Brésil. La tragédie économique et sociale qui s’impose aux masses populaires

Editorial Esquerda online

Le Brésil a déjà dépassé les 60’000 morts victimes du Covid-19, selon les données officielles. En termes absolus, il s’agit de la plus grande tragédie humanitaire de l’histoire nationale. En quatre mois seulement, nous avons dépassé les 50’000 à 60’000 morts estimés lors de la guerre du Paraguay (1864-1870) et presque multiplié par deux les 35’000 morts de la pandémie de grippe espagnole (1918-1920). Si l’on compare avec les tragédies contemporaines, le nombre de décès au cours de ces quatre mois dépasse celui des décès annuels dus aux crimes violents, ainsi qu’aux accidents de la circulation dans le pays (environ 40’000 par an dans chaque cas). Le nombre quotidien de décès par Covid-19, depuis le mois de mai, a dépassé la moyenne des décès par maladies cardiovasculaires (environ mille par jour) et par cancer (plus de 600 par jour) dans le pays. Et la pandémie est loin d’être maîtrisée ici, et il est tragiquement possible de prédire que des dizaines de milliers de vies supplémentaires seront perdues avant que cela n’arrive. [Le dictateur Jair Bolsonaro a été testé positif au coronavirus, selon l’annonce faite le 7 juillet. Cette infection s’est déclarée quelques jours après qu’il a célébré, le 4 juillet, une réunion à Brasilia avec l’ambassadeur des Etats-Unis, Todd C. Chapman, conjointement à divers ministres de son gouvernement. Suite au 4 juillet, il s’est réuni avec divers industriels tels que le président de Inmetro et le vice-président de NTC&Logistica, et avec le secrétaire spécial à la culture, Mario Frias. – Réd.]

L’impact de ces décès sur l’imagination collective est impossible à mesurer au cours de la tragédie, surtout lorsque le gouvernement fédéral a adopté une position négationniste, génocidaire, faisant tout depuis mars pour boycotter les politiques d’isolement social qui pourraient contrôler la propagation du virus. Au fil des mois, les gouverneurs et les maires ont de plus en plus adhéré à un discours de minimisation du désastre sanitaire, truquant les données et sortant d’on ne sait où des indicateurs dits «scientifiques» pour justifier l’ouverture prématurée des activités économiques. Mais la responsabilité politique des décès devra tôt ou tard être payée.

Les crises sanitaires et économico-sociales frappent le plus durement les classes populaires

La maladie peut toucher tout le monde, mais les inégalités qui structurent la société brésilienne génèrent des taux d’incidence et de mortalité qui ne sont pas répartis de manière égale. Des recherches récentes du LabCidade (Laboratoire espace public et droit de la citoyenneté) de l’USP (Université de São Paulo) prouvent sur la base de données que, à São Paulo, la population qui se déplace le plus dans la ville par les transports publics est celle qui souffre le plus des effets de la pandémie. Autrement dit ceux et celles qui quittent leur domicile pour aller travailler sont les plus touchés par la maladie.

Souffrant gravement de la crise sanitaire, la classe laborieuse est aussi brutalement frappée par la crise économique et sociale la plus importante et la plus rapidement subie de l’histoire récente du pays. Au premier trimestre 2020, durant lequel la crise sanitaire n’a eu d’impact que dans les 15 derniers jours du mois de mars, les données montrant une baisse du PIB d’environ 1,5% indiquaient déjà le début d’une récession dans le pays. Selon les prévisions, la chute du PIB atteindra 10% au second semestre et, même dans les évaluations les plus optimistes concernant la possibilité d’une reprise économique rapide, on estime que nous vivons le début de la pire crise économique depuis au moins 40 ans.

