«Il est incroyable qu’il ait fallu autant de temps pour que le changement climatique devienne une question politique»

Entretien avec Joan Martínez Alier

Joan Martínez Alier (Barcelone, 1939) se définit comme un «économiste repenti». Professeur émérite d’économie à l’Université autonome de Barcelone et cofondateur de l’Institut des sciences et technologies de l’environnement, Martínez Alier est considéré comme un pionnier de l’économie écologique et de l’écologie politique. Il est actuellement codirecteur de l’Atlas de la justice environnementale, avec une carte interactive des principaux conflits environnementaux dans le monde. Nous nous sommes entretenus avec lui des principaux défis auxquels notre société est confrontée dans un contexte de crise climatique et de crise sanitaire. Un entretien réalisé par Anna Mateu pour le magazine Mètode.

Vous avez consacré toute votre carrière à l’économie écologique, mais traditionnellement, l’économie et l’environnement semblent être des thèmes presque antagonistes.

L’économie normale ne tient pas compte des flux d’énergie et de matières et confond la consommation avec la disparition des déchets. Une autre idée fausse typique de la théorie économique consiste à confondre l’extraction et la production. Les économistes parlent de production de pétrole, mais le pétrole n’est pas produit, il est extrait.

En quoi consiste donc l’économie écologique?

Elle consiste à considérer l’économie comme un système physique, avec des flux métaboliques: tout ce qui entre sort sous forme de déchets. Et une partie de ces déchets est du dioxyde de carbone. Ce gaz est un élément naturel. En fait, c’est ce qui permet aux arbres, par exemple, de se développer et de faire de la photosynthèse. Le problème se pose lorsque l’absorption du CO? qui est émis dans l’atmosphère est insuffisante, et alors se produit l’effet de serre. Traditionnellement, les économistes sont très éloignés de cette vision écologique.

Au cours de la pandémie, nous avons constaté que la diminution de l’activité humaine a eu des effets positifs sur l’environnement, mais qu’en même temps, elle a eu des effets négatifs sur l’économie. Une fois encore, l’économie et l’environnement nous sont présentés comme des questions opposées.

Je dirais que la pandémie a eu un effet négatif sur ce que nous appelons l’économie de la richesse (de l’argent) Les gens sont moins allés au restaurant, par exemple, et ont dépensé moins d’argent, parce qu’ils ne pouvaient pas sortir. Mais elle a eu des effets positifs en termes de réduction de la pollution, du bruit dans les villes… Le produit intérieur brut (PIB) ne mesure pas de tels «bénéfices». Je pense que le PIB devrait être aboli ou du moins ne pas être utilisé comme indicateur principal. Nous devrions prendre en compte d’autres questions telles que les problèmes sociaux. On ne peut pas traduire la violence contre les femmes en argent et dire ce que vaut chaque femme en euros, ce serait absurde. Traduire tout en argent est néfaste. Notons que la pandémie nous a permis de voir quels sont les emplois essentiels, ce qui ne signifie pas les mieux payés, mais les plus utiles, comme le travail domestique non rémunéré. C’est pourquoi il existe de nombreux liens entre l’économie écologique et l’économie féministe.

Notre modèle socio-économique et de mobilité a également été pointé du doigt comme l’une des causes de la propagation rapide de la pandémie, devons-nous repenser le système en termes de durabilité?

Je n’en suis pas si sûr, car il y a déjà eu des pandémies. En 1918, nous avons connu une pandémie similaire. C’est une constante de l’humanité. Pensons aussi à la catastrophe démographique que la peste bubonique a provoquée ici, à Valence ou en Catalogne. Nous sommes des animaux humains vivant avec d’autres animaux, et les pandémies se propagent de temps en temps.

Mais dans chacun de ces cas, le modèle d’expansion territoriale ou économique y est pour beaucoup.

