Tunisie: un an après le début du printemps

Par Alain Baron

Moncef Marzouki investi président de la République le 11 décembre 2011

Quiconque affirmant le 1er janvier 2011 que deux semaines plus tard Ben Ali aurait fui le pays se serait heurté, pour le mieux, à l’incrédulité générale.

A l’époque, le «miracle tunisien» était présenté par les institutions financières internationales comme le modèle économique à suivre. La droite occidentale et leurs comparses sociaux-libéraux [1] fermaient les yeux sur les emprisonnements et les tortures d’un régime dans lequel ils voyaient un «rempart contre l’islamisme», ainsi qu’une occasion de participer au pillage du pays.

Le 14 janvier, les mobilisations populaires ont finalement contraint Ben Ali à s’échapper vers la très intégriste Arabie saoudite, d’autant plus ravie de l’accueillir qu’il avait emporté avec lui une partie de son butin.

Il serait présomptueux de prétendre pouvoir résumer en une page l’année tumultueuse qu’a traversée la Tunisie. Il est néanmoins possible d’essayer de retracer l’enchaînement des évènements.

Un démarrage douloureux

Tout a commencé le 17 décembre 2010, à Sidi-Bouzid, par le geste désespéré de Mohamed Bouazizi qui résume les souffrances de tout un peuple: celle des jeunes ne trouvant, au mieux, que des petits boulots malgré la scolarisation massive, celle de l’arbitraire policier et mafieux, celle du chômage et de la misère frappant particulièrement les régions de l’intérieur, celle résultant de la ruine de l’agriculture vivrière suite aux accords de libre-échange spécialisant la Tunisie dans un nombre limité de produits d’exportation, etc.

Contrairement à ce qui s’était passé en 2008, lors de la lutte du bassin minier de Redeyef-Gafsa, les mobilisations qui secouent Sidi-Bouzid se propagent rapidement à l’ensemble du pays. Se retrouvent au coude à coude tous ceux qui veulent en finir avec le régime qu’ils soient syndicalistes, chômeurs, jeunes, avocats, féministes, militants des droits de l’Homme, internautes, journalistes, etc.

Dans ce contexte, la gauche de l’UGTT finit par imposer à la direction nationale corrompue de la centrale syndicale de laisser aux structures locales la liberté d’appeler à des grèves générales régionales. Les mobilisations changent alors d’échelle: des centaines de milliers de personnes déferlent dans les rues de villes comme Sfax, Tozeur, etc. Lorsque cette vague de grèves atteint la capitale, le 14 janvier, l’armée décide enfin de lâcher Ben Ali.

Contrairement au cliché journalistique d’une «révolution du jasmin», il aura fallu au moins 238 morts et 1207 blessés pour arriver à se débarrasser du dictateur.

Le printemps tunisien

D’un seul coup, des millions de personnes osent enfin parler de politique pour la première fois, dévastant ou s’emparant de bâtiments symbolisant la dictature, ainsi que de biens appartenant à la mafia antérieurement au pouvoir.

Dès le 20 janvier, se met en place le «Front du 14 janvier», regroupant l’essentiel des organisations de la gauche radicale et des nationalistes arabes. Pendant deux mois, ce Front joue un rôle essentiel dans la poursuite du processus révolutionnaire.

Parallèlement à l’ancien appareil d’Etat, dont seuls quelques responsables ont été chassés, se met en place l’embryon d’un nouveau pouvoir. Divers comités locaux voient en effet le jour. Les uns contre les bandes armées que Ben Ali avait laissées derrière lui, les autres pour gérer les affaires locales courantes après le renversement des autorités municipales. Un début de coordination de ces structures se met en place au niveau régional. Au niveau national, un «Conseil national pour la sauvegarde de la révolution» est mis en place le 11 février par l’ensemble des forces ayant exigé le départ de Ben Ali et refusé de participer aux gouvernements provisoires dirigés par Ghannouchi, l’ancien Premier ministre de Ben Ali. Ce Conseil national coordonne plus ou moins les structures régionales correspondantes.

En effet, face à cet embryon de pouvoir populaire issu de la révolution, les politiciens bénalistes ont constitué, par en haut, des gouvernements provisoires successifs. Y participent des partis du centre comme le PDP et le parti «moderniste» Ettajid issu de l’ancien Parti communiste. Prudent, le social-démocrate Ben Jaafar se tient rapidement à l’écart de telles combinaisons.

