Allemagne. Chemins de fer, ramassage des ordures, poste: une vague de grèves est-elle en train de déferler? Une question: quelle stratégie commune?

Par Jörn Boewe

On a l’impression que l’Allemagne n’a pas connu autant de grèves depuis longtemps: les 22-23 mars, la poste (Deutschen Post AG) et le secteur de la collecte des déchets, le mouvement de grève dans les aéroports doit commencer [c’est le cas depuis le 27 mars], de même que dans les chemins de fer [ce qui est aussi confirmé; cet article de Der Freitag a été publié dans sa 12e édition hebdomadaire, donc avant le dimanche 26 mars].

En fait, les choses pourraient commencer à bouger dès lundi 27 mars: si Ver.di dans les entreprises de transport communales et le syndicat du transport ferroviaire EVG (Eisenbahn- und Verkehrsgewerkschaft) à la Deutsche Bahn se mettent en grève en même temps, ce serait un beau «double coup de tonnerre» [il semble que ce soit le cas]. Les mobilisations et les grèves doivent exercer une pression sur les employeurs afin de faire valoir les revendications des salarié·e·s: c’est exactement de cela qu’il s’agit. Il serait donc judicieux et efficace que l’EVG et Ver.di freinent ensemble la République fédérale pendant au moins une demi-journée.

Oseront-ils le faire? Jusqu’à présent, la coordination stratégique et tactique des conflits sociaux de différents secteurs n’est pas la discipline reine des syndicats allemands. Et même si l’on a l’impression que les grévistes des secteurs les plus divers se joignent partout à un mouvement qui prend de l’ampleur, tout cela n’est guère plus qu’une coïncidence fortuite entre plusieurs négociations collectives [1]. Celle de la Poste est déjà pratiquement terminée.

La manière dont elle s’est terminée est plus révélatrice pour la compréhension de la lutte des classes institutionnalisée en République fédérale que l’évocation régulière de protestations sociales à venir, de soulèvements populaires ou d’«automnes chauds» qui s’avèrent finalement n’être que du vent. Quatre-vingt-six pour cent des personnes interrogées par Ver.di se sont prononcées en faveur d’une grève illimitée. La direction de la Poste a aussitôt présenté une nouvelle offre dans les négociations [qui concerne 160’000 salarié·e·s]: nettement meilleure que la première, mais à mille lieues de ce que Ver.di avait demandé. Et voilà que Ver.di a mis fin au conflit. Au lieu de demander d’abord aux membres ce qu’ils en pensaient, la commission tarifaire [conduisant les négociations] a immédiatement lancé un deuxième vote et recommandé d’accepter le résultat [le scrutin se déroule du 15 au 30 mars]. Il est très probable que les 25% nécessaires soient réunis. Cette procédure de haut en bas (top down), certes conforme aux statuts, mais politiquement prématurée, laisse néanmoins un goût amer à de nombreux membres [2].

Une grève reconductible aurait-elle été plus efficace? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’elle aurait coûté cher à Ver.di [en Allemagne, les syndicats versent des indemnités salariales pour les grévistes et des caisses de grève sont constituées à cet effet]. Lors de la grève de la poste en 2015, le syndicat a versé plus d’un million d’euros d’indemnités de grève: chaque jour! Et le débrayage s’est prolongé pendant plus d’un mois. Maintenant que tout est encore ouvert dans la négociation collective dans le secteur public, Ver.di doit peser soigneusement chaque décision d’action collective. Il le fait de manière politiquement plus intelligente lorsque les membres sont impliqués dans ce processus, comme c’est désormais la norme dans des hôpitaux comme la Charité (hôpital universitaire de la Charité de Berlin, avec 3000 lits) et ceux du groupe hospitalier Vivantes. Les collègues se sont battus pour ce changement de culture, même contre des structures sclérosées dans leur propre organisation.

Avantages et inconvénients des grèves efficaces

Les arrêts de travail actuels sont beaucoup plus remarqués par le public que les grèves d’avertissement de l’automne 2022 dans la métallurgie et l’industrie électrique. Non pas parce que les grèves sont plus nombreuses, mais parce qu’elles touchent directement la vie quotidienne de nombreuses personnes. Si pendant quelques jours, les colis ne sont pas livrés, les ordures restent sur place ou les bus et les trains ne circulent pas, on le remarque immédiatement.