Je ne sais pas d’où vient la pandémie, je me démarque assez en étant un économiste écologique [rires]. Mais par exemple, il y a ce qu’on appelle un CAFO [concentrated animal feeding operation ou installation concentrée d’alimentation animale]. Il y a beaucoup de ces installations aux Etats-Unis et en Chine. Il semble que cela n’ait pas été le cas avec le coronavirus, mais si vous avez beaucoup d’animaux concentrés, vous risquez davantage de voir apparaître d’autres types d’épidémies. En d’autres termes, il est clair que la pandémie est liée à la vie animale.

Et si nous ajoutons à cela un haut degré de mobilité…

Evidemment, les voyages et la mobilité augmentent les possibilités. Le concept d’invasion biologique va de pair avec l’écologie. Pensez aux eucalyptus, qui ne peuvent être arrêtés lorsqu’ils se répandent. Ou les Européens eux-mêmes arrivant en Amérique avec toutes les maladies qu’ils ont répandues.

Les humains sont-ils une invasion biologique?

Bien sûr que nous le sommes! La question des invasions biologiques est un sujet important en écologie humaine et en économie écologique. Un autre exemple est la moule zébrée (Dreissena polymorpha), qui est venue d’Europe centrale et s’est répandue à la suite de l’introduction du poisson-chat (Silurus glanis) dans l’Ebre pour la pêche sportive.

Ici, dans le Pays de Valence, nous avons d’autres exemples comme Xylella ou le charançon rouge du palmier.

Tous ces éléments sont des effets négatifs des voyages et des transports. S’ils agrandissent le port de Valence, encore plus de tonnes de matériaux arriveront, et tout cela augmente les possibilités d’invasions biologiques.

En Espagne, la loi contre le changement climatique vient d’être adoptée. La législation en cours d’élaboration sur le changement climatique aura-t-elle un impact réel ou la trouvez-vous insuffisante?

Il est incroyable que le changement climatique ait mis si longtemps à devenir un enjeu politique, car à la fin du XIXe siècle, Arrhennius [chimiste suédois] expliquait déjà parfaitement comment, si nous continuions à brûler autant de charbon, il y aurait plus de CO? dans l’atmosphère, ce qui modifierait la température globale. Et maintenant, il ne fait plus aucun doute que nous modifions la composition de l’atmosphère.

Alors qu’est-ce qu’on attend?

Nous attendons qu’un traité international vienne régler le problème, et que ferons-nous? Rien. Nous nous reverrons dans un certain temps.

Peut-être y a-t-il aussi de l’espoir dans la technologie? Est-il possible de remplacer l’ensemble du système actuel par des énergies renouvelables?

Plus que la technologie, ce qui peut nous sauver, c’est une plus grande prise de conscience, des protestations locales contre l’extraction du pétrole ou du charbon, ou contre des maladies telles que la pneumoconiose (maladie pulmonaire causée par des dépôts de poussière de charbon dans les poumons). Les protestations locales sont plus fortes maintenant parce qu’elles peuvent lier leurs revendications au changement climatique. C’est ce en quoi je crois plus comparé aux politiques publiques, même si des taxes plus élevées au CO? seraient une bonne chose aussi.

Le gouvernement espagnol a ouvert la possibilité d’imposer des péages sur les autoroutes, en partie pour taxer le transport routier, mais aussi pour financer l’entretien du réseau autoroutier. De nombreuses voix s’y sont opposées, car un impôt indirect a un impact plus important sur ceux qui ont moins de ressources. Les écotaxes peuvent-elles accroître les inégalités?

Bien entendu, une partie de ces taxes devrait être reversée aux personnes les plus pauvres. Et si ce n’est pas le cas, nous nous retrouverons comme la France il y a deux ou trois ans avec les gilets jaunes, qui, selon la façon dont on voit les choses, avaient raison. Mais je ne pense pas que les impôts suffiront à régler le problème, car il faudrait les augmenter considérablement. Il doit s’agir d’une sensibilisation locale et d’une mobilisation des jeunes, comme celle Greta Thunberg, mais aussi comme Disha Ravi en Inde. Les pauvres et les jeunes sont ceux qui peuvent changer les choses. 