Les travailleurs et travailleuses savent cependant que la crise ne touche pas tout le monde de la même manière. Comme lors des précédentes crises capitalistes, la facture arrive aux secteurs sociaux les plus affaiblis et la classe ouvrière la paie déjà, avec une intensité dramatiquement sans précédent. Les données de l’IBGE (institut de statistique brésilien) pour le trimestre terminé en mai indiquent que le chômage a atteint le taux de 12,9% (12,7 millions de personnes). Bien que le taux ait augmenté, il ne révèle pas l’ampleur de la crise. En effet, elle s’est accompagnée d’une croissance record d’autres indicateurs, tels que le taux de découragement (chômeurs qui n’ont pas cherché d’emploi pendant la période) et la population sous-utilisée (qui travaille moins d’heures qu’elle ne le souhaiterait). Les personnes découragées et sous-employées sont au nombre d’environ 36 millions. Ainsi, la population occupée de 85,9 millions de personnes au cours du trimestre qui s’est terminé en mai représente une perte de 7,8 millions d’emplois par rapport au trimestre précédent et le niveau d’occupation (pourcentage occupé du total des personnes en âge de travailler) est inférieur à 50% pour la première fois depuis qu’il a commencé à être calculé. La baisse de l’emploi a touché les travailleurs et travailleuses formels (2,5 millions d’emplois en moins), mais encore plus les travailleurs et travailleuses informels (4,2 millions en moins).

L’impact de cette situation sur les revenus du travail est dévastateur. La masse des revenus du travail (provenant des salaires, sans compter les aides, les retraites et les pensions) a diminué de 5% au cours du trimestre qui s’est terminé en mai. Ce mois-là, 13,5 millions de personnes étaient absentes du travail, tandis que 8,9 millions effectuaient un travail à distance. 36,4% des personnes ayant un emploi (plus de 30 millions de personnes) ont un revenu inférieur à celui qu’elles perçoivent normalement en mai. C’est le résultat d’une loi votée au Congrès national depuis mars, qui permet de réduire le temps de travail avec une diminution de salaire, des licenciements temporaires avec rémunération partielle (par le biais du fonds public), entre autres attaques contre les droits de la classe laborieuse.

Les femmes, les Noirs et les LGBTI paient la facture la plus élevée

Si la classe ouvrière est la grande pénalisée par la conjonction des crises, il y a en son sein des secteurs qui paient une facture encore plus élevée. A partir des données de la mi-mai, publiées par le ministère de la Santé, il a été possible, par exemple, de calculer que le taux de mortalité parmi les détenus noirs était de 55%, alors que chez les individus blancs il était de 38%. Les femmes et les LGBTI, d’autre part, dans un contexte d’isolement social, sont confrontés à des taux croissants de violence domestique et de crimes haineux.

Ces inégalités sont également évidentes sur le marché du travail brésilien, qui est traversé par des inégalités de genre et de race. Historiquement, la part de la main-d’œuvre noire, féminine et LGBTI connaît des taux de chômage plus élevés, des salaires plus bas, des conditions de travail plus précaires et un harcèlement plus fréquent. Des taux de chômage plus élevés, y compris chez les jeunes, et des inégalités régionales complètent le tableau. Avec la pandémie, tout cela s’aggrave, surtout chez les femmes, auxquelles le capitalisme attribue, en actualisant l’oppression patriarcale, la responsabilité du travail domestique et des soins non rémunérés. Avec la pandémie et l’isolement social, même partiel, on parle au niveau international d’une récession «féminisée». Un seul indicateur disponible permet déjà de mesurer ce visage de la crise sociale: l’emploi domestique, dans lequel les femmes dominent, notamment les femmes noires, a diminué de 19% en mai par rapport à la période précédente (1 million d’emplois en moins).

En ce qui concerne la population LGBTI, il est difficile d’obtenir des données, en raison de la politique de l’Etat qui consiste à masquer l’existence même de ce secteur de la population. Cependant, les réseaux d’accueil et d’assistance signalent une augmentation significative du nombre de LGBTI qui demandent de l’aide après avoir été expulsés de leur domicile, agressés ou avoir perdu leur emploi. La majorité des travestis, en raison de la violence dans la famille, à l’école et sur le marché du travail, finissent par avoir la prostitution comme seule alternative de survie et sont donc beaucoup plus sensibles à la pandémie que le reste de la population. Comme si cela ne suffisait pas, de nombreux réactionnaires attribuent la pandémie à ces travailleurs du sexe travestis, un discours de haine qui augmente encore la violence visant les travestis.