Pour les syndicats, cela présente des avantages et des inconvénients: ils ont une grande surface socio-politique pour mettre en avant leur thème. Mais ils doivent aussi pouvoir l’occuper. La sympathie pour les grèves dont on est soi-même victime, surtout dans le secteur des transports, est fragile. Dès lors, la lutte pour gagner l’opinion publique n’est pas simple. Ceux qui pensent qu’est ouverte la question de savoir de quel côté penche la majorité des médias devraient examiner la couverture médiatique des grèves des conducteurs de train de 2021 et 2014.

Déjà, la CDU-Mittelstandsvereinigung (Association des classes moyennes et des petites entreprises de la CDU) et les organisations patronales appellent à des restrictions du droit de grève, comme tous les deux ans. Contrairement à la Grande-Bretagne, de tels «rêves» n’ont pour l’instant aucune chance de se concrétiser en Allemagne. Mais les constellations politiques peuvent changer, tout comme l’opinion publique. Selon un sondage de l’institut Insa, réalisé début mars, une majorité d’Allemands serait favorable à ce que les «grèves dans les infrastructures critiques» soient limitées ou totalement interdites – l’électorat des Verts est d’ailleurs en tête; suivi par celui de la CDU/CSU.

Quoi que l’on pense de tels sondages, ils montrent à quel point il est difficile pour les syndicats d’ancrer la légitimité de leurs revendications dans le discours public. L’hégémonie est détenue par d’autres.

Il n’existe pas de force politique qui pourrait se saisir de la dynamique des conflits du travail et en faire un élément partagé. Les débuts pleins d’espoir qui ont constitué l’élan fondateur du Parti de gauche (Die Linke) il y a une décennie et demie se sont estompés, comme le parti lui-même. Ici aussi, les choses peuvent changer, quelque chose de nouveau peut naître. Mais certainement pas du jour au lendemain. La question passionnante pour l’instant est la suivante: les syndicats ont-ils le courage de faire grève ensemble pour faire monter la pression? Nous en saurons plus lundi 27 mars. (Article publié par l’hebdomadaire Der Freitag, 12/2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Si en février l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) – interannuel – se situe à 9,3% ; il faut souligner, à l’exemple de nombreux pays de l’UE, les prix élevés des biens alimentaires qui ont augmenté de 21,8% en février par rapport à l’année précédente. L’accélération de l’IPCH s’est confirmée depuis novembre 2021, même si un déclin s’est manifesté depuis janvier 2023. (Réd. A l’Encontre)

[2] Sur le site LabourNet, en date du 24 mars, il est indiqué que «les membres du “Réseau pour un ver.di combatif et démocratique”, après une réunion en ligne le 20 mars, demandent le rejet de l’accord passé par la direction». Les raisons invoquées sont les suivantes: 1° la convention collective va durer trop longtemps (deux ans); 2° les augmentations des salaires concernant la grille salariale n’entrent en vigueur qu’en avril 2024, et d’ici là interviendra seulement la compensation de l’inflation par un versement unique. Or, 85,9% des membres avaient voté pour une grève reconductible. Le 30 mars, le résultat de la consultation sera connu. (Réd. A l’Encontre)

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Grève d’avertissement nationale de Ver.di et EVG. «Il est temps de montrer les dents»

Par Oliver Rast

C’est en quelque sorte la musique d’accompagnement du lancement de la troisième ronde de négociations tarifaires pour les services publics de l’Etat fédéral et des communes ce lundi 27 mars: la grève d’avertissement de 24 heures menée par Ver.di et EVG (Eisenbahn- und Verkehrsgewerkschaft) dans toute l’Allemagne. Les employé·e·s des trains grandes lignes, régionaux et de banlieue ont cessé le travail. En outre, les salarié·e·s des entreprises de transport en commun de sept Länder [Hessen, Nordrhein-Westfalen, Baden-Württemberg, Sachsen, Niedersachsen, Rheinland-Pfalz et Bayern] s’accorderont un repos supplémentaire bien mérité. Enfin, aucun avion ne décollera ou n’atterrira dans de nombreux aéroports [Hamburg, Düsseldorf, Köln/Bonn, Leipzig/Halle, Dresden et Dortmund, 380’000 personnes sont impliquées]. Les syndicats de la DGB (Deutsche Gewerkschaftsbund) qui ont lancé l’appel ont parlé auparavant d’une «méga-grève» dans le secteur des transports. Les représentants du capital n’ont pas tardé à réagir, s’insurgeant en bloc contre les actions syndicales. Des commentaires agressifs qui se sont amplifiés au cours du week-end.

