Etat espagnol. S’il y a de nouvelles élections, que faisons-nous?

EspPar Brais Fernández
et Raúl Camargo

«Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe», Walter Benjamin [Charles Baudelaire]

La tenue de nouvelles élections est déjà une possibilité réelle [le 26 juin]. L’arithmétique parlementaire a produit ce que nous avons vu: quelques mois de négociations mises en scène alors que la population assistait passivement au spectacle et que la précarisation de la vie quotidienne continuait comme si de rien n’était. Il n’y a pas eu la moindre amélioration pour les travailleurs et les travailleuses: il est évident que si nous laissons ceux d’en haut négocier, sans que ceux d’en bas ne se bougent, bien peu de choses vont changer.

L’objectif des élites est simple: il s’agit de bâtir une normalité nouvelle pour continuer de gouverner alors que la crise se stabilise, une normalité à même de soutenir les scandales de corruption [1] et que les coupes budgétaires désirées par l’Union européenne soient acceptées comme la pluie qui tombe du ciel [2]. Sur cette question, qui est fondamentale, le PP (Parti Populaire), le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et Ciudadanos (formation parrue en 2006 et dirigée par Albert Rivera) sont d’accord même si chacun envisage différentes stratégiques pour y parvenir.

Les diverses négociations en vue de la formation d’un gouvernement font clairement apparaître que le PSOE ne misera pas sur une rupture avec les pouvoirs économiques. En compagnie de toute la social-démocratie européenne (à l’exception de Jeremy Corbyn du Labour), convertie en un zombie néolibéral, le facteur différentiel au sein de l’Etat espagnol réside dans l’irruption d’une force électorale éloignée des structures de pouvoir traditionnel. Et qui est à même de pénétrer des niches dans lesquelles la gauche classique n’a jamais réussi à s’installer. C’est là le fruit non seulement de l’habilité en termes de communication de certains porte-parole, mais surtout du cycle de luttes ouvert par le 15M («Les indignés»15 mai 2011) qui bouscula les anciennes loyautés et donna naissance à une base populaire active capable d’être la composante d’une nouvelle majorité. Ce substrat social n’est pas mort, ainsi que l’a démontré la dernière consultation organisée par Podemos [3].

Cette conjoncture est cependant marquée par une particularité. Nous nous situons dans un moment de d’impasse, où, si nous restons sur place, cela impliquera un recul. Un petit saut signifie tout, conserver les positions signifie stagner, revenir à la routine et permettre que la normalité si haïe des coupes budgétaires et de la corruption continue.

Les nouvelles élections peuvent toutefois être une opportunité pour modifier cette routine et éviter que notre offre post-électorale soit un «gouvernement à la valencienne» [4], c’est-à-dire un gouvernement où quelques petites choses peuvent bouger, alors que sur les points fondamentaux tout reste en l’état. Il existe une autre option pour gérer en mode offensif l’investiture, suite au «deuxième tour électoral», en fonction du «rapport de forces» et non d’un conditionnement résultant d’une «corrélation de faiblesses», nous mettant sur la défensive.

Cette option passe, en premier lieu, par une identification du moyen: dépasser le PSOE, le transformer en une force subalterne. Actuellement, la réalisation de cet objectif passe par une alliance avec IU et son million de suffrages ainsi que par une campagne ouverte, participative, qui puisse déboucher sur une dynamique propre ainsi que cela s’est produit avec la campagne d’Ahora Madrid [liste de diverses forces de gauche qui a gagné la mairie de Madrid], et avec un programme de rupture.

Cela passe également par le maintien et le renforcement de l’accord avec les formations que sont En Comú Podem [Catalogne], En Marea [Galice] et Compromís-Podem [Communauté valencienne]. Une alliance ne signifie pas une fusion de projets: cela signifie aboutir à des accords pour réaliser des objectifs concrets. Il relève du sens commun que dépasser le PSOE passe, actuellement, par la capacité d’établir cette alliance, qui pourrait également avoir l’effet multiplicateur de polariser les options: les trois partis des riches contre l’alliance de la plèbe. Un axe de conflit favorable pour ceux et celles qui misent pour un changement réel parce que, en vérité, la grande lutte qui traverse ce pays est celle d’une minorité propriétaire et parasite qui s’enrichit alors que la majorité sociale qui travaille subit la dégradation de ses conditions d’existence et voit la destruction des éléments de sécurité sociale qui existent encore [5].

