Le marais politique espagnol

Par Manuel Gari

«Le manque de signification de la politique dans son ensemble a été confirmée par l’impasse dans laquelle certaines questions politiques particulières sont plongées.» (Hannah Arendt,
Qu’est-ce que la politique?)

Il y a des années, sous la dictature franquiste, la maison d’édition Ruedo Ibérico, établie à Paris, a publié un livre de Gerald Brenan intitulé Le Labyrinthe espagnol [1]. Si l’historien anglais devait penser à un titre décrivant la situation politique de l’Etat espagnol entre 2015 et 2019, il utiliserait peut-être le terme «marais» pour la décrire. Beaucoup des idées contenues dans l’ouvrage écrit par Brenan il y a 75 ans, se référant à la fin du XIXe siècle et au premier tiers du XXe, semblent décrire des aspects de la situation actuelle.

Au cours des quatre dernières années, aucun gouvernement n’a pu se consolider dans l’Etat espagnol, la dette publique continue d’augmenter jusqu’à atteindre presque 100 % du produit intérieur brut (PIB), la politique budgétaire est erratique et l’approbation des budgets généraux de l’Etat – qui dépendent eux-mêmes de ceux des Communautés autonomes qui assurent la santé et l’éducation – est toujours en situation d’attente, de sorte que l’investissement et les dépenses publiques ne sont pas actualisés. Tout cela rend difficile pour l’Etat espagnol de se préparer aux effets négatifs que pourraient avoir sur son économie les effets négatifs du Brexit, le ralentissement économique très probable qui pourrait se transformer en récession dans des pays comme l’Allemagne ou une nouvelle crise bancaire induite par celle de ce dernier pays ou l’Italie.

Etant donné la structure économique de l’Espagne, les exportations et le tourisme souffriraient suite à de tels événements, et étant donné que la demande intérieure ne se redresse pas suite à la baisse de la masse salariale consécutive à des années de politiques d’austérité antisociale, on ne peut exclure de graves problèmes économiques qui, selon les rapports de forces actuels entre classes sociales, la faiblesse politique de la gauche et l’absence de mobilisations syndicales, ne pourraient conduire qu’à des régressions sociales. Dans ce panorama désolé, seules nourrissent des éléments d’espoir les actions du mouvement féministe, la mobilisation étudiante inédite pour la défense du climat et de la vie portée par la «génération Greta» et quelques luttes ouvrières isolées.

A nouveau des élections

Ces derniers mois, depuis les élections législatives du 28 avril 2018, l’avant-scène politique a été occupée par les combinaisons du rapprochement et de l’éloignement entre le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Unidas Podemos – UP [2]. Ni les uns ni les autres n’ont débattu sur un programme de gouvernement, au contraire, toute la bataille s’est concentrée sur la composition du gouvernement. Le PSOE et les organisations patronales ne voulaient pas que Unidas Podemos fasse partie de l’exécutif et Unidas Podemos a fondé toute sa stratégie actuelle (et future) sur son entrée dans le gouvernement, démontrant ce que le professeur de droit constitutionnel Javier Pérez Royo décrit comme une «anxiété à gouverner».

Mais, en même temps, le PSOE avait besoin des votes de l’UP pour obtenir au parlement l’investiture de Pedro Sánchez comme président du gouvernement. Et la bataille n’a pas porté sur le contenu des propositions et des projets, mais sur le discours à développer dans les médias et les réseaux sociaux. Les deux partis ont oublié les besoins de la majorité de la société et se sont consacrés à parler d’eux-mêmes. Si l’obsession de Unidas Podemos était d’obtenir des ministères, celle de Pedro Sánchez était et est de trouver la meilleure formule pour détruire Podemos ou au moins le neutraliser, non pas tant à cause de ce qu’il est vraiment, mais à cause de ce qu’il représente dans l’imaginaire collectif. Le véritable terrain de jeu n’a pas été celui occupés par des équipes de négociation mais les deux formations ont fait leur celui des médias et des réseaux sociaux pour voir qui allait imposer son «récit».

