Etat espagnol. Débat à propos d’un programme pour un changement de paradigme

Par Jaime Pastor

La recherche d’une issue à une crise «mondiale et multidimensionnelle», comme l’indiquent les débats actuels, relève sans aucun doute d’une urgence. Pour l’affronter dans le cadre de l’Etat espagnol, il faut également tenir compte des spécificités de notre histoire commune et du modèle de capitalisme et de démocratie libérale qui a été façonné au cours des dernières décennies.

Partant du fait qu’un diagnostic de cette crise exige de reconnaître qu’elle est structurelle et systémique et, par conséquent, que la surmonter nécessite un changement radical du paradigme civilisateur, il serait logique que nos propositions contribuent à nous rapprocher de cet objectif. Il ne semble pas, cependant, que la Commission pour la reconstruction sociale et économique [organisée sur la base de multiples groupes de travail dès fin mai 2020], créée dans le cadre du Congrès des députés, soit partie de la reconnaissance de ce défi, bien que certains des porte-parole des organisations sociales qui se sont présentés devant elle l’aient mentionné. L’un d’eux est Ecologistas en Acción qui, dans l’un des documents présentés («Un nouveau paradigme qui met la vie au centre»), appelle à «des mesures drastiques et globales» selon cinq axes fondamentaux: arrêt de la fuite en avant, nouvel équilibre écologique, nouveau modèle productif (ce qui implique la remise en cause du dogme de la croissance économique et du profit), nouvel équilibre social et nouvelle culture de la Terre.

Des campagnes telles que le Plan de choc social (Plan de Choque Social), promu par plusieurs centaines d’organisations de tout l’État, ont également précisé certaines de ces mesures, visant à avancer vers la distribution de tous les emplois et de toutes les richesses, l’abrogation des réformes du travail du Parti populaire (PP) et du PSOE, le Revenu de Base Inconditionnel, la gestion publique de 100% des services publics universels et de qualité, le droit à un logement décent, la régularisation des migrant·e·s ou la révision du sauvetage des banques et une réforme fiscale progressive.

Je crois que des propositions comme celles-ci pointent vers cet horizon de changement radical de direction face à l’effondrement écosocial dans lequel nous sommes entrés et dont la crise pandémique n’a constitué qu’une alerte.

A tout cela il faut ajouter la coïncidence de cette crise mondiale avec celle qui a longtemps affecté le modèle capitaliste espagnol basé sur la construction et le tourisme, ainsi que son régime politico-institutionnel. Une crise dont la gravité est reconnue par de puissants défenseurs de l’establishment: soit de manière apocalyptique par l’extrême droite [Vox], soit en termes moins dramatiques par des personnages comme le président honoraire de PRISA [important groupe de presse] Juan Luis Cebrián. Dès lors, il semble clair que, comme l’a défendu José Errejón Villacieros dans ce débat («Reconstruction ou refondation?» [contribution sur Espacio Publicole 22 mai]), il n’est pas justifié de se limiter à l’agenda officiel promu par la Commission pour la reconstruction sociale et économique.

Nous sommes obligés d’y inclure des questions telles que celles mentionnées ci-dessus, afin d’entreprendre une reconversion économique et écologique. Face aux décisions de fermeture respective des usines de Nissan en Catalogne [à l’échéance de décembre, 4200 emplois directs et 25’000 indirects] et d’Alcoa [la seule usine d’aluminium dans l’Etat espagnol, située en Galice, avec la perte de quelque 900 emplois directs et indirects], l’occasion se présentait pour un premier essai de reconversion économique et écologique. Cela contrairement aux nouvelles aides apportées au secteur des transports [le gouvernement a débloqué un programme d’aide de 3,7 milliards d’euros pour le secteur automobile dans l’Etat espagnol pour les années à venir]. De même, ce contexte permettrait de reprendre le débat constituant qui fut ouvert par le mouvement des Indiqués en 2011 (15M) et le procéscatalan. Cette dernière tâche est inévitable, à tel point que le ministre de la Justice, Juan Carlos Campos, a dû le reconnaître récemment au Congrès, bien que la formule utilisée ait pris les traits d’un lapsus.

En résumé, la crise doit être comprise comme une possibilité de penser globalement un projet alternatif, convergeant avec la nouvelle vague de révoltes populaires initiée aux Etats-Unis et dans d’autres endroits de la planète, et simultanément, de faire face dans le cas espagnol au néo-«caciquisme» clientéliste financier et immobilier dominant, tel que l’a défini José Manuel Naredo dès 2013.

