Par Fabian Hattendorfer, Benjamin Herr et Mathias Krams
Dans l’ensemble des pays européens, la crise des systèmes hospitaliers, sous l’effet de leur transformation en entreprises devant «équilibrer» leurs finances ou être rentables, débouche sur un mouvement de contestation et de grève combinant des revendications salariales, d’augmentation du nombre de soignants et du ratio lits/soignants, des conditions de travail de l’ensemble du spectre du personnel soignant. A diverses occasions, une jonction s’est établie en les salarié·e·s du secteur hospitalier, les patients et la population. La dimension politique du service public de la santé a refait surface avec force en Europe. Un bref bilan.
Allemagne: contre la réduction des dépenses hospitalières
En Allemagne, ces dernières années, un mouvement hospitalier de plus en plus large et bien structuré a dissipé le mythe selon lequel les grèves dans les hôpitaux sont impossibles. Cette lutte syndicale a été déclenchée par l’introduction d’une nouvelle forme de financement des hôpitaux. Le système dit de forfaits par cas (dans lequel les hôpitaux reçoivent des montants fixes pour les diagnostics et non, comme auparavant, pour les séjours à l’hôpital – Fallpauschalensystem) a entraîné une immense pression pour réduire les coûts dans les hôpitaux publics. Le personnel hospitalier a été le premier à ressentir ces réductions: en 2012, l’Allemagne avait le pire ratio patients-personnel infirmier qualifié d’Europe. Dans le même temps, la durée moyenne des séjours a diminué de moitié. La pénurie de personnel, en particulier d’infirmières, a pris des proportions qui compromettent dangereusement les soins aux patients dans de nombreux établissements de soins. C’est ce que montrent, par exemple, les rapports sur la pénurie de lits de soins intensifs pour les enfants.
La réduction des dépenses hospitalières a immédiatement conduit à des grèves suivies dans le secteur des soins de santé. En 2015, le syndicat allemand du secteur des services Ver.di a obtenu le premier accord négocié collectivement sur la dotation en personnel afin d’alléger le fardeau du personnel de l’hôpital Charité de Berlin [un des principaux centres hospitaliers universitaires au monde, avec plus de 3000 lits]. Des mouvements de grève dans 18 cliniques à travers l’Allemagne ont suivi le succès obtenu à Charité. Certains ont même fait la une des journaux, comme les grèves dans les six hôpitaux universitaires de Rhénanie-du-Nord-Westphalie au printemps et à l’été 2022. D’une durée de 77 jours, ces grèves ont été les plus longues de l’histoire du système de santé allemand. De nombreux services, y compris des unités de soins intensifs, ont été complètement fermés pendant toute la durée de l’action.
Les grèves reposaient sur une stratégie claire. Les salarié·e·s, soutenus par les syndicats, ont d’abord formé des équipes et développé une volonté de faire grève. Les accords concernant les services d’urgence, accords conclus entre le syndicat et la direction de l’hôpital, constituent désormais un moyen éprouvé de garantir le droit de grève, même dans des infrastructures critiques telles que ce type de soins hospitaliers. En fermant l’accès aux lits et aux services, les travailleurs ont pu exercer une pression considérable sur les administrations hospitalières. Les coalitions sociales avec les patients et les mouvements sociaux, comme dans le cas du mouvement de l’hôpital Charité de Berlin, ont renforcé le soutien de l’opinion publique à la grève.
Au sein des hôpitaux allemands s’expriment des indices de capacité de mobilisation. Les syndicats dans le secteur de la santé en Allemagne se développent plus rapidement que dans n’importe quel autre secteur. Dans le cadre des négociations collectives actuelles visant à augmenter les salaires de 500 euros pour les salarié·e·s du service public, les hôpitaux se sont à nouveau positionnés au premier plan en organisant des grèves d’avertissement.
