Par Vincent Présumey (Introduction, notes et commentaire)
Introduction.
Le document ci-dessous est un texte de Pierre Broué, principal historien de Trotsky (voir son Trotsky, Fayard, 1998) et auteur de nombreux travaux sur les révolutions du vingtième siècle (Allemagne, Russie, Espagne …), lui-même militant trotskyste de 1944 à sa mort, longtemps dans les rangs du Parti Communiste Internationaliste devenu par la suite «groupe La Vérité» (dit « groupe Lambert) puis Organisation Communiste Internationaliste (OCI), par la suite principale composante du Mouvement Pour un Parti des Travailleurs devenu depuis Parti des Travailleurs puis Parti Ouvrier Indépendant, courant dont il fut un dirigeant et dont il fut exclu en 1989.
J’ignore si ce texte existait, avant sa reproduction ici, dans d’autres fonds d’archives. Il se trouvait dans l’exemplaire personnel du principal livre de Pierre Broué, La révolution allemande, paru en 1971 aux Editions de Minuit, exemplaire qu’il lui prit un jour idée de me donner, à la fin des années 1980. C’est un feuillet de 8 pages, en mauvais état, inséré dans le revers de la couverture, tapées à l’encre rouge sur une machine à écrire, qui donne le compte rendu de sa soutenance de thèse sur ce même ouvrage, le 19 novembre 1971.
Ce texte comporte trois parties :
• un résumé de la soutenance de son travail par l’auteur devant le jury : cette première partie est une version abrégée de cette même soutenance rédigée, qui sera publiée dans la revue Le Mouvement social, n° 84 de juillet-septembre 1973;
• les interventions de chacun des 6 membres de ce jury;
• une synthèse des réponses de P. Broué.
Il est adressé à un «collègue» que je n’ai pas identifié. Ce serait donc le double d’un compte rendu à ce collègue n’ayant pu assister à la soutenance de thèse.
Le jury était présidé par Annie Kriegel, professeur à Nanterre, ex-dirigeante des Jeunesses communistes et du PCF particulièrement virulente à l’époque stalinienne (elle avait notamment conduit l’agression physique d’un meeting de défense de la Yougoslavie de Tito, en 1949, où se trouvait le jeune P. Broué), ayant ensuite quitté le PCF, elle est passée à droite, une droite «gaulliste» dure. Au plan universitaire, après une thèse reconnue sur les origines du PCF [Histoire du mouvement ouvrier français, 1914-1920, aux origines du communisme français, 2 vol, 1964] — qui a fait progresser la recherche surtout par les polémiques et travaux qu’elle a suscités – A. Kriegel est à l’origine d’une grande partie de la doxa dominante en matière d’«histoire du communisme» tel que l’illustrera plus tard le Livre Noir. Elle a fondé en 1982 la revue Communisme avec son futur maître d‘œuvre, Stéphane Courtois. Le rapporteur de la thèse de Broué était Henri Lefebvre, lui aussi ancien du PCF dont il fut exclu en 1958, grande figure du «marxisme universitaire » ou «marxisme occidental», théoricien de la «critique de la vie quotidienne» et de la condition urbaine, alors professeur de sociologie à Nanterre.
Les autres membres du jury étaient: Jacques Droz, alors président du jury de l’agrégation d’Histoire, le plus éminent historien de l’Allemagne en France à cette époque et durant l’ensemble de la seconde partie du vingtième siècle, ayant travaillé notamment sur la social-démocratie allemande; Alfred Grosser, professeur à Sciences Po et germaniste, autre figure dominante des études allemandes en France, dans l’esprit des débuts de ce qu’il est convenu d’appeler la «construction européenne»; Pierre Naville, ancien surréaliste et militant trotskyste avant la seconde guerre mondiale, ayant connu Trotsky, par la suite important sociologue, ayant appartenu au PSU (Parti Socialiste Unifié) dans les années 1960, alors directeur de recherche au CNRS; et Pierre Guillen, professeur d’Histoire contemporaine à Grenoble, spécialiste des relations internationales.
Un jury, on le voit, tout à fait exceptionnel et des plus redoutable. Ceci suffirait à expliquer l’intérêt des notes prises à chaud par Pierre Broué qui eut à l’affronter. L’obtention de sa thèse était acquise à l’avance et elle paraissait sous forme de livre alors même que se déroula la soutenance: il n’y avait donc plus d’enjeu de titre universitaire ou de publication lors de celle-ci, ce qui permit d’autant plus aux problèmes politiques et historiques posés à cet aréopage parfaitement représentatif, dans sa diversité, de ce que l’Université française avait produit dans les études sur l’Allemagne contemporaine, de se manifester.
J’ignore, je le répète, à quel «collègue» ces pages étaient adressées, et je dois dire que je doute même un tout petit peu de son existence car elles sont réellement très personnelles, ce qui en renforce l’intérêt. Le confirment les abréviations, le style, tout en restant dans la forme universitaire qui gomme un peu les aspérités (que leur auteur, comme responsable politique, connaissait très bien). Très probablement ont-elles été rédigées sinon le soir même, du moins très peu de temps après la soutenance de cette thèse qui constitue l’œuvre centrale et décisive de Pierre Broué.
La ponctuation, les abréviations et les écarts de paragraphes de l’original ont été respectés, même quand elles entraînaient des incorrections légères. Seules les rares coquilles ou fautes évidentes ont été corrigées. (V.P)
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Présentation
Le travail que je présente est en chantier depuis plus de quinze ans. Je ne suis pas germaniste [1], et ce n’est pas du point de vue de l’histoire allemande que je m’y suis attaché, mais de celui de l’histoire du mouvement communiste international – à laquelle je me suis consacré depuis mon adolescence. [2]
Si je me suis tourné vers cette question, c’est parce que j’ai été frappé — et donc parce que j’ai voulu comprendre :
• la place de l’Allemagne, de la révolution allemande dans les perspectives, dans l’analyse mondiale des bolcheviks (Pour eux la révolution russe était la 1° étape de la révolution mondiale, mais la révolution allemande en était forcément la seconde.)
• le seul fait que la révolution n’ait pas vaincu en Allemagne constitue un fait majeur dans l’histoire du communisme, et cela m’a d’autant plus intéressé que ce qui s’est passé en Allemagne entre 1918 et 1923 n’a non seulement pas démenti, mais au contraire confirmé, selon les bolcheviks, leur propre analyse, notamment la proximité de la révolution allemande, son rôle charnière dans la révolution mondiale.
• quel rôle avaient joué dans le développement allemand les efforts des communistes pour une victoire révolutionnaire, c’est-à-dire la recherche de la stratégie et de la tactique propres à assurer la victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne; non seulement les «thèses», mais les formes revêtues — sous l’influence des beks [3] ou non — par la traduction de ces thèses en termes d’organisations, c’est-à-dire un PC qui était section de l’IC.
C’est cette double préoccupation initiale qui m’a conduit à inscrire «Spartakisme, bolchevisme et gauchisme face aux problèmes de la révolution prolétarienne en Allemagne.» [4]
Car, de toute évidence, cette tentative de créer en Allemagne un parti communiste susceptible de devenir la «direction révolutionnaire» qu’avait été en Russie le parti bek (qui prenne la tête du mouvement naturel et nécessaire — ou encore qui donne au processus inconscient son expression consciente) s’est déroulée sous la forme de convergence et conflit de plusieurs courants.
• LE SPARTAKISME est celui qui est généralement identifié avec le communisme allemand des premières années. En fait, il n’est que la couleur de sa préhistoire: pur produit de la social-démo allemande, même quand c’est a contrario et même s’il est profondément marqué par une révolte contre la guerre que le corps de la S.D. [5] n’a pas ressentie de façon identique …
• LE BOLCHEVISME apparaît évidemment au premier abord extérieur sinon étranger au mouvement allemand. Après tout, défini par Lénine comme la façon de construire en Russie le P.O.S.D. [6], c’est-à-dire le parti révolutionnaire… Il n’y a pas — à peine — de beks allemands.
Impossible pourtant de traiter le bisme comme un courant propre russe. [7] Dans sa conception même, ses traits essentiels – Lénine l’a souligné – font qu’il a été une transposition en russe du modèle allemand de la S.D. Historiquement, il ne prend pourtant tout son poids en Allemagne, par ricochet, qu’après octobre 1917, sa victoire en Russie.
