Etats-Unis. La procédure de destitution de Trump et les divisions au sein des classes dirigeantes

Nancy Pelosi n’a pas engagé une procédure de destitution contre la politique de Trump face aux migrants…

Par Barry Sheppard

La procédure actuelle concernant la destitution du président Trump par les démocrates à la Chambre des représentants a été lancée par Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre. Cela marquait un changement par rapport à sa position précédente qui consistait à résister aux appels de la gauche des démocrates (seulement «de gauche» dans le contexte d’un parti qui s’est déplacé vers la droite, mais pas autant que les républicains) pour entamer le processus de destitution.

La question qui l’a amenée à prendre cette mesure a été la dénonciation par un «lanceur d’alerte» encore anonyme d’une tentative de Trump de forcer le nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à ouvrir une enquête sur Joe Biden et son fils Hunter, candidat démocrate à la présidence, pour corruption dans le cadre de leurs activités commerciales lucratives en Ukraine par le passé. Nous savons maintenant que le «dénonciateur» était un agent de la CIA envoyé à la Maison-Blanche.

La Constitution stipule que le président peut être destitué ou inculpé par la Chambre pour «crimes et délits graves». Ce que Pelosi a dénoncé, c’est que le fait que Trump ait demandé au dirigeant d’un autre pays de s’en prendre à l’un de ses rivaux lors des élections de 2020 était un «crime grave» anti-constitutionnel.

C’est bien ce que l’on dirait. Cependant, le bilan de Trump en tant que président comprend toute une série d’infractions passibles de destitution, bien pires que d’essayer d’amener Zelensky à s’ingérer dans une élection aux Etats-Unis. Un exemple. La guerre de Trump contre les demandeurs d’asile à la frontière mexicaine, qui comprend la séparation des enfants de leurs parents, l’emprisonnement des enfants dans de petites cages, la torture et les conditions horribles menant à la mort dans de nombreux cas et tout ce que nous savons sur sa guerre aux frontières.

Pourquoi Pelosi a-t-elle résisté à la destitution de Trump pour de tels actes criminels, mais s’est-elle emparée de la tentative de faire pression sur un pays étranger pour qu’il s’en prenne au candidat Joe Biden?

Cris Hedges, auteur et militant de gauche, a déclaré dans Democracy Now qu’il pensait que la raison en était que Biden est le candidat préféré de l’establishment démocrate, dont Nancy Pelosi est la leader à la Chambre. Elle veut empêcher toute attaque possible contre Biden qui pourrait venir d’Ukraine.

Je suis d’accord avec Hedges. De plus, le processus de destitution place Biden à l’avant-plan aux yeux de l’opinion publique, détournant l’attention des autres candidats démocrates, en particulier Bernie Sanders et Elizabeth Warren, et des réformes qu’ils proposent comme l’assurance maladie universelle, à laquelle l’establishment s’oppose.

Dans les récents sondages des électeurs démocrates, les préférences combinées pour Sanders et Warren sont plus importantes que pour Biden, qui perd un peu de terrain, mais reste en tête du classement [un dernier sondage – celui de Real Clear Politics du 10 octobre – indique que Elizabeth Warren est en tête avec 26,6% contre 26,4 pour Joe Biden].

L’annonce de Nancy Pelosi a amené de nombreux démocrates réticents à soutenir l’enquête de destitution.

Dans le court laps de temps qui s’est écoulé depuis l’annonce de l’enquête par Pelosi le 24 septembre, chaque jour a apporté de nouvelles révélations. Les preuves recueillies jusqu’à présent, y compris les aveux de Trump lui-même, indiquent qu’il a fait pression sur Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe et Hunter Biden, et que cette pression comprenait une contrepartie de plus de 400 millions de dollars d’aide militaire à l’Ukraine que Trump avait mis en attente, ainsi qu’une promesse de voyage à la Maison Blanche pour le président ukrainien.

La réponse de Trump a été erratique et contradictoire. Il a déclaré que le chef de la commission des affaires étrangères de la Chambre qui dirige l’enquête de destitution devrait faire l’objet d’une enquête pour «trahison» et que le lanceur d’alerte est un espion et laisse entendre qu’il devrait être tué. Il rejette l’enquête comme étant illégale.

Trump a également menacé de l’émergence de troubles de masse s’il est démis de ses fonctions. Il a fait référence à une déclaration du pasteur évangélique raciste blanc Robert Jeffress qui menaçait «une fracture semblable à celle de la guerre civile dans cette nation dont notre pays ne guérira jamais» si Trump est démis de ses fonctions.

Robert Jeffress était à Jérusalem avec Trump et Netanyahou, où il a fait une prière lors de la cérémonie pour le transfert de l’ambassade des Etats-Unis dans cette ville. Les évangéliques chrétiens blancs sont farouchement antisémites mais aussi pro-israéliens – ils veulent que tous les Juifs américains quittent le pays et aillent en Israël. Ils sont également l’un des principaux groupes qui constituent la base de Trump dans la population.

La défense actuelle de Trump consiste à faire double emploi en affirmant que le candidat Joe Biden est totalement corrompu et en insistant (après l’avoir nié au départ) sur le fait que sa demande d’enquête sur les Biden par les Ukrainiens était parfaitement correcte et appropriée. Il a ensuite publiquement demandé à la Chine d’enquêter également sur les Biden.

Le barrage d’insultes et de menaces de Trump, son stock dans le commerce, est destiné à durcir sa base, estimée à environ un tiers de la population. Jusqu’à présent, presque tous les porte-parole républicains soutiennent les affirmations de Trump, avec une rhétorique un peu moins incendiaire. Ils savent que sans Trump, le Parti républicain serait dans un profond désarroi.