Mais les mobilisations continuent contre ces gouvernements bénalistes sans Ben Ali. Cette vague montante finit par contraindre, le 27 février, le Premier ministre Ghannouchi à démissionner.

Un début d’enlisement

A partir du 27 février, tout devient plus compliqué pour la gauche. Une partie de ceux qui s’étaient mobilisés depuis plusieurs mois relâchent leurs efforts, et le nouveau Premier ministre parvient habilement à manœuvrer.
• D’un côté, il cède à certaines exigences populaires: annonce de l’élection d’une Assemblée constituante (3 mars), dissolution du parti de Ben Ali (9 mars), saisie de biens accaparés par la mafia antérieurement au pouvoir (29 mars), etc.
• De l’autre, il teste les capacités de riposte populaire en réprimant certaines mobilisations.
• Simultanément, il parvient à engluer dans un cadre institutionnel la plus grande partie des forces ayant participé à la révolution. Il crée à cet effet, le 14 mars, une «Haute instance» visant à rassembler l’essentiel des forces politiques et sociales du pays. Son but est à la fois de préparer les élections et de vider de son contenu le «Conseil national de sauvegarde» issu de la révolution.

Le Front du 14 janvier se divise sur l’attitude à tenir et tombe progressivement en sommeil. Chaque organisation fait désormais cavalier seul et jette, en général, toute ses maigres forces dans une campagne électorale sous ses propres couleurs au détriment du développement des luttes et de l’auto-organisation de la population.

Les conditions d’un rétropédalage partiel sont alors en place.
• Face à des conditions de vie qui ne se sont pas améliorées, une partie de la population a du mal à se reconnaître dans les organisations qui avaient été l’ossature de la chute de Ben Ali, et qui se préoccupent souvent insuffisamment de leurs difficultés quotidiennes.
• Le fait que des organisations «modernistes» centrent leur campagne, non pas sur les revendications économiques et sociales, mais sur la lutte contre l’obscurantisme religieux contribue à placer Ennahdha au centre du débat politique. Organisation qui, de plus, dispose de l’argent nécessaire au développement d’œuvres charitables en direction des milieux populaires.

L’automne électoral

Déboussolée, la moitié de la population ne va même pas voter le 23 octobre. Environ la moitié de ceux qui le font votent en faveur de partis politiques dont les militants sont perçus comme ayant été persécutés par le pouvoir (Ennahdha et le Congrès pour la République-CPR de Marzouki), qui ont refusé de siéger dans les gouvernements ayant suivi la chute de Ben Ali, et qui tiennent un discours compréhensible par eux, comme par exemple la référence à l’islam pour le premier, ou l’intransigeance envers la corruption sous Ben Ali pour le second.

Mais un automne électoral ne fait pas l’hiver islamiste. L’attelage au pouvoir semble, en effet, plus que brinquebalant.

Le Premier ministre islamiste tunisien et le président de la république Marzouki ont comme point commun d’avoir été persécutés pendant des années par le pouvoir. Ensuite beaucoup de choses les opposent: Marzouki a, par exemple, fait de la question de la dette un des chevaux de bataille de sa campagne électorale, ce qui n’est pas le cas d’Ennahdha.

Vers un retour du printemps?

Même appliquées par un Premier ministre islamiste, les recettes néo-libérales ne peuvent servir qu’à préparer le même plat qu’auparavant: le chômage, la misère et la croissance des inégalités.

Après des dizaines d’années de terreur, des millions de Tunisiens ont participé pour la première fois à des luttes et ont parlé de politique. Il n’y a pas de raisons qu’ils acceptent aujourd’hui ce contre quoi ils ont été prêts à risquer leur vie.

Une fois la séquence électorale passée, les mobilisations reprennent aujourd’hui de plus belle sur deux axes principaux.
• Le premier est le refus de la poursuite de la politique économique et sociale antérieure.
• Le second axe est la riposte aux menaces qui pèsent sur les droits des femmes, les libertés académiques et la liberté de création artistique.
Le processus révolutionnaire ouvert fin décembre 2010 est donc loin d’être clos.

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Cet article a été publié sur le site ESSF.

[1] Le parti de Ben Ali est resté la section de l’Internationale socialiste jusqu’au 17 janvier 2011.

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