Grande-Bretagne: les plus grands mouvements de grève depuis Thatcher
Les récentes mobilisations dans le système de santé britannique s’inscrivent dans la plus grande vague de grèves qu’ait connue la Grande-Bretagne depuis l’ère Thatcher. Elles ont traduit la frustration collective face à un système social et de santé qui a été réduit au point de s’effondrer – des réductions de dépenses qui ont coïncidé avec la plus forte perte de salaires réels depuis 1977. La pénurie de personnel dans les hôpitaux illustre la précarité du système de santé. Les infirmières et infirmiers en grève ont scandé «Safe staffing saves lives» [«La sécurité du personnel sauve des vies»], désignant des conditions de travail devenues de plus en plus dangereuses pour la santé de la population britannique. La pandémie de Covid a épuisé les ressources déjà surchargées d’un système de santé britannique défaillant. Les opérations non urgentes ont été suspendues et un système déjà au bord du gouffre a dû faire face à des vagues d’infection par le coronavirus pendant deux hivers consécutifs. Les pressions exercées sur le système n’ont pas diminué. Les salles d’urgence surchargées ont entraîné de longs délais d’attente et des retards importants dans les transferts des ambulances.
Le principal obstacle au mouvement de grève actuel est l’appel des conservateurs (Tories) à tenir bon, associé à une proposition de loi qui entravera encore plus la force de l’action syndicale à l’avenir. Le projet de loi, s’il est adopté, permettra de limiter encore plus les activités de grève. Les salarié·e·s du secteur de la santé pourraient alors être légalement tenus de travailler, même en cas de grève. Cela priverait effectivement les travailleurs de la possibilité d’obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail.
Cependant, les grèves bénéficient d’un soutien important, en particulier lorsqu’elles sont menées directement par le personnel hospitalier. La demande de meilleures conditions de travail, de salaires plus élevés et d’une diminution de la pression au travail est majoritairement soutenue, en particulier en faveur des professions cruciales pour le fonctionnement du système (les ambulanciers, les urgentistes, les assistants médecins, les infirmières et infirmiers, les médecins qualifiés…). La pandémie de Covid n’a pas seulement exacerbé les tensions dans le système de santé britannique. Il a également sensibilisé le public à la nécessité de disposer de suffisamment de professionnels de la santé. En outre, tout le monde est désormais touché par l’inflation d’une manière ou d’une autre. Lorsque les professionnels de la santé font grève pour obtenir des augmentations de salaire, ils bénéficient d’un plus grand soutien qu’à une époque où la situation économique était meilleure. [Une majorité du syndicat RCN-Royal College of Nursing s’est prononcée contre la proposition d’accord initial avec le ministère de la Santé. Du 23 mai au 23 juin les infirmières et infirmiers du RCN doivent se prononcer lors d’un scrutin sur une nouvelle action de grève. Les médecins qualifiés doivent se prononcer lors d’un scrutin, du 15 mai au 27 juin, pour une action de grève portant sur les salaires. – Réd.]
En Espagne, 70% du personnel hospitalier se met en grève
Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues d’Espagne en février 2023 pour manifester contre le sous-financement du système de santé publique. Il y a des pénuries d’équipement et de personnel. Les médecins de famille et les cliniques sont surchargés. La crise sanitaire actuelle remonte à plusieurs années, au lendemain de la crise financière. En 2010, le gouvernement espagnol a introduit des politiques d’austérité et a procédé à des réductions drastiques des dépenses, y compris dans les budgets des gouvernements régionaux responsables de la politique de santé. 30 000 emplois ont été supprimés, les salaires ont été réduits et les lits d’hôpitaux ont été décimés.
Lors de la pandémie de coronavirus, la situation fragile des hôpitaux a eu des conséquences catastrophiques. Les réductions ont été particulièrement ressenties à Madrid, où le gouvernement régional de droite a également poussé à la privatisation des infrastructures de soins de santé. Alors que les patients se voyaient refuser l’accès aux cliniques publiques par manque de place, les cliniques privées restaient sous-utilisées. La sécurité au travail n’a pas été prise en compte, ce qui a transformé les hôpitaux en clusters pour le virus. A certains moments, jusqu’à 20% des nouvelles infections se produisaient dans les hôpitaux. Au début de la crise du coronavirus, l’Espagne a enregistré l’un des taux de surmortalité les plus élevés d’Europe, avec un total de plus de 120 000 personnes décédées au cours de la pandémie.
