Par Michel Husson
Les chapitres du Capital que Marx a consacrés à ce que l’on appellerait aujourd’hui la «finance» contiennent des éléments théoriques qui peuvent tout à fait être mobilisés pour comprendre la crise actuelle [1]. Ils ont probablement souffert d’être restés à l’état de brouillons, dont la lecture est souvent rébarbative, et c’est tout l’intérêt de cette nouvelle édition d’en présenter le noyau dur. Ils constituent cependant un maillon essentiel entre l’analyse la plus abstraite du capitalisme et la prise en compte d’éléments de son fonctionnement concret.
Quand Marx expose la théorie de la valeur et de l’exploitation, ou étudie les conditions de reproduction du système, il se place dans un monde abstrait où le crédit, la finance, les rentiers sont en quelque sorte absents et restent au second plan du face-à-face entre capitalistes et travailleurs. Il ne s’agit pas d’une simplification réductrice mais d’un moment dans la théorie qui conduit ensuite à l’introduction de catégories supplémentaires, telles que la rente ou l’intérêt. Dans cette méthode, les niveaux d’analyse sont imbriqués de manière cohérente, ce qui veut dire que l’étude de la finance doit se faire en aval de la théorie de la valeur.
De ces très riches pages, on peut au fond retenir deux propositions essentielles:
1) la finance ne crée pas de valeur, et les revenus financiers sont des revenus dérivés de la plus-value;
2) les actions constituent un capital fictif dont la valeur est un droit seulement virtuel sur la plus-value.
La théorie de la valeur consiste à dire qu’il n’y a pas d’autre source de valeur que l’exploitation du travail salarié. On ne peut «s’enrichir en dormant» qu’à la condition de pouvoir capter une partie des richesses produites par d’autres. Pourtant, aujourd’hui encore, et depuis vingt ans au moins, une couche sociale étroite s’enrichit grâce à la croissance spectaculaire des revenus financiers. Il en résulte une illusion, qui existait déjà à l’époque de Marx, selon laquelle certaines fractions du capital pourraient se mettre en valeur, de manière séparée du processus de production: «L’idée que cette forme de capital est autonome est renforcée par le fait que du capital prêté rapporte de l’intérêt, qu’il soit ou non effectivement employé comme capital.» [2]
Marx insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une représentation à la fois populaire et adéquate à la réification de l’ensemble des rapports de production: «dans sa représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est considéré comme le capital en soi, le capital par excellence» [3]. C’est dans ces passages que Marx développe le concept de fétichisme [4] autour de l’idée fondamentale suivante: alors que le capitalisme est un ensemble de rapports sociaux, autrement dit de rapports entre les êtres humains, son mode de fonctionnement conduit à une représentation où le destin des hommes (et les femmes) est tributaire de choses (d’où le terme de réification), par exemple les «marchés financiers»: cette «capacité de l’argent ou de la marchandise de faire fructifier leur propre valeur, indépendamment de la reproduction – c’est la mystification capitaliste dans sa forme la plus brutale» [5].
Seule la théorie de la valeur permet de comprendre pourquoi il s’agit d’une illusion. L’intérêt (mais on peut étendre cette proposition aux dividendes versés aux actionnaires) est un revenu dérivé, «une rubrique particulière pour une partie du profit que le capitaliste actif doit payer au propriétaire du capital, au lieu de la mettre dans sa poche» [6]. De plus, la règle de partage est indéterminée, car «le taux d’intérêt moyen ayant cours dans un pays ne peut pas être déterminé par une loi» [7]. Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que l’intérêt varie entre certaines limites: il peut se réduire à peu de choses, mais ne peut excéder le total du profit. L’intérêt n’est donc pas le «prix du capital» qui serait déterminé par la valeur d’une marchandise particulière, comme ce peut être le cas du salaire pour la force de travail. Ce partage de la plus-value repose en dernière instance sur un rapport de forces entre capital financier et capital industriel, que Marx appelle aussi «passif» et «actif». On peut alors, sur la base de cette opposition, périodiser les modes de fonctionnement concrets du capitalisme et comprendre par exemple la financiarisation du capital à partir du début des années 1980.
Ce principe fondamental, selon lequel l’intérêt est une fraction de la plus-value globale, s’oppose totalement à l’approche de l’économie dominante, héritière de celle que Marx qualifiait de vulgaire et épinglait ainsi: «pour les économistes vulgaires [la forme financière du capital] est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et octroie au résultat du procès de production capitaliste – séparé du procès lui-même – une existence indépendante» [8]. Selon cette vision apologétique, la société capitaliste est un marché généralisé sur lequel se présentent des individus, pourvus de «dotations» et où ils offrent leurs services, baptisés «facteurs de production». Certains proposent leur travail, d’autres leur terre, d’autres leur capital. Cette théorie ne dit évidemment rien des bonnes fées qui ont procédé à l’attribution, à chaque «agent», de ses dotations initiales, mais l’intention est claire: le revenu national est construit par addition des revenus des différents «facteurs de production» selon un processus qui tend à les symétriser. L’exploitation disparaît, puisque chacun des facteurs est rémunéré selon sa productivité propre.
Ce type de schéma débouche sur une assimilation entre profit et intérêt, dont l’économie vulgaire ne s’est jamais vraiment sortie. Pour tout un pan de l’économie théorique, ces deux notions sont en effet indissociables. Marx a raison de dire que le capital porteur d’intérêt réalise la quintessence de la vision bourgeoise du monde, puisque cette capacité de faire de l’argent apparaît comme une propriété consubstantielle de ce «facteur de production». Mais cette solution présente aussi bien des difficultés sur lesquelles il faut revenir rapidement, parce que c’est une question fondamentale de la théorie du capitalisme.