• LE GAUCHISME est différent des deux autres en ce sens que, se voulant l’interprétation correcte et concrète des deux autres, il les traverse et les pénètre. Là aussi, traits contradictoires: il est à certains égards un contre-courant dont les traces sont perceptibles dans la S.D. d’avant-guerre. Il s’exprime dans l’explosion, le rejet d’une génération en fonction de l’attitude de la S.D. face à la guerre, et enfin il s’incarne lui aussi par rapport au modèle de la Rév.Russe.
• Ces trois courants confluent au cours des années 17-23 et se mêlent dans des proportions variables, aussi bien au sein du KPD(S) [8] affilié à l’I.C.[9] que dans des couches plus larges de travailleurs allemands, notamment dans le parti Indépendant [10].
C’est cette confluence, les contours et les limites de la fusion, la survivance relative de ces trois courants au sein du KPD que nous avons voulu étudier, dans ses formes et dans ses conséquences.
L’objet de notre recherche n’était donc ni la Révolution allemande en elle-même, ni, a fortiori, l’Allemagne pendant cette période, mais plutôt «les communistes allemands» sous leur forme organisée, dans le cadre de leur Parti et de leur Internationale, dans ce cadre qu’ils s’efforçaient du même mouvement de constituer et de mener à la victoire:
• avec leur propre passé, celui de la S.D., ses traditions plus puissantes et plus vivaces qu’ils n’en avaient conscience, sous la forme de leurs instruments théoriques et d’une pratique qui n’était pas seulement expérience directe.
• avec l’expérience russe, non vécue par eux, mais transmise de façon souvent déformée, pas toujours comprise, en d’autres termes de l’expérience russe telle qu’ils l’ont traduite sous forme de thèses, révisions, etc.., d’acquis théoriques et pratiques.
Parfaitement conscience [11] de l’ambition peut-être excessive d’un tel sujet, surtout par rapport aux obstacles matériels considérables rencontrés dans le domaine de la documentation:
• au départ, aspects positifs: nb publications de sources, de matériaux d’archives, tracts, etc.., fonds considérables et accessibles dans bibliothèques européennes.
• mais des difficultés, immédiatement, du fait à la fois de la situation politique et des aspects politiques des questions posées: documents de l’extérieur (police) dans les archives de Posdam qui me sont restées fermées, documents internes, archives du C.C. dans les I.M.L. Berlin et Moscou, également restés inaccessibles malgré efforts et tribulations. [12]
Fallait-il ou non persévérer? La tentation était grande, d’abandonner. Je n’ai pas cru devoir le faire, pour plusieurs raisons:
(1) les polémiques contemporaines d’une part, l’accès aux archives Levi dans la Buttinger Library de l’autre [13], permettent de disposer de documents qui soit suppléent à ceux qui sont inaccessibles, soit permettent des recoupements à grande probabilité.
(2) Parce que, outre des chercheurs de RDA comme Reisberg [14] ont depuis 2 à 8 ans commencé à publier des documents qui prouvent que l’ouverture de ces archives n’était plus directement dominée par soucis politiques immédiats, d’autres chercheurs étrangers ont eu plus de chance et les extraits ou conclusions qu’ils tirent des documents permettent d’éviter les erreurs (Cf. l’histoire en serbo-croate de Véra Mujbegovic [15]).
(3) Parce qu’en fin [16] et surtout, renoncer, c’était s’incliner, céder sans lutte (ill) ce qui était pourtant un combat pour l’histoire, alors que la poursuite du travail et sa publication, étaient le moyen le meilleur et le plus efficace de provoquer et même de contraindre ou à la publication ou au moins à l’élargissement de l’accès à des sources jusqu’à maintenant sous le boisseau.
Et c’est pourquoi j’ai poursuivi.
Les difficultés restaient nombreuses :
• extraordinaire dispersion géographique des sources de documents;
• surabondance de la presse quotidienne et nécessaire achats de micro-films, voire d’originaux;
• difficultés de type politique : abonnements interrompus, refus pur et simple d’entretien, refus d’être cités après un entretien de la part de vétérans dont j’ai donc respecté l’anonymat …
• surprises de portée inégale inévitables dans un tel travail de longue haleine: inédits découverts, mais qui cessent de l’être (cf. archives Levi), démoralisation que provoque la reprise en reprint de la brochure rarissime qu’on a cherché pendant des années [17];
• enfin, dans la dernière période, flot de publications sur ce sujet menaçant de faire de mon texte la nouvelle tapisserie de Pénélope.
Malgré ces difficultés et bien des insuffisances – qui ne sont pas toutes imputables, loin de là, aux conditions objectives — des conclusions essentielles dont je vais me contenter d’indiquer les grandes lignes.
* * *
La première est l’hétérogénéité des courants distingués :
• multiplicité des visages du spartakisme, non-identité, malgré le destin commun de Liebknecht et Luxemburg, profondes différences entre eux et le reste du noyau ou de la Ligue où coexistent des hommes comme Levi — communiste de droite — et Rühle, gauchiste typique. [18]
• nuances — parfois divergences profondes — entre les porte-parole du «bolchevisme»: non seulement dans la pratique, à propos de questions concrètes, mais dans des problèmes aussi fondamentaux que celui de la conception du parti, où Lénine ne pense pas ce que pense Zinoviev — et ce n’est pas une petite affaire. [19]
• le caractère chronique, ou plutôt permanent, du gauchisme se décomposant pour renaître aussitôt, courant profond aux racines solides, mais aussi circonstanciel, lié au contexte et même à la conjoncture.
Le communisme allemand voulait être une synthèse, non seulement de ces trois courants, mais, à un niveau supr. (20), celle du mouvement ouvrier allemand lui-même se réunifiant sur le chemin de la victoire.
La deuxième conclusion porte sur les causes de l’échec de cette entreprise, et je pense avoir dans le texte apporté assez de nuances pour porter ici cette appréciation sous cette forme sommaire.
• Cet échec n’est que partiellement dû à des facteurs extérieurs — dans le temps et l’espace — au cadre délimité par notre sujet, car le rôle des facteurs allemands est considérable aussi bien dans la politique de l’I.C. jusqu’en 1923 que dans l’histoire du Parti bek avant comme après 1923 ..
Certes, il est vrai – et les historiens ont en général correctement souligné que l’influence de la révolution russe, la politique russe ont pesé sur l’All. (exemple frappant: Bela Kun et l’aventure de mars), mais on a moins souvent vu le revers :
• rôle de la perspective révolution allde (21) toute proche en 18-19, mais aussi en 20 et 23, et elle demeure une pièce essentielle de la stratégie bek.
• le fait que l’All. soit pour les beks un laboratoire d’expériences, l’instrument de mesure pour éprouver leur politique, l’affiner, trouver expression théorique et
mots d’ordre qui servent à traduire en langue étrangère ligne et pratique des beks, les transposer. Ex: les 21 conditions [pour l’adhésion à la IIIe Internationale] conçues à partir de l’analyse et du développement de l’USPD, semblent éprouvées, et sont tenues pour vérifiées à partir du congrès de Halle.
•débats en All. autour du «gouvernement socialiste» proposé par Legien et de la «déclaration d’opposition loyale» sont le creuset où s’élabore le mot d’ordre de «gouvernement ouvrier».
•L’initiative des métallos de Stuttgart fin 1920, par l’intermédiaire de la Lettre ouverte de Radek [22], annonce le Front unique ouvrier lancé par l’I.C. en décembre 1921.
La prétendue «bolchevisation», venue de Moscou qui frappe le KPD après 1923 est aussi dans une large mesure la traduction en russe et le ricochet de ce qui s’est passé et surtout de ce qui ne s’est pas passé en Allemagne jusqu’à cette date.
Enfin, la genèse du KPD de 1918 à 1923 constitue un processus inachevé. Mais non interrompu exclusivement par des facteurs extérieurs, car son inachèvement est lui-même une des causes essentielles du jeu de ces facteurs, puisqu’il signifie l’isolement de la révolution russe sur la base duquel vont se développer en Russie et la couche bureaucratique et la théorie du «socialisme dans un seul pays». Bien avant cette période, l’humilité des dirigeants allds vis-à-vis des Russes s’explique par la conscience qu’ils ont de leur échec, au moins autant que par l’assurance et l’autorité des Russes.