Ce précipice social explique pourquoi le gouvernement Bolsonaro, le plus réactionnaire depuis la redémocratisation, avec le ministre de l’Economie (Paulo Guedes) le plus néolibéral depuis les années 1990, a été contraint d’exécuter le plus grand programme social de l’histoire du pays, par le biais de l’aide d’urgence, qui est versée à plus de 60 millions de personnes, présentes aujourd’hui dans plus de 38% des foyers brésiliens. Le montant mensuel pour trois mois s’est élevé à 600 R$ (100 euros) – Guedes et Bolsonaro voulaient initialement ne payer que 200 R$ – et a été prolongé pour deux mois supplémentaires. Cette «aide d’urgence» est le résultat d’une importante pression sociale, mais elle est absolument insuffisante pour garantir des conditions de vie décentes aux millions de travailleurs et travailleuses touchés par la crise. Pour prendre une comparaison, il est utile de mentionner que la valeur moyenne de l’allocation familiale (Bolsa familia) est d’environ 190 R$ mensuels et que le programme touche 13,5 millions de familles (à son apogée, pendant les gouvernements du PT, il a concerné environ 20 millions de familles).

Les mobilisations des travailleurs progressent

Il est essentiel de rassembler les masses laborieuses et d’agir collectivement pour que le bilan de cette crise d’une ampleur sans précédent ne continue pas à retomber sur le dos de la classe ouvrière et surtout de ses secteurs les plus précaires et les plus démunis, dans lesquels prédominent les Noirs et les Noires, avec un impact encore plus important chez les femmes. Depuis le début de la pandémie, de nombreuses initiatives de solidarité de classe ont permis à une partie importante de la classe laborieuse d’avoir accès à la nourriture et aux articles d’hygiène. Ce sont des mutirões [actions bénévoles] des mouvements de favelas, des dons de coopératives de producteurs ruraux, comme ceux du MST (Mouvement des travailleurs sans terre), et des récoltes d’argent organisées par des mouvements de lutte pour le logement, comme le MTST (Mouvement des travailleurs sans toit).

Ces dernières semaines, ce processus de mobilisation de la classe ouvrière s’est également exprimé sous la forme d’une confrontation directe avec les gouvernements et le monde des affaires. De nombreuses entités, mouvements et collectifs ont organisé des actions dans plusieurs villes du pays contre la politique génocidaire de Bolsonaro et le racisme structurel qui caractérise notre société. Les grèves contre le retrait des droits, comme chez les travailleurs du métro de Minas Gerais (et peut-être de São Paulo la semaine prochaine), ou pour les droits minimums, comme dans le mouvement national des livreurs liés à des plateformes le 1er juillet dernier, constituent un autre pas vers le renforcement des couches subalternes.

Pour que la voie ouverte par ces luttes mène à des conquêtes de plus en plus significatives et à la mobilisation d’autres secteurs, il est important d’élaborer un vaste programme de revendications qui indique une voie de sortie des crises sanitaires et économico-sociales guidée par les besoins des classes laborieuses. Dans un tel programme, les éléments suivants devraient y figurer:

– garantir une aide d’urgence au moins jusqu’à la fin de l’année, à hauteur d’un salaire minimum;

– supprimer les lois qui ont réduit les droits du travail et les droits sociaux;

– révoquer l’amendement constitutionnel fixant un plafond aux dépenses, et suspendre le paiement des intérêts et des charges de la dette publique; instituer un impôt sur les grandes fortunes pour augmenter le montant des ressources allouées aux politiques sociales;

– créer les conditions permettant à la classe ouvrière exerçant des activités non essentielles de rester à la maison, afin de permettre un niveau d’isolement social permettant de contrôler la propagation de la maladie;

– garantir un nombre suffisant d’EPI (équipement de protection individuelle) pour tous les travailleurs et travailleuses exerçant des activités essentielles. (Publié sur le site Esquerda online, en date du 3 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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