Greenwashing: l’industrie pétrolière promeut le fantasme de la capture du carbone

Par June Sekera et Neva Goodwin

Après avoir semé le doute pendant des décennies sur le changement climatique et ses causes [voir «mensonge du big oil», l’article publié sur ce site en date du 31 octobre 2021], l’industrie des combustibles fossiles passe à une nouvelle stratégie: se présenter comme la source de solutions. Ce repositionnement consiste notamment à se présenter comme une «industrie de la gestion du carbone».

Ce basculement stratégique a été mis en évidence lors du sommet sur le climat de Glasgow et lors d’une audition au Congrès des Etats-Unis en octobre 2021, où les PDG de quatre grandes compagnies pétrolières [ExxonMobil Corporation, BP America Inc., Chevron Corporation, Shell Oil Company] ont parlé d’un «avenir à faible émission de carbone». Selon eux, cet avenir serait alimenté par les carburants qu’ils fournissent et les technologies qu’ils pourraient déployer pour éliminer le dioxyde de carbone qui réchauffe la planète et que leurs produits émettent – cela à condition d’obtenir un soutien suffisant de la part des pouvoirs publics.

Ce soutien pourrait bien arriver. Le département de l’Energie a récemment ajouté la «gestion du carbone» au nom de son Bureau de l’énergie fossile et de la gestion du carbone [Office of Fossil Energy and Carbon Management] et augmente son financement pour la capture et le stockage du carbone.

Mais quelle est l’efficacité de ces solutions, et quelles sont leurs conséquences?

Issues des milieux de l’économie, de l’écologie et de la politique publique, nous avons passé plusieurs années à nous intéresser au piégeage du carbone. Nous avons vu les méthodes mécaniques de piégeage du carbone se débattre pour démontrer leur succès, malgré des investissements du gouvernement des Etats-Unis de plus de 7 milliards de dollars en dépenses directes et d’au moins un milliard de plus en crédits d’impôt. Pendant ce temps, des solutions biologiques éprouvées présentant de multiples avantages ont reçu beaucoup moins d’attention.

Le bilan mitigé du CSC

Le captage et le stockage du carbone (ou CSC) vise à capturer le dioxyde de carbone lorsqu’il s’échappe des cheminées des centrales électriques ou de sources industrielles. Jusqu’à présent, le CSC dans les centrales électriques des Etats-Unis a été un échec.

Sept projets de CSC à grande échelle ont été tentés dans des centrales électriques des Etats-Unis, chacun avec de subventions gouvernementales à hauteur de centaines de millions de dollars. Mais ces projets ont été annulés avant d’atteindre le stade de l’exploitation commerciale ou ont été arrêtés après leur démarrage en raison de problèmes financiers ou mécaniques. Il n’existe qu’une seule centrale électrique CSC à l’échelle commerciale dans le monde, au Canada [centrale au charbon située à Estevan dans la province de Saskatchewan], et le dioxyde de carbone qu’elle capte est utilisé pour extraire davantage de pétrole des puits – un processus appelé «récupération assistée du pétrole».

Dans les installations industrielles, tous les projets de CSC aux Etats-Unis, sauf un [Illinois Industrail CCS (ADM): stockage géologique], utilisent le dioxyde de carbone capté pour la «récupération assistée du pétrole».

Cette technique coûteuse d’extraction du pétrole a été décrite comme une «atténuation climatique», car les compagnies pétrolières utilisent désormais le dioxyde de carbone. Mais une étude de modélisation du cycle de vie complet de ce procédé dans les centrales électriques au charbon a montré qu’il rejette dans l’air 3,7 à 4,7 fois plus de dioxyde de carbone qu’il n’en élimine.

Le problème de l’extraction du carbone de l’air

Une autre méthode consisterait à extraire directement le dioxyde de carbone de l’air. Des compagnies pétrolières comme Occidental Petroleum et ExxonMobil cherchent à obtenir des subventions gouvernementales pour développer et déployer de tels systèmes de «capture directe de l’air». Cependant, un problème largement reconnu de ces systèmes est leur immense besoin en énergie, en particulier s’ils fonctionnent à une échelle significative du point de vue climatique, c’est-à-dire en éliminant au moins 1 gigatonne – 1 milliard de tonnes – de dioxyde de carbone par an.

Cela représente environ 3% des émissions mondiales annuelles de dioxyde de carbone. Les Académies nationales des sciences des Etats-Unis prévoient qu’il faudra éliminer 10 gigatonnes par an d’ici 2050, et 20 gigatonnes par an d’ici la fin du siècle si les efforts de décarbonation ne sont pas suffisants.

Le seul type de système de «direct air capture» [extraction du dioxyde de carbone présent dans l’air ambiant] actuellement développé à relativement grande échelle doit être alimenté par un combustible fossile pour atteindre la chaleur extrêmement élevée du processus thermique.

Une étude de la National Academies of Sciences sur la consommation d’énergie de la «direct air capture» indique que pour capturer 1 gigatonne de dioxyde de carbone par an, ce type de système pourrait nécessiter jusqu’à 3889 térawattheures d’énergie, soit presque autant que la quantité totale d’électricité produite aux Etats-Unis en 2020. La plus grande usine [Occidental Petroleum Corp, située à Houston] devant utiliser ce système «direct air capture» est actuellement en cours de développement aux Etats-Unis. Le dioxyde de carbone capturé sera utilisé pour la récupération du pétrole.

