Inde. Les agriculteurs rassemblés à la frontière de Ghazipur célèbrent l’année de mobilisation. Ils jurent de poursuivre le combat

Par Indra Shekhar Singh

(Ghazipur village «frontière» du district de Delhi). Le smog du matin ne s’était pas encore dissipé. Le soleil était encore derrière une couverture nuageuse grisâtre. Cependant, les abords de Ghazipur [village] bourdonnaient déjà d’activité. La police était également très présente. Hommes et femmes, jeunes et vieux avaient déjà commencé à se préparer à célébrer leur succès et à fêter un an de mobilisation, le vendredi 26 novembre.

Bien que le gouvernement ait annoncé son intention d’abroger les trois lois agricoles controversées, les agriculteurs ont juré de poursuivre leur mobilisation jusqu’à ce que «toutes» leurs demandes soient satisfaites.

A première vue, les campements d’agriculteurs rayonnaient d’énergie, alors que des centaines de personnes portant des casquettes rouges et des gamchas [voile de coton] vertes étaient vues en train de s’écrier, entre autres slogans: «MSP est notre droit» [minimum support price – prix minimum de soutien pour les récoltes], «Modi assure-nous le MSP». En l’espace d’une semaine, de nouveaux slogans avaient été élaborés. Cependant, les klaxons constants en arrière-plan ont un peu noyé les slogans. En une heure, plus de cent voitures et tracteurs sont passés sur la route adjacente.

Un certain nombre de nouveaux visages sont apparus sous les tentes. Des agriculteurs représentant des groupes alliés de la gauche, des factions qui se sont séparées du BKU (Bharatiya Kisan Union), comme le Jai Kisan Andolan [syndicat d’agriculteur], entre autres, sont apparus. Quelques affiches d’un leader des agriculteurs, Gurnam Singh Chadun [dirigeant dans l’Haryana and Punjab], ont également été placardées. D’un côté, on voyait des femmes faire des rôtis sur des chullahs [petits fours] tandis que des langars [cuisine collective] servaient de la nourriture fraîchement préparée à un rassemblement de personnes. Un peu à l’écart de ce rassemblement se trouvaient quelques jeunes hommes sikhs se baignant au soleil.

Lorsqu’on lui a demandé ce que signifiait cette agitation, Balkirat Singh, 25 ans, a répondu en souriant: «Ne savez-vous pas que les agriculteurs ont gagné. Les lois sont abrogées et maintenant une célébration est organisée ici. Nous nous préparons.»

Alors que ce journaliste [l’auteur de l’article] continuait à se promener devant les tentes, des images vivantes de la mobilisation des agriculteurs, qui ont bravé tous les obstacles pendant un an, lui revenaient en mémoire. Une heure plus tard, il est entré dans la tente de Rakesh Tikait [un des deux dirigeants principaux du BKU, avec son frère], mais l’a trouvée vide. Rakesh Tikait n’était pas là. Cependant, il y avait quelques journalistes chevronnés, des représentants du BKU. Ils avaient l’air remplis d’espoir, et plus encore d’un sentiment de satisfaction d’avoir remporté une victoire. «Ce n’est qu’une question de jours avant que nos revendications soient satisfaites», a déclaré Naresh Phehalwan, un membre du BKU âgé de 52 ans, originaire de Shamli, dans l’Uttar Pradesh. Il a ajouté, en plaisantant: «Si Modi nous écoute… après lundi, nos tracteurs pourront aussi transporter toutes les tentes.» Il faisait apparemment référence à la marche que les agriculteurs avaient prévu de faire au début de la session d’hiver du parlement [le 29 novembre]. Seul l’avenir nous dira si cette prédiction se réalisera ou non.

Il était déjà environ 13h30, un meeting, marquant la victoire, avait déjà commencé sur la scène principale. Alors qu’il se dirigeait vers la scène principale, ce reporter a repéré quelques agriculteurs d’Allahabad [ville de l’Uttar Pradesh, dont sont issus de nombreux premiers ministres]. Parmi eux se trouvait le secrétaire général de All-India Kisan Mazdoor Sabha (AIKMS), le Dr Ashish Mittal [front syndical paysan lié au Parti communiste]. Sa voix respirant la confiance, il a déclaré: «Aujourd’hui, nous sommes devenus une nouvelle force agro-politique et le monde nous regarde. Il y a des gens de toutes les idéologies ici, mais nous sommes tous unis sous une même bannière. Il s’agit d’un nouveau phénomène politique.» «Dans tous les rassemblements, environ 70% des tracteurs et des gens viennent par eux-mêmes, sans notre soutien. C’est une véritable révolution populaire», a-t-il ajouté.

Un peu plus loin se trouvait un groupe de 30 agriculteurs du Tamil Nadu [Etat de l’Inde du sud]. Parmi eux se trouvait Eesun Murugasamy, fondateur de la Tamilnadu Farmers Protection Association, qui avait participé à la campagne de Tikait [du BKU] au Tamil Nadu plus tôt cette année. Il avait voyagé de Tiruppur au Tamil Nadu jusqu’au village frontière de Ghazipur à Delhi. «Depuis le dernier rassemblement, le soutien s’est vraiment accru dans le Tamil Nadu. Aujourd’hui, toutes les villes et tous les villages célèbrent cet anniversaire et rendent hommage aux 750 martyrs» [morts durant la mobilisation], a déclaré Eesun Murugasamy.