Tant en Catalogne qu’au Pays de Valence, les projets d’installation de champs solaires et de parcs éoliens se multiplient. D’une part, il est nécessaire d’opérer une transition énergétique vers des énergies propres, et de nombreuses personnes vivant dans les régions intérieures trouvent un revenu alternatif dans ces installations, mais, d’autre part, l’impact sur les paysages et les écosystèmes est important. Que pensez-vous de cet essor des énergies renouvelables?

Cela se produit dans de nombreux endroits. Au Mexique, par exemple, des entreprises comme Iberdrola (firme espagnole) ont installé 50 ou 100 éoliennes sur des terres que les gens utilisent pour leur subsistance. Ici, il s’agit plutôt d’un problème d’impact sur le paysage ou de bruit causé par ces installations. Je pense qu’elles sont justifiées, mais il faut encourager les installations plus petites et par le biais de coopératives locales.

Que signifie ce phénomène pour les régions de l’intérieur?

Il y a une inégalité, car on utilise beaucoup plus d’énergie en ville qu’à l’intérieur des terres, et les gens se demandent alors: pourquoi devons-nous en subir les effets? Les éoliennes et l’énergie solaire prennent beaucoup de place, c’est vrai. Mais il faut aussi les changer tous les 20 ou 30 ans, ce qui implique d’encourager l’extraction de métaux. Nous le voyons au Portugal, en Andalousie et dans toute la périphérie de l’Union européenne avec l’exploitation minière qui «produit» la transition énergétique.

Quelle est donc l’alternative? Car pour produire la quantité d’énergie que nous consommons aujourd’hui avec les énergies renouvelables, il faut augmenter considérablement la production.

Ce que nous devrions considérer, c’est que nous avons besoin d’un peu de décroissance économique. La transition énergétique doit reposer sur quatre éléments: une politique publique de taxation, des mouvements écologistes de base, de nouvelles technologies et la décroissance économique. Avec ces quatre facteurs, nous pourrions être en mesure de réaliser la transition énergétique. Et il y a un cinquième facteur: que la population humaine n’augmente pas beaucoup plus.

Vous codirigez l’Atlas de la justice environnementale, un projet collaboratif qui répertorie tous les conflits d’origine environnementale sur la planète. Quelles différences ou similitudes constatez-vous dans les conflits environnementaux à travers le monde?

Je pense que le type de conflit est très similaire. Par exemple, en Amérique latine, il y a plus de conflits liés à l’extraction minière, et au Nigeria, dans le delta du Niger, il y a plus de conflits liés au pétrole. Cela dépend de la géologie. Je pense que c’est un phénomène général, il y a un mouvement mondial pour la justice environnementale. C’est un peu comme le mouvement féministe, où il n’y a pas de comité central et où le mouvement est très dispersé, mais quand on étudie l’iconographie, les slogans et les bannières, on se rend compte qu’il y a beaucoup de points communs. Les contenus, dans les différentes langues du monde, sont très similaires.

Dans le Pays valencien, plusieurs conflits sont répertoriés: protection du territoire, explorations de fracking, énergie nucléaire… Mais dans la ville de Valence et ses environs, tous les conflits proviennent de la politique d’infrastructure, comme l’expansion du port de Valence.

Ou les agressions contre la huerta (plaine irriguée). En réalité, ce qui rend l’Atlas intéressant, c’est que l’on constate que tous les conflits sont similaires mais, en même temps, ils sont différents. Il en va de même pour les protagonistes des conflits. 

Que voulez-vous dire lorsque vous parlez de l’environnementalisme des pauvres? La dégradation de l’environnement concerne-t-elle aussi la classe sociale?

Les participants à ces conflits environnementaux ne représentent aucune classe sociale bien définie; il s’agit d’une multitude de groupes différents, ainsi que d’écologistes locaux qui, très souvent, ne se définissent même pas comme des écologistes, bien qu’ils le soient dans la pratique.

Ce que nous constatons, généralement, c’est que les personnes qui protestent sont des indigènes ou des personnes démunies, qu’elles soient rurales ou urbaines. Pourquoi cela se produit-il? Parce que l’extraction des ressources atteint de plus en plus les frontières les plus lointaines de la planète, dans des endroits qui n’ont pas encore été fortement exploités.