Un autre système de «direct air capture», utilisant un sorbant solide, utilise un peu moins d’énergie, mais les entreprises ont eu du mal à le développer au-delà des projets pilotes. Des efforts sont actuellement déployés pour mettre au point des technologies de «direct air capture» plus efficaces et plus performantes, mais certains scientifiques sont sceptiques quant à leur potentiel. Une étude décrit les énormes besoins en matériaux et en énergie de la «direct air capture», qui, selon les auteurs, la rendent «irréaliste» [1]. Une autre montre qu’il est plus efficace de consacrer la même somme d’argent à l’énergie propre pour remplacer les combustibles fossiles afin de réduire les émissions, la pollution atmosphérique et d’autres coûts.

Le coût de l’augmentation

Une étude réalisée en 2021 prévoit de dépenser 1000 milliards de dollars par an pour porter le captage de «direct air capture» à un niveau significatif. Bill Gates, qui soutient une entreprise de captage direct de l’air appelée Carbon Engineering, a estimé qu’une exploitation à une échelle significative pour le climat coûterait 5100 milliards de dollars par an. Une grande partie de ce coût serait supportée par les gouvernements, car il n’existe pas de «client» pour l’enfouissement des déchets sous terre.

Alors que les parlementaires étatsuniens et d’autres pays envisagent de consacrer des milliards de dollars supplémentaires à la capture du carbone, ils devraient en mesurer les conséquences.

Le dioxyde de carbone capturé doit être transporté quelque part pour être utilisé ou stocké. Une étude réalisée en 2020 par l’Université de Princeton a estimé que quelque 105’000 kilomètres de pipelines de dioxyde de carbone devraient être construits d’ici 2050 pour commencer à approcher la gigatonne par an de transport et d’enfouissement.

Les problèmes liés à l’enfouissement souterrain de CO2 hautement pressurisé seront analogues à ceux qui se sont posés pour l’implantation des déchets nucléaires, mais pour des quantités bien plus importantes. Le transport, l’injection et le stockage du dioxyde de carbone présentent des risques pour la santé et l’environnement, tels que le risque de rupture des pipelines, la contamination des eaux souterraines et le rejet de toxines, qui menacent particulièrement les collectivités défavorisées historiquement les plus touchées par la pollution.

Développer le captage direct de l’air à une échelle qui aurait un impact significatif sur le climat signifierait détourner du travail essentiel de transition vers des sources d’énergie sans carbone les fonds des contribuables, les investissements privés, l’innovation technologique, l’attention des scientifiques, le soutien du public et l’action politique déjà difficile à mobiliser

Une méthode éprouvée: les arbres, les plantes et le sol

Plutôt que de parier, ce que nous considérons comme un pari risqué, sur des méthodes mécaniques coûteuses qui ont un bilan mitigé et nécessitent des décennies de développement, il existe des moyens de séquestrer le carbone qui s’appuient sur un système dont nous savons déjà qu’il fonctionne: la séquestration biologique.

Aux Etats-Unis, les arbres séquestrent déjà près d’un milliard de tonnes de dioxyde de carbone par an. Une meilleure gestion des forêts existantes et des arbres urbains, sans utiliser de terres supplémentaires, pourrait augmenter ce chiffre de 70%. En reboisant près de 50 millions d’hectares, soit une superficie équivalente à celle du Nebraska, les Etats-Unis pourraient séquestrer près de 2 milliards de tonnes de dioxyde de carbone par an. Cela correspondrait à environ 40% des émissions annuelles du pays. La restauration des zones humides et des prairies et l’amélioration des pratiques agricoles permettraient de séquestrer encore plus de carbone.

Par tonne de dioxyde de carbone piégée, la séquestration biologique coûte environ dix fois moins cher que les méthodes mécaniques actuelles. De plus, elle offre de précieux avantages secondaires en réduisant l’érosion des sols, la pollution atmosphérique et la chaleur urbaine, en accroissant la protection de l’eau, la biodiversité et la conservation de l’énergie, et en améliorant la protection des bassins versants [zone géographique de collecte des eaux], la nutrition humaine et la santé.

Pour être clair, aucune approche d’élimination du carbone – ni mécanique ni biologique – ne résoudra la crise climatique sans une transition immédiate vers l’abandon des combustibles fossiles. Mais nous pensons que le fait de s’appuyer sur l’industrie des combustibles fossiles pour la «gestion du carbone» ne fera que retarder davantage cette transition. (Article publié dans The Conversation, le 23 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

June Sekera est Senior Research Fellow, Visiting Scholar, à la New School (New-York). Neva Goodwin est codirectrice du Global Development and Environment Institute de l’Université Tufts (près de Boston).

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[1] «Unrealistic energy and materials requirement for direct air capture in deep mitigation pathways», Sudipta Chatterjee et Kuo-Wei Huang, in Nature Communications (Article number: 3287, 2020).

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