Tout à coup, il y a eu de l’agitation alors qu’une chanson pendjabi et une annonce ont retenti dans les haut-parleurs. «Nous accueillons Rakesh Tikait pour prendre la parole», a déclaré le présentateur. Lorsque Rakesh Tikait [du BKU] a pris le micro pour s’exprimer, tout le rassemblement, qui comptait environ 3000 personnes, est devenu silencieux. Les équipes des médias se sont assises et ont braqué leurs caméras sur l’orateur. «Aujourd’hui, il y a un sévère contrôle de la caméra et du stylo. Les médias (dominants) ne posent qu’une seule question: quand est-ce que les agriculteurs partent? Les gens doivent être vigilants et répondre», a commencé Tikait. «Les trois lois noires et le coronavirus forment une seule et même maladie. Elles se sont regroupées comme une maladie et les agriculteurs et notre pays se sont battus vaillamment et les ont vaincues. Mais les trois lois étaient une maladie très mortelle. A cause d’elle nos agriculteurs ont été renvoyés un an et demi en arrière», a déclaré Tikait. La foule a accueilli ses observations avec des applaudissements.

Invoquant une santé fragile et un train à prendre, Rakesh Tikait a bouclé son discours en sept minutes. Néanmoins, il a couvert toute une série de questions allant du MSP, du rapport entre le secteur bancaire et les agriculteurs, des engrais, de l’ordonnance du National Green Tribunal portant sur les équipements agricoles et la pollution de l’air [décret de 2014 interdisant les véhicules diesel, y compris les tracteurs, de plus de 10 ans] dans son style laconique caractéristique de l’Uttar Pradesh occidental. La foule était ravie. Le micro est passé à Medha Patkar [dirigeante du National Alliance of Poeple’s Movement, ayant conduit des mobilisations face à la construction de grands barrages aux effets désastreux], puis finalement à Yogendra Yadav [qui dirige le Jai Kisan Andolan, qui met l’accent sur les petits paysans et développe une orientation politico-syndicale].

Tout en gardant l’esprit de célébration et en se remémorant l’année de mobilisations, Yadav a déclaré: «C’est le moment de célébrer la victoire. Rappelez-vous, nos agriculteurs ont atteint Delhi le jour de la Constitution pour demander leurs droits. Mais le parti au pouvoir [le BJP] a préféré montrer sa politique de division: Jat contre non-Jat dans l’Haryana, hindous contre musulmans dans l’Uttar Pradesh. Cependant, nous sommes restés unis comme un seul homme, comme agriculteurs.» Les commentaires de Yogendra Yadav ont également suscité des applaudissements nourris de l’assemblée.

Lorsque ce fut au tour du leader des agriculteurs, Bhanu Pratap Singh, de prendre la parole, il a dit à l’assemblée de ne pas se reposer sur ses lauriers, après l’abrogation des trois lois agricoles. «Ne vous laissez pas berner par l’abrogation. Le cartel international qui roule dans le dos de Modi reviendra. Nous devons sortir les cartels d’entreprises de l’agriculture.». B.P. Singh a fait écho aux sentiments de nombreux syndicats d’agriculteurs. «Malgré l’abrogation, le détournement de l’agriculture indienne par les entreprises n’a pas cessé. Des traités comme l’OMC (Organisation mondiale du commerce) cherchent à détruire notre PDS [Public distribution system: système qui assure la distribution de grains de céréales alimentaires à des prix abordables] et notre MSP. Nous devons aussi leur résister», a-t-il conclu.

Après qu’une quarantaine d’orateurs se soient adressés à l’assemblée, la foule a commencé à se réduire. En partant, le journaliste a croisé Medha Patkar. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle pensait du mouvement des agriculteurs jusqu’à présent, elle a répondu: «Cette victoire est bonne, mais la tyrannie des entreprises reste forte. Le gouvernement a fait marche arrière, mais la situation de l’agriculture indienne n’est pas complètement stabilisée. Regardez le Pendjab, il y a une grave crise de l’eau et de la santé, ainsi qu’un endettement croissant.» Lorsqu’on lui a demandé qui pouvait éviter de telles crises, elle a répondu: «Nous devons nous orienter vers l’autonomie et des méthodes agricoles écologiques. Les agriculteurs indiens doivent adopter des méthodes traditionnelles, diminuer les coûts des intrants et économiser l’eau également.»

Le soleil était devenu orange vif et, au loin, on apercevait un groupe de milans royaux au-dessus de nous à la recherche de nourriture. Le 365e jour du mouvement sans précédent des agriculteurs s’est donc conclu sur une note déterminée: poursuivre la mobilisation jusqu’à ce que toutes leurs demandes soient satisfaites. (Article publié sur le site The Wire, le 27 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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