Ainsi le KPD, pendant la période étudiée présente-t-il de nombreux traits contradictoires: s’y combinent le passé allemand, la «vieille école» de la S.D., et la tradition naissante du communisme sur sa base bek (mais pas seulement [23] au sens où l’entendait Zinoviev). Le KPD, tout comme la S.D. allemande, présente dés 22 tous les signes d’une véritable «contre-société» sans que, pour autant, à la différence de la S.D. d’avant-guerre on puisse discerner une tendance à l’intégration sous cette forme.
Sur la base de cette constatation, on peut, sans proférer ce qui autrement serait une banalité, conclure que le KPD, à cette date, compte tenu du contexte général et national était une formation dont la marge de développement était mince, qui devait vaincre rapidement ou dégénérer et que, de toute façon, sous cet angle, il n’était qu’une formation transitoire.
Il reste que, dans notre travail, ne jamais perdre de vue la présence des facteurs que nous n’avons jamais oubliés, mais sur lesquels nous n’avons pas insisté pour des raisons évidentes :
• la puissance économique et sociale, l’intelligence politique de la bourgeoisie allemande qui a su assimiler à son profit l’expérience russe;
• sa pratique scientifique de la lutte des classes;
• les facteurs internationaux autres que la révolution russe.
HENRI LEFEBVRE
Enormité de la documentation, souci de la recherche théorique avec un parti-pris, certes, mais courageux et nécessaire pour un tel sujet. Frappé par l’aspect «contre-société». N’y avait-il pas l’idée qu’un jour elle prendrait la place de celle qui devait s’effondrer. De quand dater l’échec, pourquoi pas de l’été 1920, l’échec devant Varsovie? M. Broué semble faire au temps une trop large part dans sa philosophie de l’histoire; la conclusion est fragile. La réhabilitation de Lévi est très intéressante, mais pouvait-il ou non être le dirigeant? Se déclare intrigué par la faiblesse théorique des productions du KPD à l’époque où écrivaient un Lukacs et un Korsch [24]. N’y avait-il pas surorganisation» ? Enfin, il y eut disparité entre les Länder, inégalités de développement. Cela a-t-il ou non de l’importance ?
JACQUES DROZ
Se dit passionné par ce travail. Des résultats définitifs: Lévi [25], Radek, la signification du prétendu «national-bolchevisme» de ce dernier [26]. Cependant, absence d’analyse de l’implantation des partis de gauche et de leurs forces aux moments cruciaux, pas d’étude de structure, les forces matérielles ne sont pas suffisamment présentées. Quelques observations de détail: le S.P.D. était toujours en 18-19 un parti ouvrier; l’origine des événements de mars 21 est-elle dans une provocation policière ou une action concertée [27]. Il présente son interprétation de l’année 1923, les Russes ayant tourné quand Stresemann a succédé à Cuno [28]. Pour sa part, M. Droz pense qu’à aucun moment il n’a existé en Allemagne de situation révolutionnaire réelle, et que l’idée de l’Allemagne révolutionnaire est un rêve. La social-démocratie avait des raisons de tirer le maximum de bénéfices politiques et sociaux, et, ce faisant, trahissait-elle?
Alfred GROSSER
N’a pas apprécié le soin apporté à retracer des débats internes qui lui rappellent mai 68, les débats de l’UNEF ou du PSU. Il regrette que la bibliographie ne soit pas systématique, souligne une certaine partialité. Il pense que le problème de la nation allemande a été esquivé et que la pensée de M. Broué est «a-marxiste». Souligne ce qu’il croit être des contradictions dans sa pensée: penser que les syndicats trahissent et les défendre, dire que la constitution est bourgeoise et défendre les libertés constitutionnelles. Il conclut qu’il est plus marxiste que le candidat qui a présenté une thèse classique d’histoire événementielle.
Pierre GUILLEN
(je ne retrouve pas la feuille sur laquelle j’ai noté ses remarques. Il me semble qu’elles portaient sur des points précis, p.ex. le fait que les socialistes majoritaires étaient des majorités dans les conseils de novembre, que le K.P.D. par la tactique du front unique n’a fait que faciliter l’unification S.P.D.-U.S.P.D. [29]), que la thèse apporte des éléments intéressants sur le conservatisme de toute organisation. Excusez-moi, mais c’est très vague dans ma mémoire ! )
Annie Kriegel
Travail considérable, mais n’est-il pas superflu, ou plutôt Broué n’aurait-il pas dû laisser de côté ce travail nécessaire qu’il nous présente, pour repartir, le terrain déblayé et se poser les questions qui se posent pour la naissance d’un être politique nouveau, l’acteur collectif qu’est le P.C. allemand [30]. La greffe a réussi en Allemagne, alors qu’elle a échoué dans d’autres pays. Pourquoi? Facteurs économiques? Importance de la masse ouvrière? Poids de la division religieuse? Continuité de tradition d’organisation? Elle est déçue de ne pas trouver de réponse à ces questions. Le gauchisme lui paraît se situer à l’intersection du léninisme et de l’anarchisme: il est le lieu de contamination entre marxisme et anarchisme, dont l’apparition est liée à une conjoncture révolutionnaire et qui en constitue une variable nécessaire. Le problème se pose en Allemagne, car la résurgence anarchiste s’appuyait sur une tradition bien faible.
PIERRE NAVILLE
En fait l’Allemagne a connu trois défaites de la révolution : en 18-19, en 23 et en 33 avec la défaite sans combat. La délimitation du sujet risque de le faire oublier, car il n’existe pas une réelle continuité de 18 à 23. Il souligne les facteurs de particularisme qui jouent dans la création de la situation révolutionnaire: en 1917, c’est la guerre, en 1923 l’occupation de la Ruhr. Pour lui, il fallait beaucoup plus développer le facteur essentiel de la résistance bourgeoise victorieuse, ses profondes capacités, le rôle de personnalité comme Walther Rathenau [31] (Je m’excuse, mais je n’ai plus pris de notes ensuite car Naville m’endormait et je sentais bien que de toute façon le siège de chacun était fait et que c’était pratiquement terminé)
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Je n’ai noté pour mes réponses que ce que disaient les jurés. Je ne suis donc pas très sûr de ce que j’ai développé.
à Lefebvre j’ai dit qu’il fallait tenir compte du facteur «temps» pour tirer un bilan de la révolution prolétarienne, mais que j’avais écrit ce livre avec sous les yeux … la suite c’est-à-dire le nazisme (Socialisme ou barbarie, etc. .. [32]) Qu’il y avait un reflux à l’été 20, mais que le KPD repartait de l’avant et que la véritable défaite, celle qui marque un tournant, c’est 23. Que les préoccupations théoriques n’étaient le fait que d’un cercle restreint de militants et que c’était là une des faiblesses de la contre-société. Que la disparité du développement rendait précisément nécessaire cette organisation qui n’était pas à cette époque encore «sur-organisation».
à Droz, j’ai donné acte de ses critiques générales et reconnu que j’aurais dû m’étendre plus sur les rapports de force, étant bien entendu que c’était les communistes que j’étudiais dans cette période. Que je pensais que la SPD était bien, malgré la politique de ses chefs un parti ouvrier en 18-19; mais qu’il était frappant que les militants, cadres organisateurs étaient en majorité chez les Indépendants [33] et que la SPD était majoritaire grâce à l’afflux des nouveaux venus, couches souvent plus arriérées qui voyaient en lui le parti de la révolution. Que mars 21 était une action concertée à l’occasion d’une provocation policière. Que l’interprétation qu’il donnait de l’année 23 était très logique, mais qu’elle n’était étayée par aucun document ou argument décisif, et que, pour ma part, je préférais l’explication par la difficulté des dirigeants à voir que «ça tournait». Enfin je lui ai dit que si révolutionner l’Allemagne était un rêve, alors lutter contre la barbarie en était un aussi ce que je me refusais à le croire.
