Espagne. «8 mars: d’où nous venons, où nous allons»

Haizea Miguela et Justa Montero

Par Justa Montero, Haizea Miguela

Suite à l’ampleur sans précédent de la mobilisation comme de la grève du 8 mars dans l’Etat espagnol – que nous avons déjà relatée et dont nous avons traduit deux bilans – il nous paraît utile et important de publier cet article. Il fournit le fil conducteur du mouvement féministe en Espagne depuis 1975-1979, jusqu’à la phase actuelle. Cet article a été publié pour le jour de grève du 8 mars, mais antérieurement au déroulement de la journée. (Réd. A l’Encontre)

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La grève féministe est un événement historique qui marque une étape importante dans la révolution des femmes. Cette révolution vient de loin et elle n’est pas surgie du néant. Pour preuve, rappelons les manifestations de masse qui se sont succédé le 8 mars: la révolte contre la tentative de l’ex-ministre Gallardón de restreindre la loi sur l’avortement [ce qui a commencé en 2011, dans le cadre de l’élaboration du Programme du PP, avec une vaste campagne, issue entre autres des milieux de l’Eglise, contre le droit à l’avortement] et l’affirmation de notre droit de décider; le cri indigné et désespéré contre les féminicides [avec l’initiative internationale lancée en novembre 2016] et l’exigence de vivre libérées des violences. Ce sont là des événements qui ont marqué l’agenda politique.

Nous parlons ici de la pointe de l’iceberg du travail féministe, ce travail à la fois calme et bruyant, tenace et courageux; parfois issu de la prise de conscience quotidienne et toujours de l’organisation collective. C’est un mouvement pluriel qui a une longue trajectoire et une histoire dont nous sommes fières.

Depuis plus de 40 ans, nous les femmes nous sommes rebellées contre le féroce système d’interdictions et de répression imposé par la dictature [franquiste]. Nous n’avions même pas le droit d’avoir des droits et, tout comme cela s’est passé dans les autres luttes sociales, le régime a enterré les conquêtes de nous précurseures. Nous avons été insoumises et provocatrices face aux fortes résistances d’une société dans laquelle le machisme était endémique.

A l’époque, tout comme aujourd’hui, nous voulions tout changer: depuis les rapports personnels marqués par les privilèges des hommes et l’imaginaire collectif des codes de genre jusqu’à la sexualité; depuis le système économique et le caractère confessionnel de l’Etat, la structure familiale, les inégalités, l’éducation – jusqu’aux lois. Bref, nous voulions changer tout ce qui étouffait nos vies.

Nous avions besoin – et nous avons toujours besoin – d’une démocratie qui garantisse les droits de toutes, mais la Constitution de 1978 a laissé de côté une grande partie des propositions de ce mouvement féministe fort et déterminé.

Nous avons été très critiques à l’égard de cette exclusion, mais nous n’avons jamais flanché. Pendant des décennies, en traversant des situations économiques et politiques très différentes, nous avons été confrontées aux dures conditions que nous impose le patriarcat. Et tout au long de ce cheminement, nous avons exigé des changements dans les idées, dans les comportements quotidiens, dans les rapports de domination des hommes sur les femmes, nous avons revendiqué des politiques publiques qui garantissent l’exercice de nos droits dans la liberté et l’égalité réelles.

Nous avons également souligné la division sexuelle dans le domaine du travail, qui est tellement fonctionnelle pour le système économique et l’hétéro patriarcat, qui rend invisible une partie du travail que nous, les femmes, effectuons, celui les soins et du travail domestique, et qui détermine notre position dans la société.

Mais la révolution féministe a également lieu dans le domaine des idées. Avec des écrits, des manifestes, des slogans et des chants, depuis les dialogues dans la rue jusqu’aux débats universitaires, s’est forgée une pensée féministe féconde qui conteste les tentatives de naturaliser la domination des femmes par les hommes. Les Journées féministes organisées depuis 1975 et 1979, qui ont réuni plus de 3000 activistes, sont de véritables laboratoires d’expériences, d’idées et de débats sur les vécus des femmes.