L’ensemble du spectre politique de la gauche et de la droite a fait montre de platitude, d’enfantillage et de sectarisme, ce qui a abouti à lasser et à soûler de larges secteurs de l’électorat, mais ce qui a aussi contribué au fait que l’ensemble des citoyens et citoyennes dont les problèmes réels ne sont pas traités s’éloignent encore plus de la nouvelle «caste» politique. En même temps, des réflexes intolérants et antidémocratiques apparaissent dans le champ de la droite et de l’extrême droite contre la gauche et le féminisme, et s’affirme une grande déception – qui peut conduire à une abstention électorale – dans des secteurs importants de la base sociale de la gauche.

La télévision et la presse ont saturé leur temps d’émission et leurs pages par les formules utilisées par les uns et les autres dans ce conflit politique, ce qui a monopolisé l’attention des citoyens jusqu’à saturation. En effet, la thèse de Pierre Bourdieu – publiée dans Les Actes de la recherche, 1988, intitulée Penser la politique – est devenue une réalité en ces mois. Bourdieu y a écrit: «Nous vivons immergés dans la politique. Nous baignons dans le flot immuable et changeant du bavardage quotidien sur les chances et les mérites comparés de candidats interchangeables.» Comme preuve de l’ampleur du détournement du débat politique, l’essentiel a tourné autour de la question de savoir qui est à blâmer pour devoir refaire des élections. Si le débat politique a été remplacé par ce piège et si les idées n’ont pas été présentes, il faut dire que l’action politique des partis a été remplacée par la voix unique et l’omniprésence des leaders dans un exercice d’hyper-leadership qui non seulement mine la démocratie interne des formations, mais établit aussi une relation directe du «leader» (tous des hommes) avec le peuple, sans médiation, autour de questions simplistes: gouvernement de coalition oui ou non; je fais ou ne fais plus confiance à un dirigeant; cela sans qu’il existe une réflexion plus approfondie. Le «débat» sur la formation d’un nouveau gouvernement a été un spectacle ennuyeux oscillant entre le déplorable et le grotesque.

Plus qu’un problème gouvernemental

L’échec de Pedro Sánchez, secrétaire général du PSOE, à former un gouvernement et le fait de devoir convoquer de nouvelles élections législatives pour le 10 novembre – après quatre années au cours desquelles plusieurs élections ont eu lieu sans parvenir à une stabilité gouvernementale – reflète la stagnation politique et institutionnelle que connaît l’Etat espagnol. Le régime post-franquiste de la Constitution de 1978 n’a pas encore résolu sa crise fondamentale, notamment en raison de la persistance et de l’importance des revendications nationales de la Catalogne.

Cette crise est aggravée par la fin du bipartisme qui a assuré le changement «ordonné» de gouvernement entre un parti social libéral (PSOE) et un parti néolibéral de droite (le Partido Popular, PP). dans ce qui a été appelé le «turnismo» [3]. Ce bipartisme a été changé à l’échelle de l’Etat espagnol dans son ensemble – le cas de la Catalogne, de l’Euskadi et de la Galice est différent – par l’existence de deux blocs: d’une part, un «progressiste» configuré par le PSOE et les «forces du changement» (Unidas Podemos et leurs alliances dans les nations) et, d’autre part, l’action conjointe des trois droites (PP, Ciudadanos (Cs) et Vox, le parti nostalgique du national-catholicisme).

La situation est aussi une démonstration de l’«épuisement» des matériaux avec lesquels s’est construite l’architecture politique convenue entre les franquistes et les partis ouvriers majoritaires [PCE et PSOE] en 1978, c’est-à-dire de l’obsolescence d’une Constitution qui consacre le rôle de la figure antidémocratique du roi, le rôle de l’armée garante de l’unité «nationale» imposée et de l’ordre constitutionnel, incluant la propriété privée comme principe directeur ainsi que le rôle privilégié de l’enseignement de l’Eglise catholique, subventionnée par l’Etat et exonérée du paiement des impôts. 