à Grosser, j’ai répondu que je n’avais pas du tout esquivé le problème de la nation, et que je l’avais longuement décortiqué sous la forme où il s’était présenté aux Allemands, surtout en 23 avec la polémique autour des articles de Thalheimer sur la Ruhr [34]. Que les débats internes avaient leur intérêt, que je ne faisais pas œuvre de partialité, mais constatais simplement alors que lui interprétait. Que je ne croyais pas qu’il soit «plus marxiste que moi», seulement un peu influencé sans doute par le «gauchisme» contemporain, et de toute façon que la dialectique semblait lui échapper. Car les syndicats sont un enjeu et une constitution de l’expression d’un rapport de force.
à Guillen que la comparaison entre Räte [35] et soviets est tout à fait licite, à condition qu’on compare les Räte de novembre aux soviets de février et non à ceux d’octobre 17 comme il l’a fait. [36]
à Annie Kriegel, que je n’ai pas les moyens de résoudre les questions qu’elle pose et dont je reconnais l’importance. Qu’il faudra encore beaucoup de thèses de caractère historique pour répondre à ces questions qui sont tout à fait essentielles. Que je suis d’accord avec son analyse du gauchisme que mon travail confirme, à condition bien entendu qu’on reste dans le cadre du «communisme» et que le gauchiste soit bien celui de ces années-là que Lénine appelait «communiste de gauche». En Allemagne, c’est plus le terrain que l’histoire qui l’explique du fait de la faiblesse de la tradition anar.
à Naville j’ai dû répondre que j’étais tout à fait d’accord avec lui, sauf que la coupure de 23 s’expliquait par le fait que la défaite allemande ouvrait une nouvelle période de l’histoire de l’I.C. et du P.C. russe, alors qu’une partie des données sont constantes pour 18-19 et pour 23.
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Voilà, mon cher collègue, ce qui me reste d’une soutenance qui a duré cinq heures, ces huit petites pages et de vains efforts de mémoire à propos d’un mot ici ou là que je ne sais plus comment interpréter. Les paroles s’envolent, mais les écrits en l’occurrence sont stériles. J’espère néanmoins avoir pu ainsi vous aider.
Bien à vous : (37)
Notes.
1. P. Broué ne parlait pas l’allemand. Il s’est de fait mis à le lire pour son ouvrage.
2. Il devrait y avoir un «e» à «consacré» s’il s’agit de l’histoire du mouvement communiste international. Mais peut-être l’auteur pensait-il s’être consacré au mouvement communiste international lui-même, son histoire étant une dimension de ce militantisme. Dans la version développée de sa soutenance, il écrit que son travail est abordé du point de vue «de l’histoire du mouvement communiste international à laquelle l’auteur a consacré une grande partie de son temps depuis son adolescence, pour des raisons si évidentes qu’on lui permettra de ne pas les rappeler ici.»
3. Bek désigne les bolcheviks, parti ou fraction bolchevik. Cette abréviation n’est pas de P. Broué: elle est couramment utilisée dans la correspondance de certains militants du début du XXe siècle, notamment de Rosa Luxemburg et Léo Jogishes, qui appellent aussi les mencheviks les «meks».
4. Tel est le titre officiel de la thèse de Pierre Broué, et de l’article du Mouvement social de 1973 signalé dans notre introduction. Cependant, l’édition de cette thèse sous forme de livre aux Editions de Minuit est intitulée Révolution en Allemagne.
5. S.D.: social-démocratie.
6. P.O.S.D. : Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (le sigle complet est POSDR), fondé en 1899, divisé à partir de 1903 en fractions bolchevik et menchevik, avec une première scission entre 1903 et 1905 et la scission définitive à partir de 1912. En 1918 le POSDR (bolchevik) change son sigle en Parti Communiste de Russie (bolchevik).
7. « … de traiter le bolchevisme comme un courant simplement russe».
8. KPD(S) : Parti Communiste Allemand (Spartakiste), sigle de ce parti de sa fondation fin 1918 début 1919 à sa fusion avec l’USPD en 1920.
9. I.C. : Internationale Communiste.
10. Le parti Indépendant est l’USPD, Parti Social-Démocrate Indépendant d’Allemagne, créé en 1917 suite à l’exclusion des adversaires, à des degrés divers, de la poursuite de la guerre. Quitté par les spartakistes, qui fondent le KPD (S), lors de la révolution de l’automne 1918, l’USPD est alors au pouvoir avec le SPD de la révolution du 9 novembre aux élections de janvier. En 1920 sa majorité rejoint la III° Internationale et fusionne avec le KPD(S) pour constituer un PC allemand de masse, le VKPD (Parti Communiste Unifié d’Allemagne) qui s’appellera KPD (PC allemand) à partir de l’été 1921. La minorité maintient une USPD affaiblie, dont la majorité à son tour se réunifie avec et dans le SPD en 1922. Une USPD résiduelle de petite taille existera encore quelques années. L’essentiel des forces révolutionnaires du prolétariat allemand, et de loin, est passé par l’USPD en 1918-1920.
11. Sic.
12. C.C. : Comité Central. IML : Institut du Marxisme Léninisme. Consulter les archives de ce qui était alors « les pays de l’Est », qui plus est les archives du mouvement communiste, était un rare privilège auquel le trotskyste P. Broué n’a pas eu accès. Après la fin du bloc soviétique en 1989-1991, l’ouverture des archives a notamment permis les recherches de l’historien allemand Bernhardt Bayerlein, utilisées par P. Broué dans les nombreux chapitres de son dernier grand livre, Histoire de l’Internationale communiste (Fayard, 1997), notamment sur l’année 1923, qui ont confirmé et précisé ses analyses. Voir Deutscher October 1923 : ein Revolutionsplan und der Scheitern, Berlin, Aufbau-Verlag, 2003.
13. Les archives de Paul Levi ont été sauvées des nazis par Jenny Levi et vendues à un ancien dirigeant social-démocrate autrichien, Joseph Buttinger, qui a fondé une bibliothèque à New-York où elles furent conservées, et inventoriées en 1962 par l’étudiant Richard Crisler, ce qui a peut-être décidé P. Broué à écrire ce livre qui sera sa thèse. Il ne s’était pas rendu aux Etats-Unis, mais s’était procuré photocopies et microfilms, pour un coût qu’il déplore dans la version développée de la première partie de ce texte.
14. Arnold Reisberg, chercheur est-allemand, avait publié en 1962-1963 une série d’articles et d’extraits d’archives par ailleurs interdites d’accès à P. Broué.
15. La censure moindre en Yougoslavie permit la parution du livre de Véra Mujbegovic, Komunisticka Partija Nemacke u Periodi Posleratne Krize 1918-1923, à Belgrade en 1968. Malgré l’obstacle de la langue (serbo-croate) ce livre fut largement utilisé par les historiens occidentaux.
16. Sic.
17. Il serait intéressant de savoir de quelle brochure parle ici P. Broué …
18. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont les deux martyrs du spartakisme, la seconde une théoricienne internationale de tout premier plan; Otto Rühle, second député social-démocrate à avoir «violé la discipline» pour voter contre les crédits de guerre après K. Liebknecht, fut à partir de 1918 un gauchiste affirmé, hostile à la «forme parti» et partisan des seuls conseils ouvriers.
19. Grigori Zinoviev, second de Lénine jusqu’à ce qu’il s’oppose à lui lors de la révolution d’Octobre, fut le dirigeant souvent autoritaire et maladroit de l’Internationale communiste de 1919 à 1926. Victime des procès de Moscou en 1937. La distinction entre ses orientations, et surtout ses méthodes, et celles de Lénine, est une constante importante des travaux de P. Broué.
20. Supérieur.
21. Allemande.
22. Il s’agit d’une Lettre ouverte du VKPD (le PC allemand unifié issu de la fusion entre KPD(S) et USPD) s’adressant notamment aux dirigeants syndicaux et à la social-démocratie pour les appeler à l’unité d’action pour les revendications les plus urgentes, la lutte contre la réaction et la défense de la Russie, en janvier 1921. Elle inaugurait ce qui fut bientôt appelé, sous l’impulsion notamment de Karl Radek, la politique du front unique ouvrier. Karl Radek, militant polono-judéo-russo-allemand, a joué un rôle fondamental dans cette période, mais la Lettre ouverte doit tout autant à son ami puis adversaire Paul Lévi, alors dirigeant du KPD.