Les idées se sont peu à peu répandues, les actions ont provoqué des changements, la société s’est transformée et nous aussi. Nous avons abandonné le XXe siècle et passé dans une société en réseau et mondialisée et nous avons vu comment ce «nous» qui s’est développé à partir du féminisme a grandi, nous permettant de faire des propositions, d’articuler un discours et de construire un programme. La reconnaissance de la diversité des situations que nous vivons – le patriarcat nous situe de manière différente selon la classe, l’âge, le statut d’immigration, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’identité sexuelle ou les compétences acquises – fait que la revendication des droits pour toutes est non pas un slogan de plus, mais la proposition puissante d’un féminisme pour la majorité.

Tout cela nous a conduites, en 2011, avec une besace pleine d’expériences, de connaissances, d’énergie accumulée. Nous inaugurons une étape de changement et de réactivation féministe dans la chaleur du mouvement des indignées et des indignés [initié en mai 2011].

Nous sommes encore plongées dans les effets de la crise et des politiques néolibérales qui, avec leurs coupes dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la prise en charge de personnes dépendantes, nous mettent sur le dos les tâches dans le domaine des soins dont l’Etat se désintéresse et que les hommes n’arrivent pas à assumer. Nous sommes marquées par la précarité du marché du travail, qui est une précarité existentielle et compromet nos projets de vie. Ils tentent également de limiter notre liberté d’expression en criminalisant les protestations féministes. Et, pendant ce temps, la pensée unique élève des murs, normalise le discours raciste et nie la situation des femmes migrantes et racialisées.

Le patriarcat donne des puissants coups de griffe, mais nous montrons la force de notre réponse, et lorsque nous répondons, nous le faisons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toutes nos camarades. Comment oublier la descente dans la rue des centaines de milliers de femmes au cri de «Moi,oui, je te crois» et «Voici les féministes» lorsque le témoignage de la femme violée par La Manada a été mis en doute ! [Viol d’une jeune femme, âgée de 18 ans, en juillet 2016, à Pampelune, par cinq membres d’une bande, lors des fêtes de San Fermin; les manifestations féministes se sont déroulées en novembre 2017, dans de nombreuses villes, pour dénoncer le doute instillé par un juge.]

Toute une génération de jeunes femmes dirige la riposte face à cet avenir qui reste à déterminer; nos propositions parlent d’un autre mode de vie, d’un monde socialement et écologiquement durable, et nous conduisent à penser que nous devons tout changer.

Dans la grève féministe, des changements immédiats sont proposés à moyen et long terme, parce que le nôtre n’est pas un féminisme «à la mode». Nous ne nous contentons pas des miettes que le système peut offrir. Nous voulons une transformation sociale profonde qui ne laisse personne de côté.

Aujourd’hui, nous sentons l’ébullition des femmes dans les entreprises, les universités, les foyers, les quartiers, la culture, la science, les institutions… La révolution féministe continue sa marche en avant! Nous élevons notre voix de manière puissante, suscitant de nouvelles formes de protestation sociale, toujours avec la créativité, l’enthousiasme et la détermination qui caractérisent la protestation féministe.

Les plus jeunes d’entre nous ont été éduquées en tant que femmes courageuses capables de rompre avec un destin social qui se veut établi, de renverser la peur d’avoir à apprendre à vivre sur ses gardes par le simple fait d’être une femme. Cependant, il ne suffit plus d’être courageuses. Avec l’héritage que nous avons reçu et compte tenu de cette expérience, nous avons le désir et le projet de vouloir être libres. Dans cette nouvelle étape, nous voulons inscrire ensemble ce «libre» dans un horizon d’égalité qui le reconnaisse comme un moyen de garantir ces droits pour toutes, toutes, toutes. (Article publié sur le site Viento Sur en date du 8 mars 2018, publié de même sur Publico; traduction A l’Encontre)

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