Antonio Gramsci, parlait dans ses Petites notes sur la politique de Machiavel de deux types de politique. «La petite politique, les questions partielles et quotidiennes qui se posent à l’intérieur d’une structure déjà établie à cause des luttes pour la prééminence entre les diverses fractions d’une même classe politique». La «grande politique», cependant, traite des questions de l’Etat et de transformations sociales. Le génie sarde [Gramsci] alertait contre le danger que «n’importe quel élément de petite politique se transforme nécessairement en question de grande politique» [6].

Nous devons demander à Podemos générosité et capacité d’ouverture; à IU, que ses intérêts d’appareil et ses tics identitaires ne soient pas une limite insurmontable. Faisons cas de Gramsci: que la «petite politique» ne soit pas le couvercle qui nous empêche de résoudre les grandes questions (Article publié le 23 avril sur le blog du quotidien en ligne Público.es ; traduction A L’encontre. Brais Fernández est membre du comité de rédaction de la revue Viento Sur et militant d’Anticapitalistas. Raúl Camargo, est député de Podemos à l’Assemblée de Madrid et membre d’Anticapitalistas)

____

[1] Il n’est pas un jour sans que de nouveaux scandales se font jour, en particulier au sein du PP. Citons trois exemples: le ministre de l’Industrie a démissionné à la suite de la diffusion des Panama Papers; le maire de Grenade a été arrêté pour corruption et l’entier des cercles dirigeants du PP de la Communauté valencienne est éclaboussée par des cas de corruption. Inutile d’ajouter que le PSOE est aussi régulièrement l’objet d’affaires de corruption. (Rédaction A l’Encontre)

[2] La Troïka exige des coupes budgétaires supplémentaires de plusieurs milliards. Des chiffres divers sont mentionnés, les annonces et les pressions diverses jouent pour indiquer la voie à suivre quel que soit le gouvernement. Le FMI suspend la publication de son rapport sur l’Espagne jusqu’à la formation du gouvernement, ce qui ne l’empêche pas d’indiquer, le 14 avril, qu’en raison de la croissance du déficit des «ajustements fiscaux considérables». Exigence entendue puisque le lendemain, 15 avril, le ministre des finances annonçait une première coupe budgétaire d’au moins deux milliards d’euros dans le budget de l’administration centrale (Rédaction A l’Encontre, selon El Pais, 14 et 15 avril 2016).

[3] Le 18 avril, le secrétaire à l’organisation de Podemos, Pablo Echenique, a rendu public les résultats d’une consultation électronique qui s’est tenue pendant plusieurs jours entre le 14 et le 16 avril. 130’148 (soit 88% des personnes qui ont répondu) se sont prononcées contre un accord soutenant la formation d’un gouvernement PSOE-Ciudadanos. 135’400 (91%) ont répondu oui à la deuxième question soumise au vote, à savoir si les personnes consultées soutenaient la formation d’un gouvernement du changement défendu par Podemos et les listes de convergences. Les contours de ce «gouvernement du changement» restent toutefois flous. Au cours des derniers jours, il apparaît, en outre, qu’un accord pour une liste commune entre Podemos et Izquierda Unida semble se concrétiser. (Rédaction A l’Encontre)

[4] Suite aux dernières élections autonomiques, un gouvernement de coalition entre le Parti socialiste et Compromis, cette dernière est une formation qui regroupe différentes forces de gauche et qui s’est alliée à Podemos pour les élections générales.

ElecEsp

 

[5] Le sondage publié par Publico le 22 avril 2016, en vue des élections de juin, donne les résultats suivants (nombre de sièges au Congrès) en tenant compte d’une liste de convergence Podemos/Izquierda Unia (Rédaction A l’Encontre)

[6] Traduction française in GRAMSCI, Antonio, Cahiers de prison. Cahiers 10, 11, 12 et 13, FULCHIGNONI, P.; GRANEL, G. et NEGRI, N. (trad.), Paris: Gallimard, 1978 (1932-1934), p. 361.

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