N’oublions pas non plus que l’insertion du capitalisme espagnol comme périphérique au sein du centre de l’économie mondiale nous oblige à affronter la crise existentielle (selon l’expression d’un dirigeant politique européen, le commissaire européen Josep Borrell) qui touche l’UE et à faire pression pour un changement radical par rapport à la dérive suivie jusqu’à présent, surtout depuis le tour de vis de l’austérité en 2008. Car le moment hamiltonien de l’UE (en référence à la mutualisation de la dette promue par Alexander Hamilton aux Etats-Unis en 1790) sur lequel certaines voix parient peut avoir un sens élitiste et technocratique au service des grandes sociétés transnationales; ou, au contraire, il peut provenir d’une alliance confédérale des peuples du sud de l’Europe qui promeut un processus de rupture avec la Constitution économique de l’UE, à commencer par la suspension définitive du Pacte de stabilité et l’élimination des paradis fiscaux présents en son sein.

Il s’agit sans aucun doute d’un programme qui comprend une longue liste de questions allant bien au-delà de ce qui a été proposé par le gouvernement de coalition PSOE-Unidas Podemos pour la commission parlementaire qui a été créée et, surtout, du document présenté par ces partis. On y trouve d’ailleurs des propositions fermes, comme celle relative au renforcement du système de santé publique, mais aussi des absences inquiétantes, comme l’impôt sur les grandes fortunes ou l’abrogation de la réforme du travail du PP, ou encore le manque d’ambition pour réduire l’écart avec la moyenne européenne en matière d’impôt sur les bénéfices des entreprises.

Cependant, nous ne pouvons pas renoncer à dépasser le faux réalisme à court terme si nous voulons nous attaquer au fond de la crise multiple que nous vivons et qui menace de se manifester, tôt ou tard, avec une plus grande virulence. Le néolibéralisme dominant ne tombera pas seul s’il n’y a pas de forces venues d’en bas qui le feront tomber; alors que sa crédibilité devant de larges secteurs populaires a été affaiblie suite à la crise du coronavirus. L’expérience vécue au cours de ces mois ne nous a-t-elle pas amenés à reconnaître que nous sommes écodépendants et interdépendants, face au mythe de l’individualisme entrepreneurial et de la concurrence du chacun pour soi? Le privé n’est-il pas ce qui est maintenant dévalué face au public au vu de l’effondrement sanitaire que nous avons vécu? Les valeurs de solidarité et d’entraide ne sont-elles pas en plein essor et à promouvoir si l’on ne veut vraiment laisser personne sur le côté quand le nombre de personnes précaires et appauvries augmente alors que 23 personnes ultra-riches ont vu leur fortune s’accroître, comme le souligne le dernier rapport d’Intermón-Oxfam? N’est-il pas temps que la nécessité d’une planification démocratique et écologique aille au-delà du business as usual et de la prétendue sécurité juridique des grandes entreprises, surtout lorsque nombre d’entre elles ont bénéficié des processus de privatisation passés, des dévaluations salariales et des circuits de corruption qu’elles ont elles-mêmes tissés, non seulement ici mais dans d’autres pays?

Nous devons être conscients que des périodes de polarisation sociale, de conflits d’intérêts et de valeurs et de bifurcations sont à venir. Le rapport de forces ne sera pas modifié en revenant au consensus du passé, ce qui n’est ni souhaitable (comme le soulignent les nuages de poussière provoqués par les scandales de la monarchie [Juan Carlos et corruption], du GAL [les commandos para-policiers assassinant des militants basques], de l’impunité des crimes du franquisme), ni acceptable qu’il s’impose comme un moindre mal en cédant aux lignes rouges annoncées par la CEOE [association patronale], le PP, Ciudadanos ou le PNV [Parti nationaliste basque]. Il serait préférable que les forces de gauche qui ont permis la formation du gouvernement du PSOE-UP cherchent un accord sur un programme de réformes structurelles qui, faisant appel au protagonisme de la mobilisation citoyenne, marque le chemin d’une transition écosociale et politique face à la nouvelle accélération néolibérale et autoritaire. Tempus fugit – le temps passe vite! (Article publié sur le site Viento Sur,en date du 4 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Jaime Pastor,rédacteur en chef du magazine Viento Sur

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