23. Seulement.
24. Georg Lukacs, philosophe hongrois, commissaire du peuple à la culture et dirigeant du PC hongrois, théoricien marxiste (Histoire et conscience de classe). Karl Korsch, professeur allemand, militant USPD, puis KPD, puis «gauchiste», brièvement ministre dans le gouvernement régional «de défense prolétarienne et républicaine» SPD-KPD en Thuringe en 1923, auteur la même année de Marxisme et Philosophie.
25. Paul Lévi, héritier politique de Rosa Luxemburg, proche de Lénine, prit très tôt le contre-pied du gauchisme puis des méthodes inspirées de Moscou dans le développement du communisme allemand, ce qui conduisit à la rupture en mars 1921. Il fut ensuite un inspirateur de la gauche social-démocrate. Un aspect central du travail de Pierre Broué consiste à lui «donner raison» sur les années 1919-1921.
26. En juillet 1923 Radek avait rendu hommage, dans un discours à Moscou, à Léo Schlageter, un jeune nationaliste allemand tué par l’armée française, lançant une grande polémique en Allemagne et suscitant des offensives de discussion des communistes vers les milieux d’extrême-droite. C’est cela que recouvre le «national-bolchevisme» de Radek, également surnommé «ligne Schlageter». Ce terme englobe d’autres aspects qui, avec l’épisode de 1923, ont été étudiés très précisément par Louis Dupeux, National-bolchevisme, Champion, 1979.
27. L’« action de mars » fut une offensive insurrectionnelle catastrophique, non suivie ni par les masses ouvrières, ni par la majorité des militants communistes, au nom de la « théorie de l’offensive », déclenchée à la faveur d’une crise dans la direction du KPD marquée par la démission de Paul Lévi, exclu ensuite pour avoir condamné publiquement cette action. L’initiative directe en revint aux émissaires de l’IC, mais la provocation policière lui fournit l’occasion de se développer dans toute son ampleur.
28. Le 11 août 1923 une grève générale spontanée produit la chute du gouvernement Cuno, conservateur et qui pratiquait la «résistance passive» contre l’occupation française de la Ruhr. Lui succède le gouvernement Stresemann, auquel participe le SPD, qui prétend «faire payer les riches» et renonce à la «résistance passive». La position selon laquelle il faut tenter la prise du pouvoir en Allemagne est adoptée, indépendamment l’un de l’autre, par Zinoviev et par Trotsky le 15 août et sera la ligne de la direction russe et par suite du KPD, conduisant à l’«Octobre manqué».
29. Voir note 10.
30. Les expressions d’ «acteur politique nouveau», «acteur collectif » et surtout «greffe», sont celles qu’Annie Kriegel a instituées pour traiter du «communisme» dans sa propre thèse, Aux origines du communisme français 1914-1920, soutenue et publiée en 1964 aux éditions Mouton (2 vol.).
31. Walther Rathenau fut sans conteste l’homme politique le plus brillant de la bourgeoisie allemande au sortir de la première guerre mondiale, ministre de la Reconstruction puis des Affaires étrangères en 1921-1922, assassiné alors qu’il semblait devoir jouer un rôle dirigeant, par un commando d’extrême-droite le 24 juin 1922.
32. Une parenthèse lourde de sens. «Socialisme ou Barbarie» est une formule de Rosa Luxemburg qui entend résumer ainsi les enjeux de l’époque contemporaine. Ici P. Broué explique naturellement que la révolution allemande était l’alternative à la barbarie nazie, idée reprise avec force plus bas dans la réponse à Jacques Droz.
33. Indépendants : membres de l’USPD.
34. August Thalheimer, ancien social-démocrate et spartakiste, dirigeant du KPD et son principal théoricien avec Radek, publie dans la presse de l’IC, le 15 février 1923, un article, «Quelques questions tactiques dans la guerre de la Ruhr», qui présente la lutte contre l’occupation française comme une tâche nationale progressiste, ouvrant un débat sur la question nationale allemande qui s’amplifiera ensuite avec la «ligne Schlageter» de Radek (cf. note 23).
35. Räte : conseil ouvrier, ou d’ouvriers et de soldats, correspondant allemand des soviets russes.
36. En octobre les soviets russes parviennent au pouvoir, alors qu’en février 17 ils se développent spontanément dans la crise révolutionnaire.
37. Ici manque le nom du destinataire hypothétique.
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Un commentaire. Révolution en Allemagne
Lorsque parait Révolution en Allemagne, l’histoire des années 1917-1923 en Allemagne est très peu connue. En France, le principal ouvrage sur le sujet était le livre sur Le spartakisme de Gilbert Badia, paru aux Editions de l’Arche en 1967. L’auteur, membre du PCF et historien honnête, avait eu des contacts positifs avec Pierre Broué, mais avait finalement refusé de participer à un débat public sur le sujet, organisé par les Cercles d’Etudes Marxistes liés à l’OCI. Ce que l’on savait, en gros, c’était que la révolution avait éclaté en Allemagne, mettant fin à la guerre, que les courageux spartakistes, souffrant d’un gros retard organisationnel contrastant avec la proverbiale efficacité des bolcheviks russes en la matière, n’étaient pas parvenus à le rattraper dans le feu de l’action, et que, débordés par des courants gauchistes venus de leur propre base, Karl et Rosa étaient allés à la mort, assassinés par des corps francs agissant en accord avec le ministre social-démocrate de l’Intérieur Noske. La suite des évènements était assez confuse.
C’est sur elle que le livre de Pierre Broué apporte des éléments denses, nombreux et précis, qui du coup éclairent souvent d’un jour nouveau la période antérieure car l’héritage du spartakisme, tout du moins de ce que, dans le spartakisme qui n’a jamais été homogène, représentait Rosa Luxemburg, avait nourri la formation d’un communisme spécifiquement allemand, qui finalement avorta en même temps qu’échouait la révolution. Dans cette trame générale, P. Broué apportait trois éléments véritablement nouveaux par rapport à toutes les vulgates et idées reçues.
• Premièrement, la place de Paul Lévi, héritier politique de Rosa Luxemburg, très proche aussi de Lénine en 1916, et qui en 1919, effrayé par les conséquences du «gauchisme», va s’y opposer frontalement et finalement va définir la politique du front unique ouvrier avant la lettre. Lorsque le communisme allemand prend son élan et commence, avec la Lettre ouverte de janvier 1921, à mettre en uvre cette politique de rassemblement et d’unification, qui rompt avec la période des scissions par lesquelles l’Internationale communiste s’était affirmée, les émissaires de Moscou, agissant de manière largement autonome (ce n’est pas encore la centralisation de l’époque stalinienne), conduisent le jeune parti dans un «vrai-faux» putsch insensé, l’«action de mars», que Lévi, partisan du débat ouvert devant la classe ouvrière, condamne publiquement. Il est exclu et très vite, Lénine et Trotsky reprennent sa politique à leur compte, mais tout en avalisant son exclusion pour avoir engagé le débat public.
Le livre de P. Broué étant consacré au PC allemand, ne suit plus P. Lévi dans les années qui suivent, qui le voient s’efforcer de rester au centre du mouvement ouvrier révolutionnaire allemand et finalement inspirer fortement, jusque fin 1923 (et sous d’autres formes par la suite), la gauche social-démocrate allemande, tout en approfondissant le lien entre politique révolutionnaire et défense de la démocratie, ce qui l‘éloigna toujours plus de la Russie. Il est possible d’aller plus loin encore que P. Broué ne l’avait fait dans la remise en cause de la version orthodoxe où Lévi a «trahi», et de considérer les événements de 1923, la chance possible d’une révolution, comme ayant reposé sur deux piliers — non pas le seul PC, mais le PC et la gauche social-démocrate — et du même coup il est possible de remonter en arrière en considérant le potentiel révolutionnaire de toute l’USPD pour laquelle Lévi avait, en 1920, milité en faveur de la fusion, mais en espérant une fusion beaucoup plus large encore que celle qui a finalement été réalisée au congrès de Halle sous l’égide de Zinoviev.
Je considère personnellement que la bonne compréhension de la révolution prolétarienne dans un pays «développé» exige d’aller plus loin dans le sens pris par P. Broué en 1971, «vers la droite» si l’on veut, par rapport à l’histoire communiste (y compris trotskyste, celle par exemple de Pierre Frank), et ce faisant de pousser plus loin la critique de la stratégie, ou de l’absence de stratégie, des bolcheviks après leur victoire russe. C’était déjà beaucoup que P. Broué soulève, en 1971, la «question Lévi» dans l’histoire du XX° siècle.