Hunter Biden a travaillé pour l’une des plus grandes compagnies gazières ukrainiennes, Burisma, en tant que conseiller juridique. Il était payé 50’000 dollars par mois. Le 4 octobre, le principal procureur ukrainien a déclaré qu’il vérifierait plusieurs affaires importantes précédemment abandonnées par ses prédécesseurs, dont celle concernant le très riche propriétaire de Burisma.

Cette vérification devrait être terminée avant que la décision d’ouvrir effectivement une enquête ne soit prise, et cela prendrait un certain temps.

Il ressort de tout cela que la corruption sévit en Ukraine. Auparavant, les grands médias américains avaient présenté l’Ukraine comme un modèle de démocratie et de bon gouvernement par rapport à la Russie. La vérité est que les deux pays se ressemblent beaucoup sur le plan interne depuis leur retour au capitalisme, même s’ils sont en désaccord.

Si la Chambre vote pour destituer Trump, il sera jugé au Sénat, où les républicains ont une majorité de 53-47. Pour qu’une condamnation soit prononcée, il faut qu’il y ait un vote favorable des deux tiers des voix, soit au moins 67 sénateurs. Jusqu’à présent, les sénateurs républicains tiennent bon derrière Trump, à quelques exceptions près.

A l’heure actuelle, il semble probable que les démocrates à la Chambre utiliseront leur majorité pour destituer Trump, mais il ne sera pas condamné au Sénat.

Il est clair qu’il existe des différences majeures et des conflits aigus entre les politiciens des deux partis capitalistes. Cela reflète les divisions au sein de la classe dirigeante elle-même.

En 1848-1851, en France, il y a eu une lutte entre l’autocrate Louis Bonaparte et une opposition. Marx appelait l’opposition le «Parti de l’Ordre». Un économiste marxiste que je respecte, Sam Williams, dont le blog s’intitule Critique de la théorie des crises, utilise le même terme pour désigner ceux de la classe dirigeante américaine qui s’opposent à Trump.

Il écrivait récemment:

«La classe capitaliste américaine est profondément divisée sur la question de savoir si Trump devrait rester au pouvoir après 2020. Beaucoup de capitalistes américains – ceux qui forment le Parti de l’Ordre – craignent que Trump, en stimulant le racisme blanc, ne radicalise la partie noire-brune de la population américaine, qui devient rapidement la majorité de la classe ouvrière américaine.

«Ces capitalistes se plaignent toujours que le président nous divise au lieu de nous unir. Ce qu’ils craignent avant tout, c’est que Trump sépare une partie croissante de la classe ouvrière de la classe capitaliste qui l’exploite.

«De plus, la nature extrêmement réactionnaire de l’administration Trump sous tous ses aspects encourage la croissance du soutien au socialisme – même s’il est vaguement défini à l’heure actuelle – à une échelle de masse jamais vue aux Etats-Unis depuis la Grande Dépression. Aujourd’hui, même les sondages bourgeois montrent qu’une majorité de jeunes, y compris une partie importante de la population blanche, préfèrent le socialisme au capitalisme…

«D’autres capitalistes américains, également affiliés au Parti de l’Ordre, craignent que les politiques économiques de plus en plus nationalistes de Trump ne détruisent l’ensemble de la division mondiale présente du travail, le commerce extérieur et, surtout, le système de production de la plus-value qui s’est développé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre froide. Dans le cadre de ce système, la majeure partie de la plus-value est contenue dans les produits de base manufacturés dans les pays du Sud mais consommés dans le Nord.

«La guerre commerciale de Trump encourage ceux qui, en Chine, croient que la Chine devrait développer ses propres produits et ses propres marques [bataille sur la propriété intellectuelle et les transferts de technologie] dans les industries à forte croissance, en particulier les industries de haute technologie, plutôt que de dépendre de la division internationale actuelle du travail, qui garantit que la majeure partie de la plus-value – ou du profit – va aux capitalistes des pays impérialistes, surtout les Etats-Unis…

«En même temps, le Parti de l’Ordre craint que les politiques nationalistes de Trump n’encouragent pas seulement plus de nationalisme en Chine, mais aussi la croissance du nationalisme en Europe, puisque ses guerres commerciales affectent aussi les capitalistes européens…

«Cependant, beaucoup d’autres capitalistes états-uniens soutiennent fortement Trump… Si Trump remporte un second mandat et que les républicains finissent par reprendre le contrôle du Congrès… [ils] tenteront également de réduire le Medicare [pour les personnes âgées de plus de 65 ans] et le Medicaid [pour les individus et familles à très faible revenu], et ce qui sert de sécurité sociale.

«Les capitalistes qui soutiennent Trump insistent sur les réductions d’impôts en faveur des entreprises et son retrait de l’Accord de Paris sur le climat [COP21 de décembre 2015], et s’alignent sur ses railleries ignorantes concernant les dangers du changement climatique et son soutien enthousiaste à l’expansion de la production de combustibles fossiles. Ils se réjouissent de sa politique de «déréglementation» et de ses politiques fortement antisyndicales…

«L’aile pro-Trump de la classe capitaliste… croit que la forme actuelle de l’empire américain ne sert plus leurs intérêts. Ils sont d’accord avec Trump que le temps est venu d’être plus dur avec les capitalistes rivaux et d’utiliser le plein pouvoir, y compris le pouvoir militaire, de l’Etat américain pour s’emparer de plus de marchés et de sources de matières premières… tout en faisant tout son possible pour augmenter l’exploitation des travailleurs chez eux.»

Reste à voir comment cela se passe exactement, y compris entre les deux partis capitalistes et les factions qui les composent. (Article envoyé par l’auteur, en date du 9 octobre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

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