Des générations d’étudiants en économie apprennent ainsi que «le producteur maximise son profit». Mais comment ce profit est-il calculé? Il est simplement donné comme la différence entre le prix du produit et les coût de production qui incluent les salaires, mais aussi le «coût d’usage» du capital. Ce dernier concept résume à lui seul les difficultés de l’opération, puisqu’il dépend à la fois du prix des biens de production et du taux d’intérêt. Une fois les machines achetées et les intérêts payés, quel est ce profit que l’on «maximise»? La seule manière de traiter cette difficulté est, pour l’économie dominante, de la découper en morceaux et d’apporter des réponses différentes selon les régions à explorer, sans jamais assurer une cohérence d’ensemble qui ne saurait être donnée que par une théorie de la valeur dont elle ne dispose pas.
Pour résumer ces difficultés, qui ramènent à la discussion de Marx, la théorie dominante oscille entre deux positions incompatibles. La première consiste à assimiler l’intérêt au profit – et le capital emprunté au capital engagé – mais laisse inexpliquée l’existence même d’un profit d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux, mais s’interdit du coup la production d’une théorie unifiée du capital et du profit. Toute l’histoire de la théorie économique dominante est celle d’un va-et-vient entre ces deux positions contradictoires, comme l’a bien montré un article décortiquant de ce point de vue les manuels d’économie [9].
Le cadre théorique de Marx lui permet ensuite l’analyse du «capital fictif», qui peut être défini comme l’ensemble des actifs financiers dont la valeur repose sur la capitalisation d’un flux de revenus futurs: «On appelle capitalisation la constitution du capital fictif» [10]. Si une action procure un revenu annuel de 100 £ et que le taux d’intérêt est de 5%, sa valeur capitalisée sera de 2000 £. Mais ce capital est fictif, dans la mesure où «il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital» [11].
Ce capital fictif n’englobe pas l’ensemble du «capital porteur d’intérêt» dans la mesure où les prêts accordés aux entreprises remplissent une fonction réelle de rotation et de centralisation du capital. Le crédit est en effet nécessaire au financement de l’accumulation. L’emprunt servira par exemple à acheter une machine qui restera en service dix ou vingt ans, sans attendre d’avoir accumulé l’intégralité de la somme nécessaire à son achat.
Il faut en outre introduire une distinction importante entre les dividendes que peut rapporter une action et la valeur en Bourse de cette action. Dans le premier cas, les flux sont bien réels: les entreprises versent effectivement des dividendes sur les comptes de leurs actionnaires. Ces derniers peuvent les réinvestir mais ils peuvent aussi les dépenser. Et l’une des caractéristiques essentielles du capitalisme contemporain est qu’une part croissante de la plus-value échoit ainsi à une couche sociale étroite. En France, les sociétés du CAC40 versent bon an mal an 40% de leurs bénéfices aux actionnaires. Sur l’ensemble des entreprises non financières, les dividendes représentent 13% de la masse salariale en 2009, contre 4% au début des années 1980.
Si les dividendes sont bien réels, la valeur des actions est virtuelle. La capitalisation boursière peut en effet monter jusqu’au ciel, mais il s’agit là d’une simple écriture. Le véritable test intervient au moment où les actionnaires décident de récupérer leur mise en vendant tout ou partie de leur portefeuille. C’est à cette occasion que peut se déclencher la crise qui fonctionne comme un rappel à l’ordre de la loi de la valeur et anéantit (au moins provisoirement) l’illusion que ces droits de tirage ont une quelconque réalité. «Dans la crise on voit se manifester cette revendication: la totalité des lettres de change, des titres, des marchandises, doit pouvoir être tout d’un coup et simultanément convertible en argent bancaire.» [12] C’est exactement ce qui se passe lors des crises financières.
De ces développements de Marx, il ressort que la spéculation et l’instabilité financières font partie intégrante du fonctionnement normal du capitalisme et que capitalistes «actifs» et «passifs» sont indissociables. La finance n’est pas un parasite ni une dérive, mais une composante permanente du capitalisme. Sur tous ces points, l’analyse de Marx fournit une grille théorique précieuse mais ne dispense pas pour autant d’études concrètes du capitalisme contemporain, que l’on peut à juste titre qualifier de «financiarisé». Elle montre aussi que le capital financier fonctionne comme un pouvoir – pouvoir de capter une fraction de la plus-value – et que ce pouvoir ne peut être contesté ou «régulé» sans remettre en cause l’ensemble des rapports capitalistes sur lesquels il se fonde.
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[1] Pour une approche d’ensemble, voir: Séminaire d’études marxistes (Suzanne de Brunhoff, François Chesnais, Gérard Duménil, Michel Husson et Dominique Lévy), La finance capitaliste, PUF/Actuel Marx, 2006.
[2] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXIII, p.42.
[3] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXIII, p.42.
[4] Alain Bihr, La critique du fétichisme économique, fil rouge du Capital, 2007.
[5] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXIII, p.56.
[6] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXI, p.8.
[7] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXII, p.29.
[8] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXIV, p.56-57.
[9] Michele I. Naples and Nahid Aslanbeigui, «What does determine the profit rate? The neoclassical theories presented in introductory textbooks», Cambridge Journal of Economics, vol.20, n°1, January 1996.
[10] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXII, p.128.
[11] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXII, p.129.
[12] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, tome 2, chapitre XXII, p.234.
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