Cela, aussi, parce que Lévi fut le premier grand pestiféré du mouvement communiste international: la manière dont Zinoviev et les émissaires de Moscou dénoncent les «lévites» dés 1921 annonce la façon dont seront diabolisés les trotskystes avant tout, puis les zinoviévistes à leur tour, les boukhariniens, les titistes, etc.
• Le deuxième élément nouveau et plus fondamental encore, du livre de P. Broué sur la révolution allemande, concerne la révolution manquée de 1923, sujet qui se développe à son tour en deux questions.
D’abord, il s’agissait de démontrer qu’il y a bien eu une situation révolutionnaire en Allemagne en 1923, que la prise du pouvoir, non pas seulement par le KPD, mais par les organismes directs de la classe ouvrière, en l’occurrence les conseils d’usine ainsi que les comités de chômeurs et ces comités de contrôle des prix souvent féminins qui les entouraient, et cela dans le cadre d’une politique de front unique avec la gauche social-démocrate, était possible. Démontrer que ceci n’avait pas été que rêverie moscovite, ni une réédition du coup manqué de mars 1921.
Le livre fait cette démonstration: non pas celle d’une situation révolutionnaire évidente, mais d’une poussée révolutionnaire de la part d’une société traumatisée, qui y fut en somme contrainte, confrontée au triple choc de l’occupation de la Ruhr, un pur acte de guerre de l’impérialisme français, d’une hyperinflation qui dévaste le corps social, et de l’irruption du national-socialisme après celle du fascisme en Italie.
Sans tirer explicitement cette conclusion, la mise à jour des événements et des situations à laquelle procède P. Broué montre que le déferlement révolutionnaire en Allemagne culmine fin juillet début août, avec la grève générale politique spontanée renversant le gouvernement Cuno. C’est alors, mais alors seulement, que, depuis Moscou, s’engage le processus de l’Octobre allemand, insurrection programmée et bien organisée, tenant en haleine les militants, qui se termine en reculade et finalement en débâcle durable. Les militants communistes sont entretenus dans l’idée que le retournement a eu pour responsable la direction social-démocrate de gauche du gouvernement de front unique ouvrier de la Saxe, qui au dernier moment n’aurait pas suivi la consigne. Sans être affirmatif, répétons-le, le travail de Pierre Broué donne plutôt l’impression que l’Octobre allemand était très difficilement gagnable en raison des erreurs de timing et, ajouterais-je pour ma part, de l’inachèvement de la politique de front unique, car la perspective dessinée à Moscou calquait beaucoup trop le modèle russe, alors que de toute évidence la présence de la gauche social-démocrate donnait un caractère bipartite et pluraliste au processus engagé, ce que le KPD n’a pas assimilé.
La victoire était possible, elle aurait demandé que le dispositif insurrectionnel et le mouvement des masses coïncident, et de ce point de vue il y avait un décalage de rythme qui compromettait les chances de vaincre.
Mais s’il s’agit d’expliquer ce décalage, en gros d’expliquer pourquoi l’Internationale communiste n’était pas prête en août 1923 et pourquoi ensuite la session de rattrapage qu’elle s’est imposée n’a pas abouti, il faut en venir à la deuxième question, au nœud de la perspective de P. Broué qui est le cœur de la tragédie du XX° siècle, à savoir l’interaction Allemagne-Russie.
Le KPD n’avait pas une direction ayant confiance en elle, en raison des coups portés de Russie, ou par les fameux émissaires incontrôlés (le chevaleresque Béla Kun et le sordide Rakosi), laissant une part majeure et croissante des décisions à «Moscou» où, tout au long de 1923, engluée dans ses conflits internes latents, dans la bureaucratisation, Lénine paralysé, la direction bolchevique n’est pas à même de décider réellement.
C’est son chant du cygne que la convergence inattendue, mi-août, des diagnostics de Zinoviev et de Trotsky sur la nécessité de tenter le coup de dés historique en Allemagne, qui voit le Bureau Politique russe devenir ou redevenir, pour quelques semaines et pour la toute dernière fois de son histoire, un état-major révolutionnaire, dans lequel le personnage montant qu’est Staline est d’ailleurs sur la touche, pour la dernière fois aussi.
Inversement, l’échec allemand enfonce le clou: sa prolongation immédiate est la victoire définitive de l’appareil bureaucratique stalinien, en URSS et dans l’Internationale communiste.
Donc: l’échec de ce qui aurait pu advenir, la révolution allemande et par là européenne, conditionne la suite, et la suite, ce sont Hitler et Staline, la tragédie du XXe siècle, le retard de la révolution et donc aussi les conditions d’aujourd’hui.
Attention, certes, à ne pas tomber dans le fatalisme: rien n’était prédéterminé, ce sont les hommes qui font l’histoire. Mais justement: quand ils ratent le coche, les conséquences peuvent être très lourdes. Tel est l’enjeu politique, historique, humain, de la reconnaissance, ou non, de la réalité d’une situation révolutionnaire en Allemagne en 1923.
• Enfin, le troisième élément nouveau apporté par le livre de P. Broué concernait le «gauchisme» allemand, à la fois mouvement spontané de centaines de milliers de jeunes ouvriers et de nés de la guerre en 1918-1919, et courant politique profond qui traverse le communisme allemand pendant toutes ces années.
La tradition luxembourgiste qui lui est souvent assimilée ne doit pas l’être, car Rosa Luxmburg avait une conception organique et unitaire de ce que doit être un parti ouvrier révolutionnaire, mais nullement spontanéiste, et son héritage politique véritable se situe beaucoup plus dans la tradition du combat pour le front unique ouvrier. L’amalgame souvent fait entre eux s’explique, d’une part, par le fait que le gauchisme allemand s’est d’abord manifesté le plus fortement dans le cadre du KPD(S) et donc du spartakisme, et, d’autre part, par le rejet ultérieur de Rosa Luxemburg par le stalinisme, la traitant d’anarcho-menchevik spontanéiste, ce qui ne correspond en rien aux faits ni à ses écrits.
Par contre, le courant «gauchiste» prend vraiment forme après sa mort, en 1919, autour notamment des thèmes du refus de la participation électorale et de l’action syndicale classique pour les salaires, les conditions de travail, etc., en même temps que Lévi s’affirme comme son adversaire. En dehors de Pierre Broué, ce courant, ou plutôt ces courants sont principalement considérés comme ayant été, à partir de 1919 où Lévi provoque une scission-exclusion de la majorité de leurs représentants, extérieurs au PC allemand proprement dit. A partir de la mi-1920 s’organise en effet un parti «gauchiste» allemand, le KAPD (Parti Communiste Ouvrier Allemand), qui a lui-même sur sa gauche des courants «unionistes» ou «conseillistes» ayant rompu avec l’idée même de parti. Le KAPD est reconnu comme sympathisant de l’IC de sa création à la fin 1921, puis s’en éloigne. Il a une riche histoire au plan théorique et intellectuel, liée à la gauche marxiste hollandaise (Anton Pannekoek, Hermann Görter).
Pierre Broué parle au total remarquablement peu de ce courant-là, ce qui a pu lui être reproché, notamment par ceux qui se considèrent comme ses héritiers politiques. Mais en fait il montre que l’essentiel du «gauchisme» à partir de 1921 au plus tard, en relation avec l’action de mars puis avec l’opposition à la politique de front unique ou avec son interprétation comme unité uniquement «à la base», se situe à l’intérieur du VKPD puis du KPD, avec le courant de Ruth Fisher et Arkadi Maslow, beaucoup plus qu’avec le KAPD et les Unions ouvrières.
Or le courant « Maslow-Fisher » joue un rôle très important dans l’affaiblissement régulier de la direction du communisme allemand, et il développe une sorte de connivence avec Zinoviev, et donc avec «Moscou» qui en fera l’instrument de la mise au pas du parti, préparant sa transformation en parti stalinien, après 1923. C’est là que Pierre Broué situe principalement le «gauchisme» allemand après 1921, alors que dans la tradition du KAPD puis du «communisme des conseils», l’extrême affaiblissement de ce courant s’explique par le reflux de la révolution: eux aussi sont d’accord avec l’histoire officielle et académique pour nier qu’il y ait eu encore une chance révolutionnaire en Allemagne en 1923, la «fin de l’histoire» se situant pour eux, en Russie et en Europe, en 1921 (je pense aux travaux de Denis Authier, Gilles Dauvé, Philippe Bourrinet).