Karin Welge [SPD] est en tête de ces mises en garde: Ver.di et EVG «exagèrent démesurément» avec leur appel, a déclaré dimanche à dpa (Deutsche Presse-Agentur) la présidente [depuis le 1er janvier 2022, en remplacement d’Ulrich Mädge, membre aussi du SPD] de l’Association des employeurs communaux (VKA). Plus encore, le droit de grève serait exploité de manière inflationniste. Karin Welge a en outre reproché aux syndicats «l’organisation simultanée de débrayages dans le cadre de différents cycles de négociations collectives», c’est-à-dire dans les chemins de fer et l’administration publique. Tout cela est manifestement trop pour la négociatrice de la VKA, y compris un arrêt de courte durée de la production de valeur ajoutée! Conjointement, 10 des 16 Länder ont assoupli l’interdiction de circuler le dimanche pour les camions étant donné la grève d’avertissement annoncée. Auparavant, les transporteurs, les géants de la distribution et le ministre des Transports Volker Wissing (FDP) avaient fortement monté le ton contre l’action des travailleurs et travailleuses.

Pire encore: le syndicat des transports urbains (NahVG-Nahverkehrsgewerkschaft), une «association sectorielle» au sein de la fédération allemande des fonctionnaires (DBB), avait déjà appelé jeudi dernier à l’arrêt de la grève. Il est «suspect» de faire grève le jour des négociations collectives entre le DBB (Deutscher Beamtenbund) et Ver.di. Si les membres de NahVG devaient tout de même faire grève, ils devraient le faire incognito, sans drapeaux ni gilets. Pour Orhan Akman, c’est une aberration: «Nous ne devons pas nous aligner sur les organisations de briseurs de grève», a déclaré dimanche à jW le candidat au comité directeur fédéral de Ver.di [membre depuis de nombreuses années en tant que secrétaire politique du syndicat]. Son syndicat se décrédibilise ainsi et se fait du tort à lui-même.

Cela dit, les négociations collectives et les grèves interprofessionnelles sont des positions très anciennes de la gauche syndicale, a souligné Mag Wompel du service d’information en ligne LabourNet. Cela fait «battre plus fort le cœur de tous ceux qui rêvent de “conditions françaises”». René Arnsburg est du même avis. Paralyser pendant quelques jours d’importants secteurs d’infrastructure amènerait rapidement les entreprises publiques et privées «à répondre positivement aux revendications des grévistes», a déclaré ce membre du comité régional de Ver.di Berlin-Brandenburg. Néanmoins, le scepticisme demeure. D’autant plus que «les collègues en colère de la Poste» ont été freinés à la dernière minute après la conclusion de la convention collective, malgré un vote pour la grève reconductible et une grande disposition à la mener, a indiqué Mag Wompel.

Les signaux sont-ils néanmoins en faveur de plus de grèves, et pas seulement des grèves journalières? Pascal Meiser (député Die Linke au Bundestag) est confiant. Car «les salarié·e·s et leurs syndicats montrent qu’ils sont sérieux et qu’ils ne veulent pas seulement mendier quelques miettes de pain», a déclaré dimanche ce porte-parole pour la politique syndicale de la fraction parlementaire de Die Linke au Bundestag. Et ce aussi parce que les propositions tarifaires des employeurs sont jusqu’à présent à mille lieues d’une «véritable compensation de l’inflation». Il est clair que les conflits sociaux dans notre pays doivent être plus animés. Cela peut aussi faire du bruit. (Article publié par jungeWelt, le 27 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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