La crise de la gauche

Ce qui a été décrit montre aussi la fin du cycle politique ouvert après les mobilisations du 15M [«les indignés» du 15 mai 2011] et l’épuisement comme forces de changement de Podemos et des forces apparentées qui ont fait du «gobernismo» [participation au gouvernement] leur raison d’être. Cela s’accompagne d’une renonciation à promouvoir un processus destituant qui aboutisse à une rupture démocratique avec le régime de 1978 et ouvre l’horizon d’un nouveau processus constituant. Malgré le rôle de garant de la monarchie et du régime de réforme de 1978 et son refus de reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples des nations sans Etat ou son soutien aux traités et aux politiques d’austérité de l’Union européenne, Unidas Podemos a offert au PSOE un «passeport» de gauche et le profil d’une force du changement. Et, de plus, ce qui est fort ridicule de la part de Pablo Iglesias: sa demande adressée au roi qui joue le rôle de médiateur avec le PSOE afin de former un gouvernement de coalition; ou encore, ce qui est dramatique, que Unidas Podemos assure au PSOE qu’il respecterait les décisions du PSOE sur la Catalogne.

Je ne parle pas du droit de Podemos d’entrer au gouvernement espagnol, mais je souligne que gouverner aux côtés d’un parti social libéral est incompatible avec le rôle d’une force transformatrice. Les questions que beaucoup d’entre nous se sont posées sont claires: accepteriez-vous de nouveaux mémorandums de la Troïka, ou l’application de l’article 155 de la Constitution qui suspend les fonctions du gouvernement autonome catalan, ou encore toute décision de guerre de l’OTAN?

Ce co-gouvernement serait destructeur pour la gauche et le mouvement social et affaiblirait peut-être jusqu’à l’extrême Podemos étouffé par l’étreinte d’un ours. C’est pourquoi nous avons proposé faire obstacle à la droite par le biais d’un accord d’UP, sur certains points du programme, avec le PSOE et d’effectuer ensuite une tâche de contrôle du respect de ces engagements et d’une opposition au Parlement sur les autres questions.

Cela n’a pas été le cas parce que Unidas Podemos a favorisé dans certains secteurs de son électorat l’ illusion trompeuse des eurocommunistes espagnols – depuis que Santiago Carrillo était secrétaire général (1960-1982) du Parti communiste espagnol (PCE) – selon laquelle la seule façon pour la gauche d’avancer est de participer aux gouvernements en oubliant ce qui a été approuvé dans les deux assemblées de citoyens (Congrès) tenues par le parti issu des 15 M, assemblées qui ont cherché à promouvoir une alternative au régime entier. Et ce qui est de même très grave: comme dans les moments précédents de l’histoire, les adversaires internes (au sein de UP) sont marginalisés ou expulsés, ce qui a produit une absence de pluralité au sein des organisations.

Podemos et la plupart des organisations qui ont vu le jour après le 15 M ont changé de nature. Elles ne sont plus des forces qui contestent le système et le régime, elles ne pratiquent plus la démocratie interne, puisqu’il n’y a plus d’espaces de délibération en leur sein, ni de décisions prises par les organes élus. Les référendums organisés ne sont point des exercices démocratiques, mais de simples actes de soutien plébiscitaire aux décisions prises par un petit nombre de personnes. Toutefois, malgré la perte systématique de voix, elles conservent un important électorat qui les soutient, parce qu’il y a encore un secteur de la gauche qui ne veut pas avoir à choisir entre voter pour le PSOE ou s’abstenir.