Le gauchisme peut fort bien être bureaucratique, nous apprend ce livre.
En résumé, les apports politiques, tout autant que proprement historiques, sont les suivants. La stratégie gagnante pour faire la révolution, c’est le front unique ouvrier, la politique d’unité visant à grouper les travailleurs, à défendre la société, à généraliser et centraliser les mouvements sociaux, pour résoudre la question du pouvoir politique en proposant un gouvernement des organisations issues du mouvement prolétarien. En 1923, le coche a été manqué de peu, et donc l’histoire aurait pu être autre: ni nazisme, ni stalinisme! Dans le pays le plus développé et le plus cultivé d’Europe, la révolution socialiste était possible. Son actualité, sa possibilité, et, a contrario, sa nécessité sont donc confirmées, cette dernière par la barbarie qui a suivi son échec. Celui-ci tient à des causes avant tout subjectives: la conscience et l’organisation des militants révolutionnaires sont en question. Et à cet égard, l’histoire montre que gauchisme et bureaucratisme ne sont pas incompatibles, bien au contraire.
Mises en perspectives de la sorte, ces conclusions sont cruciales pour quiconque estime que la révolution prolétarienne est un enjeu réel: elles mettent en valeur son actualité, ses conditions et, tout autant que sur la question «que faire?», elles mettent le projecteur sur la question «que ne pas faire ?». C’est ici le moment de rappeler la date de soutenance et de parution : 1971, nous sommes trois ans après la grève générale de mai-juin 1968 en France. Parler par exemple de «gauchisme » évoque alors immédiatement la nouvelle extrême-gauche et les mouvements étudiants récemment survenus. Pierre Broué est alors lui-même l’un des responsables d’une de ces organisations, l’OCI, qui se targue justement de ne pas être «gauchiste» (notamment par opposition avec sa rivale historique, la Ligue communiste), mais dans le fonctionnement de laquelle il pense apercevoir des «petits Zinoviev», comme il disait en privé. Leçons de l’histoire et expérience militante et personnelle se nourrissent mutuellement.
Ayant ainsi indiqué, je l’espère, l’importance de cet ouvrage, je ne m’appesantirai pas sur la première partie du texte présenté ici qui n’est qu’une version condensée, répétons-le, de la présentation de soutenance qui sera publiée par Le mouvement social. Venons-en directement aux interventions des membres du jury.
Votre livre est très bien, mais il ne devrait pas exister …
Confrontés à ce bloc, que disent, au fond, ces messieurs-dames du jury?
Pour en venir d’emblée à l’essentiel, observons que Henri Lefebvre trouve que «le temps» tient une trop grande place dans la philosophie de l’histoire de l’auteur, ce qui peut viser l’événement précis, factuel, au jour le jour: entendant avoir plus de recul, H. Lefebvre préférerait dater l’échec de 1920. Il nie donc la charnière de 1923, mettant du coup en cause toute la logique et toute l’organisation du travail de P. Broué.
Jacques Droz nie quant à lui toute charnière révolutionnaire ou contre-révolutionnaire dans le cours des événements: l’historien de la social-démocratie réformiste qu’il est pense que la réforme est conforme à la nature civilisée de l’Allemagne et de l’Occident. La révolution est donc un rêve – votre sujet et votre livre sont un rêve éveillé, dit-il de manière courtoise, sympathique et exquise à P. Broué.
Alfred Grosser n’a pas cette politesse humaniste. Tout cela n’est que vulgaire «histoire événementielle», fort ennuyeuse car ces militants rabâchent toujours les mêmes choses, en 1917 ou 1923 comme en mai 68. Lui, qui ne s’intéresse pas aux événements, aux hommes qui font l’histoire, mais aux forces profondes et matérielles, est un vrai marxiste. Votre livre n’a aucun intérêt et aucune raison d’être, dit-il presque explicitement à P. Broué.
La plus violente est au fond pourtant encore Annie Kriegel, rien de moins que la présidente du jury. Elle trouve quand même moyen d’expliquer qu’il serait bon de «laisser de côté» (sic ! ) tout le travail (certes «considérable» ! ) fait par l’auteur, pour examiner ce qu’était vraiment cet «acteur collectif» qu’était le PC allemand, à l’image de ce qu’elle prétend avoir fait pour sa part avec le PC français. En somme, votre ouvrage dont le PC allemand est le sujet, ne nous dit strictement rien sur le PC allemand et, pour pouvoir étudier celui-ci sérieusement, il faut le laisser de côté!
Pierre Naville ne nie pas qu’il se soit passé quelque chose en 1923, mais il le banalise, entre 1918-1919 et 1933 et, insistant sur la multiplicité des facteurs et particulièrement sur ceux qui ressortent à l’efficacité de la lutte des classes menée du côté bourgeois, ajoutant en même temps que dans cette succession d’événements il n’y a selon lui «pas de véritable continuité», lui aussi en fin de compte remet implicitement en cause la raison d’être même de la thèse.
Finalement, il n’est que Pierre Guillen, le moins notoire des membres de ce jury, le moins connu pour ses positions politiques aussi, qui, en prof d’Histoire, pose des questions factuelles en entrant dans la logique du récit concret et événementiel qui est celle de l’ouvrage comme elle est celle des faits dont il traite. Le seul qui ne remet pas en cause le principe même de ce travail, le seul aussi dont P. Broué ne garde pas de souvenir marquant, ayant comme par hasard perdu les notes le concernant.
P. Guillen, le plus effacé des membres de ce jury, pourrait être considéré comme le «type normal», le professeur de base, de cette fine équipe par ailleurs composée de notabilités représentatives, d’incarnations si l’on peut s’exprimer ainsi. A. Kriegel «incarne» l’historiographie officielle en matière de communisme, J. Droz «incarne» l’historiographie officielle en matière de social-démocratie, A. Grosser le germanisme universitaire français, H. Lefebvre le marxisme universitaire, P. Naville la sociologie de gauche. P. Broué qui veut, plutôt qu’incarner, exprimer la révolution, est donc là devant des ennemis, d’une façon ou d’une autre, sauf avec son collègue de Grenoble P. Guillen qui a la chance de ne rien incarner du tout.
Car il ne faut pas s’y tromper: à cette honorable exception, ce tour de piste est d’une extrême violence, sous l’enveloppe de la forme universitaire et de l’hommage académique au travail effectué. Tous disent que ce livre ne devrait, au fond, pas exister, et tous signifient, plus ou moins ouvertement, qu’une fois le moment de l’octroi de la thèse, contraints et forcés, passé, ils s’empresseront de travailler à ce que celle-ci et son sujet passent aux oubliettes!
Questions diverses.
Par rapport à ce «débat» principal, nous avons quelques discussions périphériques, souvent symptomatiques.
Ainsi Henri Lefebvre s’interroge sur la faiblesse théorique du KPD, sans même noter d’ailleurs que des deux noms qu’il prononce, classés par la science académique comme figures du «marxisme occidental», l’un, Karl Korsch, en était membre. Le travail de P. Broué a pourtant décelé des théoriciens importants parmi les dirigeants du KPD, avec Radek, Lévi, Thalheimer, mais tous sont des théoriciens de l’action, de la stratégie, de la tactique, de l’analyse des situations, ce qui ne leur enlève nulle profondeur, mais les exclut de ce qu’un H. Lefebvre veut bien considérer comme des «théoriciens», sans se rendre compte qu’à cette aune Karl Marx et Friedrich Engels n’auraient sans doute pas été reconnus comme tels en leur temps. P. Broué ne lui répond pas sur ce plan, mais préfère reconnaître qu’à la base, dans la contre-société que fut le KPD, la diffusion de la théorie marxiste était assez faible.