Depuis, peu de choses ont changé. C’est pourquoi, à partir de novembre de l’année dernière, des manifestations de masse et des grèves ont eu lieu dans tout le pays dans le secteur des soins de santé, atteignant leur paroxysme en février 2023. A Barcelone, 10 000 travailleurs de la santé sont descendus dans la rue. A Madrid, plus de 250 000 personnes – selon les organisateurs, jusqu’à un million – ont répondu à l’appel «Madrid se levanta por la sanidad publica». 70% des travailleurs de la santé ont participé à la grève. Cette énorme force de mobilisation s’explique probablement par l’expérience acquise depuis 2011 avec le mouvement espagnol contre l’austérité (Movimiento 15-M), ainsi que par le fait que les manifestations étaient fortement ancrées localement dans les quartiers.
A Barcelone, un accord a été conclu pour le conflit (janvier-février), mais à Madrid, la situation continue de s’aggraver. Au lieu de s’engager avec les grévistes, le gouvernement régional [dont la présidente est Isabel Diaz Ayuso, du Parti populaire, depuis août 2019] tente de saper la légitimité de la manifestation de masse. Il n’a pas hésité à diffuser de fausses informations sur l’état précaire du système de santé. D’autres journées de grève ont eu lieu fin avril et début mai.
En Autriche, le mal est constaté, les soins sont en attente
En Autriche, la crise du personnel infirmier est aiguë. Selon l’étude Misscare de l’Université de Vienne, 84% des infirmières déclarent devoir renoncer à des étapes de soins essentielles par manque de temps. L’état du débat sur les soins infirmiers est cependant bien différent. Lorsque la pénurie d’infirmières a été abordée dans l’émission «Im Zentrum» en décembre 2022, il n’y avait ni infirmière ni syndicaliste sur le podium. Les intervenants ont parlé des études d’infirmières et des nouvelles tentatives de recrutement en Colombie ou au Vietnam, mais pas de l’indispensable réduction de la charge de travail. Pour y parvenir, l’Etat devrait investir pour rendre la profession à nouveau attrayante.
Les syndicats devraient être à l’origine de cette demande. Pour la première fois depuis longtemps, des grèves ont eu lieu dans le secteur des soins de santé au cours des dernières semaines et des derniers mois, mais elles ont été prudentes. Le 22 novembre 2022, le personnel des hôpitaux religieux de Vienne a fait grève pendant un peu moins de deux heures pour obtenir une augmentation de salaire de 500 euros. Le 14 février, le personnel des hôpitaux privés a organisé une grève d’avertissement de trois heures dans 25 centres de soins à travers l’Autriche, après l’échec du sixième cycle de négociations avec les employeurs.
L’hôpital universitaire de Linz, le deuxième plus grand hôpital d’Autriche, est un cas intéressant. Le personnel réclame depuis des années une réduction de sa charge de travail et, à la fin du mois de janvier, le conseil d’entreprise a ouvertement menacé de proposer la grève pendant l’été. La direction de l’hôpital a alors proposé de négocier avec le conseil d’entreprise et le syndicat, ce qui devrait apporter un soulagement d’ici l’été. La grève n’est donc plus d’actualité pour le moment, et l’issue des négociations reste inconnue.
Une chose est sûre: à long terme, les revendications des salarié·e·s ne pourront être résolues que par un affrontement politique. Sans une menace crédible de faire monter la pression dans le secteur des soins de santé par des grèves de plusieurs jours, et non de quelques heures, le personnel soignant et les salarié·e·s des hôpitaux seront le dos au mur. (Article publié en allemand sur le blog Mosaik le 15 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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