Je suis frappé par le fait que la ministre Teresa Ribera (du PSOE) affirme maintenant que nous nous dirigeons vers une économie circulaire. Ce n’est pas le cas, l’économie est de plus en plus entropique, nous brûlons de plus en plus de charbon, de plus en plus de pétrole, de plus en plus de gaz… Le recyclage ne représente que 8% de toutes les matières qui entrent dans l’économie. Le reste, 92%, est perdu pour toujours et à jamais. Même si les gens collectent le papier ou recyclent le plastique, tout cela n’est rien comparé à tous les combustibles fossiles que nous brûlons.

Mais les combustibles fossiles ont une date d’expiration…

Peut-être que la circularité viendra de l’épuisement. Mais je ne pense pas qu’ils vont s’épuiser de si tôt; le pétrole peut-être, mais il y a beaucoup de charbon et de gaz naturel.

Et dans ce contexte, une extension du port de Valence, telle que celle qui est proposée, a-t-elle un sens?

Le port de Valence fait actuellement partie des trente ports les plus importants du monde. Pourquoi un port de cette taille doit-il doubler sa capacité? Est-ce la règle générale? Car à Barcelone, on dit aussi que nous voulons être le Rotterdam de la Méditerranée. Si tous les ports, ou la plupart d’entre eux, doublent leur capacité dans les prochaines années, cela implique que l’économie ne se dématérialise pas. Pour aller vers une économie réellement circulaire, il est nécessaire de ne pas augmenter l’entropie, c’est-à-dire de ne pas augmenter la quantité de matériaux et d’énergie.

Pensez-vous que nous associons, même inconsciemment, le concept de décroissance à quelque chose de négatif?

Je trouve effrayant que les gens ne puissent pas tolérer le terme décroissance. Ce qui est à la mode chez les économistes, c’est de dire que nous pouvons croître mais de manière dématérialisée. Mais on se retrouve au même movment face au paradoxe de devoir doubler la capacité du port. Pour l’instant, la croissance économique s’accompagne de plus de matières et de plus d’énergie. Mais il y aura peut-être des changements technologiques.

La science met en garde depuis des années contre les conséquences du changement climatique et ses causes anthropiques. Quel rôle la communauté scientifique a-t-elle joué dans la diffusion de l’information sur le changement climatique?

Il y avait aussi des scientifiques optimistes. Certains ont dit qu’un peu plus de chaleur serait bénéfique pour les cultures et qu’il faudrait aller plus au nord [rires]. Mais bien sûr, c’est une chose que le dioxyde de carbone augmente un peu, de 300 ppm à 350 ppm, mais c’en est une autre d’atteindre 420 ppm maintenant et de continuer à augmenter année après année.

La courbe de Keeling [le graphique montrant l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère depuis les années 1960] devrait être expliquée dans les écoles. Peut-être qu’à partir de la première année d’école primaire, c’est un peu difficile, mais à partir de onze ans, ça devrait être en sciences naturelles, en sciences sociales, en cours de religion, dans toutes les matières… jusqu’à l’université. Dans le journalisme aussi, parce que les journalistes scientifiques restent quelque chose de très spécial.

Le monde universitaire doit-il s’impliquer davantage dans la lutte contre le changement climatique?

L’alliance entre les scientifiques et les mouvements environnementaux est très importante. Mais les scientifiques doivent très souvent dire qu’ils ne sont pas certains, ou pas encore sûrs, alors que l’industrie n’a pas ce genre de scrupules. Nous avons l’exemple de l’industrie du tabac, qui a fait de la propagande pendant des années pour montrer que fumer n’était pas dangereux, alors que des études menées depuis les années 1950 ont démontré que le tabac tuait. Mais en général, je crois que les scientifiques sont des alliés de l’environnementalisme populaire. Tous n’osent pas le faire, mais beaucoup le font. (Entretien publié dans le magazine Mètode, le 5 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*