Quand Jacques Droz présente «son interprétation de l’année 1923», sans doute s’agit-il de l’hypothèse suivante: les Russes tournent en voulant renverser le gouvernement Stresemann pour des raisons militaro-diplomatiques plus que révolutionnaires, car le gouvernement Cuno, plus «à droite», cherchait à résister à la France, alors que le gouvernement Stresemann, plus «à gauche», capitule. Une Allemagne — rouge ou brune — anti-française, faisait plus les affaires de l’URSS qu’une Allemagne libérale-démocrate cherchant à faire sa paix avec la France (et du même coup avec la Pologne), contribuant à l’isolement de l’URSS. De la part de J. Droz une telle interprétation serait logique, puisque le facteur «révolution» est à ses yeux une rêverie. La réponse que lui fait P. Broué, sur un plan strictement historique et documentaire, est exacte et les ouvertures d’archives ne l’ont pas infirmée: les sources ne donnent pas d’éléments allant dans le sens de l’hypothèse de J. Droz, ou, pour être vraiment exact, elles donnent moins d’éléments allant en ce sens que d’éléments allant dans le sens du tournant causé par la politique révolutionnaire. La question n’est pas pour autant réglée. Le problème du décalage entre diplomatie et raison d’Etat soviétique, d’une part, révolution prolétarienne mondiale, d’autre part, était réel, et justement, il est central du point de vue de la thèse de P. Broué de dire que la mobilisation de la direction russe pour la révolution allemande à l’automne 1923 constitue précisément le dernier moment de l’histoire où c’est encore le facteur «révolution» qui conditionne la politique soviétique, et non pas le facteur «raison d’Etat» et «intérêt national», c’est-à-dire intégration dans l’ordre mondial capitaliste.
C’est avec Alfred Grosser que les fleurets sont le moins mouchetés et c’est seulement avec lui, semble-t-il, que P. Broué veut bien se laisser entraîner dans une discussion à dominante méthodologique. Le débat sur la question nationale allemande n’est qu’esquissé, mais les rôles du professeur et de l’impétrant sont presque inversés quand P. Broué, piqué au vif par la proclamation «je suis plus marxiste que vous», le traite de gauchiste auquel la dialectique fait défaut, qui ne comprend rien aux syndicats ni aux libertés démocratiques codifiées dans une constitution: un à un, balle au centre! Sur le fond, la pique de Grosser n’est pas seulement la voix d’un certain «marxisme» officiel, mais elle parle au nom de la science historique académique qui estime avoir dépassé l’«événementiel» et est sincèrement surprise de voir un historien réputé marxiste des plus dur et des plus extrémiste faire un pur récit historique événementiel. C’est que le marxisme est ici militant plus qu’intellectuel. «Les hommes font leur propre histoire», on ne devrait pas oublier cette maxime des Dioscures Marx et Engels. Certes, ils la font dans des «circonstances déterminées» dont ils héritent et ils ne maîtrisent pas toutes les conséquences de leurs actes, loin s’en faut. En d’autres termes, Nicolas Machiavel avait expliqué que le Prince, ou le Peuple, devait agir avec Dame Fortune, maîtriser la Fortune tout en prévoyant de quelle manière celle-ci allait les maîtriser, eux. La stratégie et la tactique révolutionnaires misent sur les forces profondes de la société, les forces «matérielles», tout en concentrant la résolution des contradictions dans la saisie du moment opportun de l’action, et cette saisie demande une conscience, une tradition collective, une organisation, un savoir théorique, des capacités techniques, et en définitive une forme de virtù, et aboutit à la question du choix et de la décision, de la responsabilité, et de la capacité à «tourner», cette vertu décisive du révolutionnaire selon Lénine, qualité en réalité peu répandue. La dialectique est ici celle des «forces profondes» et des choix individuels, du nécessaire et du contingent, par lequel passe le nécessaire à un moment donné.
Août 1923 (la grève générale renverse Cuno) et octobre 1923 (l’insurrection, trop bien préparée sur des bases trop précaires, est décommandée au dernier moment), sont ces moments de «contingence» par lesquels, en raison du facteur organisationnel, personnel et subjectif, le nécessaire prend une certaine orientation, qui nous conditionne encore. A vrai dire, P. Broué n’a rien théorisé de tout cela, mais sa méthode en effet «événementielle» en histoire, est pourtant sous-tendue par tout cela.
Avec Annie Kriegel, nous avons un débat secondaire sur le gauchisme allemand, dont il faut bien dire qu’il est posé de manière assez indigente par l’éminente historienne: le gauchisme allemand est-il un mélange de marxisme et d’anarchisme? P. Broué peut facilement lui répondre que non, qu’il s’explique par le contexte immédiat de 1918, autre profession de foi au passage en faveur de l’«évènementiel». La question en vérité n’est pas épuisée du tout car le gauchisme allemand, et hollandais, dont je rappelle qu’il n’est pas vraiment celui dont traite P. Broué, avait son épaisseur historique et théorique propre, non abordée ici.
Remarquons pour finir ce survol des éléments divers du débat cette chose amusante: Pierre Naville est tout de même, malgré tout, dans ce jury, le plus proche de Pierre Broué par son passé politique, et il y aurait matière à discuter de ce qu’il avance sur la bourgeoisie allemande, sur Rathenau, en le mettant en relation avec l’histoire ultérieure de l’Allemagne d‘après 1945. Mais P. Broué déclare qu’il s’endormait en l’écoutant, et semble lui avoir répondu comme un automate, épuisé par les épisodes précédents. Un sociologue peut endormir un historien, c’est bien certain, mais on peut tout de même se demander si nous n’avons pas là une petite pointe de sectarisme.
La réponse de fond
Au delà de toutes ces considérations, les mots décisifs sont prononcés à la fin du débat avec Jacques Droz, certainement l’adversaire le plus respectable, sincère et lui-même respectueux de la confrontation des idées et des analyses :
«Enfin je lui ai dit que si révolutionner l’Allemagne était un rêve, alors lutter contre la barbarie en était un aussi ce que je me refusais à croire.»
On a le droit de considérer qu’il y là un acte de foi, ce qui est le cas et n’interdit pas de le tenir pour étayé aussi sur une analyse «scientifique». Mais il me semble important surtout de saisir que la conception de la révolution que nous avons là n’est pas celle de la révolution «pour le plaisir», pour la liberté pour ainsi dire, mais par contrainte et nécessité, parce que la «barbarie» (terme de Rosa Luxemburg qui désigne la barbarie moderne et nullement primitive) est l’autre alternative. A l’échelle de la première moitié du XX° siècle, cette vision ne manque pas de force. Le vrai débat aurait peut-être été : en 1971, est-ce toujours le cas? Et nous pouvons nous reposer la question en 2013. Je dirai que si on pouvait sans doute relativiser la question de la «barbarie» en 1971, par comparaison avec les années 1910-1940, nous nous en sommes à nouveau rapprochés aujourd’hui, dans un autre cadre global évidemment.
Il faut enfin nous interroger, sans forcément répondre, sur ces tout derniers mots :
«Les paroles s’envolent, mais les écrits en l’occurrence restent stériles.»
L’auteur semble être sorti fatigué, dégrisé et blasé de cet affrontement politique que fut en réalité cette «soutenance de thèse». Au-delà de la considération selon laquelle l’écrit peine à retrouver les paroles que la mémoire a perdues, on croirait lire un passage de l’Ecclésiaste: vanité des vanités … à ceci prés qu’il n’y a pas de sérénité dans les mots de P. Broué. C’est bien connu, à écrire l’histoire des contingences événementielles qui réalisent et donnent son contenu à la nécessité, on peut avoir l’impression d’une histoire de bruit et de fureur narrée par des imbéciles à l’usage de fous.
Nous n’avons pas l’explication d’une sorte de conclusion aussi désabusée, mais on peut la comprendre au vu de la leçon politique donnée par la quasi unanimité du jury, qui donne évidemment la thèse et permet la carrière universitaire de son auteur (heurtée, conflictuelle et qui devra beaucoup à une intervention contre la proscription dont il était l’objet, venant d‘un adversaire politique complet et honnête homme, Pierre Chaunu), conclusion qui se résume ainsi : vos histoires de révolution semblent solides et étayées, mais justement nous ne voulons pas en entendre parler.
Et en effet le non dit sur la révolution allemande, sur l’année 1923 où se sont joués les destins du siècle, a persisté depuis. Si un tel silence est nécessaire, il doit bien y avoir une raison «profonde» : et si c’était l’actualité de la révolution?
Vincent Présumey, le 26 avril 2013.
Merci passionnant, cet article, absolument à lire !