et des lacrymogènes amène à blesser sérieusement les manifestants, sans parler des charges contre les cortèges avec l’usage intensif des matraques.

Le gouvernement cherche donc à sortir de la situation après le 14 juin en faisant monter la tension et les violences policières. Le but est d’arriver à casser définitivement le mouvement social avant le deuxième passage de la loi à l’Assemblée nationale début juillet.

Du côté du mouvement, les «choses» sont toujours contradictoires.

Les échéances données par l’Intersyndicale nationale, beaucoup trop espacées, surtout depuis la mi-mai, ne permettent pas de construire le rapport de force, d’acculer le gouvernement à la défaite. La détermination des équipes syndicales combatives a permis jusqu’à aujourd’hui de maintenir la force du mouvement, mais beaucoup de secteurs, d’entreprises, sont entrés en grève de façon dispersée, reprenant quand une autre démarrait.

Le seul moment où le gouvernement a été à deux doigts de céder, ces dernières semaines, a été fin mai, lorsque le blocage des dépôts de carburants et la grève des chauffeurs routiers a mis à sec 30% des stations-service. Faire céder le gouvernement n’est possible que par un blocage de la vie économique du pays, au moins assez fort pour créer une situation dans laquelle l’isolement social et politique de l’exécutif l’oblige à céder. De cette question, beaucoup de syndicalistes sont conscients depuis le début du mouvement. C’était le sens de l’appel «On bloque tout», lancé le 22 mars par 100 syndicalistes, essentiellement CGT et Sud. C’est aussi l’état d’esprit de nombreuses équipes syndicales qui, notamment depuis la mi-mai, ont multiplié les blocages, les grèves, comme celles du ramassage et du traitement des ordures ménagères dans plusieurs villes de France.

Les salariés des raffineries de pétrole ont tenu plusieurs semaines, mais l’impact de leur grève a été cassé par l’importation massive de carburant par les grands groupes. Les grèves de la SNCF, des pilotes d’Air France, vertébrées sur des revendications locales n’ont pas pu donner depuis le 1er juin une vigueur comparable à la tension des deux semaines précédentes. Cela d’autant plus, à la SNCF, qu’avant d’imposer à la CGT une grève reconductible à partir du 1er juin, il y avait eu, depuis mars, plusieurs journées isolées ou de 48h, usant une partie des forces.

Pourtant, d’autres secteurs, travailleurs des centrales nucléaires, des ports, de la verrerie, de l’agroalimentaire sont aussi entrés dans l’action ces dernières semaines. La force de ce mouvement et la composition des manifestations brisent l’image brossée depuis des années d’un mouvement syndical et revendicatif limité aux salariés de la fonction publique. Depuis, des mois, ce sont les salariés de l’industrie, des transports, du commerce et des services qui structurent la mobilisation.

Bloquée dans une situation dont elle n’est pas maîtresse, la direction de la CGT essaye de louvoyer, notamment depuis la mi-mai. Prise en tenaille entre la force du mouvement qui la pousse en première ligne et le blocage de toute marge de négociation avec le gouvernement, Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT) gère mais ne veut pas pousser davantage à l’affrontement. Ainsi, a-t-il explicitement refusé de profiter du lancement de l’Euro 2016, le 10 juin, pour acculer le gouvernement sur la défensive, désavouant les équipes syndicales qui avaient renforcé la grève sur les lignes de transport desservant les stades de foot. De même, l’Intersyndicale n’a pas tracé de plan de mobilisation crescendo après le 14 juin. La prochaine échéance est seulement une journée le 23 juin et l’Intersyndicale appelle moins à renforcer les grèves qu’à multiplier les signatures de pétitions. L’Union départementale CGT des Bouches du Rhône, pour sa part, s’appuyant sur la force du 14 juin avec 300 entreprises du privé de la région marseillaise en grève ce jour-là, a lancé un appel à la grève de 48h, les 23 et 24 juin, dans l’état d’esprit d’enclencher un réel bras de fer.

Une nouvelle fois, rien n’est réglé dans cette mobilisation qui dure depuis 4 mois, en ayant plusieurs fois renouvelé ses forces. (16 juin 2016, article écrit pour le site Viento Sur)

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