En ce moment, l’espace politique de gauche à gauche du PSOE connaît un profond remue-ménage et peut-être même une réorganisation à l’approche des élections législatives du 10 novembre. D’une part, il y a une profonde division au sein du PCE et de l’IU (Izquierda Unida) sur les relations avec Podemos, oscillant entre des secteurs qui exigent plus d’autonomie, de visibilité et de respect face à l’arrogance des dirigeants Podemos qui monopolisent les décisions et l’apparition publique et, d’autre part, à l’opposé, des secteurs qui cherchent vraiment à dissoudre leurs organisations au sein d’un Podemos, aujourd’hui dirigé par des anciens membres du PCE lui-même ou de sa jeunesse. Ils n’ont pas fondé Podemos mais ont «débarqué» immédiatement dans cette direction, cooptés par Iglesias qui, simultanément, rompait avec une partie des fondateurs de Podemos.

Dans le même temps, les députés catalans liés à Ada Colau (la maire de Barcelone) ont montré leurs différences quant à l’orientation adoptée par Podemos lors des négociations concernant l’investiture de Pedro Sánchez comme président du gouvernement. En outre, au sein même de Podemos, qui maintient une organisation très affaiblie, se manifeste un mécontentement des dirigeants territoriaux qui ont vu leur force électorale diminuer après les élections du 26 mai 2019 dans les municipalités et les autonomies, et lors des élections européennes dont le résultat fut encore pire que celui obtenu un mois auparavant lors des élections législatives du 28 avril.

Mais la chose la plus importante qui est en train de se produire et qui pourrait aboutir – si elle se concrétise finalement – à un changement de l’éventail des votes de la gauche réside dans la présentation éventuelle d’une nouvelle option politico-organisationnelle dirigée par Iñigo Errejón, ancien numéro 2 de Podemos.

En même temps, au sein d’Adelante Andalucía – la coalition de Podemos et d’IU avec les partis andalous pour les élections autonomes, menée par Teresa Rodríguez, militante d’Anticapitalistas, et qui a obtenu les meilleurs résultats parmi ceux recueillis par Unidas Podemos dans l’Etat espagnol – existe des voix qui évoquent la nécessité pour les élections générales [de novembre] de présenter dans les huit provinces de l’Andalousie une liste Adelante Andalucia et de former son propre groupe parlementaire qui collabore et se coordonne avec la gauche dans une complète autonomie politique. Si ce dernier point est confirmé, cela signifierait l’émergence d’une force au niveau de l’Etat à gauche de Podemos, mais en même temps plus unitaire et avec un plus grand pluralisme interne. Elle pourrait servir de référence future pour le reste de l’Etat espagnol. Mais il est encore trop tôt pour savoir ce qui va se passer parce qu’il y a un secteur d’IU qui s’y oppose et qu’il y a beaucoup de difficultés juridiques et économiques qu’Adelante Andalucia devra surmonter pour faire ce saut vers la politique étatique. (22 septembre 2019; article envoyé par l’auteur à la rédaction de A l’Encontre; traduction A l’Encontre)

Manuel Gari collabore à la revue Viento Sur et milite dans les rangs de Anticapitalistas

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[1] Livre qui a eu un impact important sur les rangs de l’anti-franquisme en termes de constitution de la compréhension de l’histoire de l’Etat espagnol au cours du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle. C’est un travail solide, bien que ses thèses soient très discutables d’un point de vue marxiste. Ouvrage publié en 1943 par Cambridge University Press.

[2] Unidad Popular est une alliance entre Izquierda Unida et Podemos conjointement à des représentant·e·s de forces qualifiées «de convergentes» avec des alliances passées par les deux partis en Galice et en Catalogne.

[3] Le terme «turnisme» se réfère à ce que deux partis prennent chacun, à leur tour, la direction du gouvernement, ce qui renvoie à une vieille tradition de l’époque de la Restauration au XIXe siècle, à l’époque où les libéraux opéraient de la sorte.

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