Une synthèse de plusieurs centaines d’études alerte sur les conséquences catastrophiques du réchauffement pour les 500 millions d’habitants de cette région du monde, en particulier pour l’approvisionnement en eau douce.
Il existe deux façons de rendre concrets les effets du changement climatique dans le bassin méditerranéen. Soit en évoquant ce qui va advenir d’ici à la fin du siècle : Venise baignant sous les flots, Pantelleria (7800 habitants, 83 km2 entre la Tunisie et la Sicile) et d’autres îles en Italie et en Grèce englouties avant même que le niveau de la Grande Bleue ne soit monté d’un mètre vers 2100. Soit en rapportant ce qui s’y passe déjà.
« En Tunisie aujourd’hui, avec les intrusions d’eau de mer, il n’y a plus aucune nappe souterraine d’eau douce qui ne soit pas salée », assure ainsi Semia Cherif, professeure à l’université El Manar de Tunis, qui est l’une des coordinatrices du premier rapport global sur « Les risques liés aux changements climatiques dans la région Méditerranée », rendu public jeudi 10 octobre, à Barcelone (Espagne).
Ce document souligne que, sur les vingt villes du monde qui vont le plus subir l’élévation du niveau des océans d’ici à 2050, plus de la moitié se trouvent autour de la Méditerranée. Car cette mer devient plus chaude de 0,4 °C par décennie depuis 1985 et s’élève de plus en plus vite, de 3 millimètres par an en moyenne depuis vingt ans.
Avec les pays qui la bordent, cette partie du monde se classe parmi les « hot spots » – les points les plus touchés de la planète – des évolutions climatiques en cours. Elle s’est réchauffée de 1,5 °C depuis l’ère préindustrielle, 20 % plus rapidement que la moyenne mondiale. D’ici à 2040, la région devrait connaître une température plus élevée de 2,2 °C par rapport à la fin du XIXe siècle, et même de 3,8 °C d’ici à 2100 par endroits si de sérieuses mesures d’atténuation ne sont pas engagées.
« C’est assez effrayant »
« Les mois des étés les plus frais demain seront plus chauds que les plus caniculaires d’aujourd’hui », note Wolfgang Cramer, professeur d’écologie globale (directeur de recherche CNRS, Aix-Marseille université) et coordinateur du rapport. Avant de glisser sobrement : « C’est assez effrayant. »
Des sécheresses extrêmes et des inondations dues à des pluies intenses (sauf en été), des populations rendues plus vulnérables, des déserts qui avancent au sud de l’Europe et sur les rives qui lui font face sont à prévoir. Erosion des sols, disparition de terres agricoles et de biodiversité, dégradation des forêts, recrudescence d’incendies, arrivée d’espèces invasives, multiplication des pathogènes et des pollutions… figurent également parmi les conséquences du réchauffement énumérées dans la synthèse du rapport, rédigée à partir des contributions de plus de 80 scientifiques de vingt pays et de plusieurs centaines d’études.
Lancé en juillet 2015, ce travail répond à une demande des responsables politiques réunis au sein de l’Union pour la Méditerranée (UPM), une organisation officiellement créée en 2008 qui compte quarante-trois Etats, dont les vingt-huit membres de l’Union européenne (UE), les pays riverains et la Mauritanie. Les ministres souhaitaient savoir à quoi s’en tenir sur l’avenir de la région.
Vertige
« En tant que diplomate généraliste, je suis frappé d’apprendre que la Méditerranée est la deuxième région du monde la plus impactée après l’Arctique, résume l’Egyptien Nasser Kamel, secrétaire général de l’UPM. Je comprends bien que l’état de l’Arctique est important pour la planète, mais nous, nous sommes 500 millions autour de ce petit lac… »
Le « lac » en question compte précisément 517 millions de personnes. La population y a presque doublé depuis 1970 ; celle d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient a été multipliée par 3,5.
Comment donner à boire à tout le monde ? La question à elle seule donne le vertige : la baisse de la disponibilité en eau douce devrait être comprise entre 2 % et 15 % pour une hausse de 2 °C, soit l’une des plus fortes du monde. Dans vingt ans, plus de 250 millions de personnes devraient être « pauvres en eau », c’est-à-dire qu’elles disposeront de moins de 1000 mètres cubes par an, contre 180 millions en 2013. La Grèce et la Turquie pourraient passer sous ce seuil d’ici à 2030.
« Au rythme où son eau s’évapore actuellement, le barrage Kasseb, un réservoir de 437 hectares en Tunisie, sera vide en 2085 », annonce Semia Cherif. A la tribune, la scientifique redouble de pédagogie pour alerter l’auditoire de diplomates et de ministres venus assister au quatrième Forum régional de l’UPM. « Impossible de dresser la liste des impacts, il y en a trop ! Il serait plus juste de parler d’effet domino avec des conséquences en cascade qui s’amplifient les unes les autres, prévient-elle. Ainsi nous mangeons du pain, du couscous, des pâtes. Or, à chaque degré de réchauffement, la production de blé va baisser de 7,5 %. Avec 5 °C de plus, comme le prévoit le pire des scénarios du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, les récoltes chuteront de 37,5 %. »
Prolifération de méduses
Les contributeurs du rapport se sont aussi penchés sur le sort des écosystèmes. En Méditerranée, le changement climatique n’est bien sûr pas le seul responsable du mauvais état des stocks de poissons, dont 90 % sont surexploités. Le poids moyen de ces poissons devrait d’ailleurs continuer à baisser fortement, selon les chercheurs. Ces derniers observent depuis quelques années des proliférations de méduses qui perturbent les écosystèmes.
Comme ailleurs, les coraux et les coquillages pâtissent de l’acidification de l’eau de mer. Dans les milieux marins et terrestres, plus de 700 espèces animales et végétales non indigènes ont été identifiées. Beaucoup sont arrivées par le canal de Suez, comme le redoutable poisson-lion par exemple. Selon les scénarios les plus pessimistes, « plus de 20 % des poissons et invertébrés exploités actuellement dans l’est de la Méditerranée vont disparaître de la région entre 2040 et 2059 », indiquent les auteurs. Or, le bassin méditerranéen est aussi un « hot spot » de biodiversité.
Ce rapport, un travail préliminaire, devrait s’étoffer en 2020 d’études et de chiffres supplémentaires. Pourquoi l’avoir diffusé dans sa forme inachevée ? « Parce que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre, répond Grammenos Mastrojeni, secrétaire général adjoint de l’UPM. Un an, ça compte. Le constat est si alarmant que j’y vois tout de même un élément positif : cela peut amener le Nord et le Sud à lancer ensemble des dynamiques d’action. » (Article publié dans le quotidien Le Monde daté du 11 octobre 2019)
Soyez le premier à commenter