Par Daniel Tanuro
Celles et ceux qui se réjouissent de l’accord sur le climat soulignent notamment le fait que le texte adopté fixe pour objectif «d’atteindre dans la seconde moitié du siècle un équilibre entre les émissions anthropiques et les absorptions de gaz à effet de serre» . C’est exact, mais, pour apprécier la portée de cet engagement, pour savoir s’il est effectivement conforme aux impératifs de la résilience, il faut tenir compte aussi des faits suivants:
• le texte ne fixe aucune échéance pour le pic des émissions;
• le texte ne fixe aucune échéance précise pour l’équilibre émissions/absorptions («dans la seconde moitié du siècle», ça peut être en 2099);
• conséquence logique de ces deux premiers points: le texte ne mentionne aucun objectif non plus en matière de taux annuel de réduction des émissions;
• le texte est muet sur la sortie des combustibles fossiles, et ne dit pas un mot de la nécessité d’un système énergétique basé sur les renouvelables (ni du système énergétique en général!);
• le concept de décarbonisation est absent de l’accord.
Que faut-il en conclure?
- qu’il n’y a aucune limite posée à la combustion des combustibles fossiles (y compris ceux provenant des sables bitumineux, des huiles lourdes, etc.)
- que, pendant une période indéterminée (rien n’exclut qu’elle aille au-delà du siècle), il faudrait se résigner au fait que les émissions résultant de cette combustion feront partie du « paquet » d’émissions anthropiques à équilibrer par les absorptions, d’ici 2100.
Certaines ONG (Greenpeace, Avaaz) en déduisent que la COP21 «a tourné la page des combustibles fossiles». Désolé, c’est vraiment prendre ses rêves pour des réalités!
Les transnationales du secteur fossile n’ont aucune intention de se faire hara-kiri. Si l’accord ne leur convenait pas, elles feraient entendre leur voix, crieraient qu’on les assassine, etc. Ce n’est pas le cas.
L’accord que l’extractivisme attendait
En vérité, l’accord correspond très exactement à ce que quatorze transnationales extractivistes, dont Shell et BP, souhaitaient. Elles l’avaient exprimé clairement en octobre, lorsque le projet pour la COP était connu [1]:
- un accord basé sur les plans nationaux (les INDCs);
- incluant tous les pays (au moins tous les grands émetteurs);
- un accord à long terme, sans engagements chiffrés de réduction des émissions à court et moyen terme, mais avec révision périodique;
- avec soutien aux marchés internationaux du carbone;
- sans aucune contrainte pesant sur les transports maritimes et aériens (mondialisation libérale oblige).
Pourquoi les représentants de ces groupes capitalistes restent-ils si discrets aujourd’hui? 1° Parce que l’accord de Paris leur convient. 2° Parce que l’illusion est créée que cet accord résout enfin l’angoissant défi climatique. Ce qui leur convient encore plus: cela détourne l’attention de leur responsabilité et affaiblit les mobilisations contre leurs projets.
Comment comptent-ils faire ?
Dans ce contexte, que recouvre exactement l’engagement de l’accord à «équilibrer les émissions anthropiques et les absorptions de gaz à effet de serre dans la seconde moitié du XXIe siècle»?
Penser que cette phrase sonne le glas des combustibles fossiles est une illusion, on l’a vu. Mais alors, qu’en est-il ? comment les «grands de ce monde» comptent-ils faire pratiquement pour parvenir à ce que leur accord désigne comme la «neutralité climatique»?
Il n’y a, en l’état actuel des connaissances, que trois réponses techniques à cette question:
- L’augmentation de la superficie occupée par des forêts – ou par des plantations industrielles d’arbres qui sont tout sauf des «forêts» – en tant que «puits de carbone» (couplée éventuellement à la promotion d’arbres OGM à croissance ultra-rapide, pour augmenter l’efficience des «puits»);
- la capture du CO2 provenant de la combustion des fossiles au niveau des grandes installations de combustion et sa séquestration dans des couches géologiques profondes ;
- la capture du CO2 provenant de la combustion de biomasse et sa séquestration dans des couches géologiques profondes (désignée par l’acronyme anglais BECS – bio-energy with capture and storage – cette technologie se distingue de la précédente par le fait qu’elle est censée permettre de retirer du CO2 de l’atmosphère, autrement dit de concevoir des process énergétiques avec « émissions négatives ») [2].
Il est bien possible que celles et ceux qui ont rédigé l’accord de Paris se fichent en réalité de savoir si l’équilibre entre émissions anthropiques et absorptions sera effectivement atteint dans la seconde moitié du siècle.
Mais, si le but est effectivement d’atteindre cet équilibre sans organiser en même temps le moindre mouvement vers la sortie des fossiles, alors ce but ne peut théoriquement être atteint qu’en généralisant les trois technologies ci-dessus… Et en les combinant avec le nucléaire, la grande hydroélectricité, les biocarburants et les parcs industriels de renouvelables. Sans changer la structure du système énergétique capitaliste (ultra-centralisé, gaspilleur et inefficient). Donc en sauvant les profits et les rentes des grands groupes qui sont pourtant les responsables de la catastrophe climatique.
Un projet implicite
Ce scénario ne relève pas de la politique-fiction: c’est celui de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). C’est ce scénario-là (ou une de ses variantes) qui sous-tend implicitement l’accord de la COP21. Implicitement, les différentes techniques de «compensation» et de «séquestration» des émissions sont au centre du projet, et de nouveaux mécanismes de marché du carbone seront mis en place pour les actionner.
Le texte évoque la création d’un «mécanisme du développement durable» : il s’agit d’amplifier le «mécanisme du développement propre» du protocole de Kyoto (de sinistre mémoire), afin d’étendre au maximum toutes les possibilités de compensation des émissions, notamment en permettant à la Chine, à l’Inde et autres émergents d’en profiter à leur tour… sur le dos des plus pauvres et des écosystèmes.
Les climato-négationnistes ont sans doute perdu la bataille au sein de la classe dominante, même s’ils font de la résistance. Mais que faire? Du point de vue capitaliste, le scénario esquissé ci-dessus est probablement la seule stratégie concevable pour tenter d’enrayer la catastrophe absolue, indicible, apocalyptique que constituerait un réchauffement de 6°C d’ici la fin du siècle – et davantage au siècle prochain (ce vers quoi nous allons au rythme actuel des émissions !).
Un printemps silencieux planétaire, ou la lutte
Du point de vue écosocial, j’ai montré par ailleurs qu’il est extrêmement peu probable, pour ne pas dire exclu, que ce scénario permette en pratique le respect des 1,5° ou même des 2°C. La menace qui se profile est plutôt celle d’un réchauffement de 3°C environ, voire plus (beaucoup plus si les réservoirs géologiques libèrent soudainement le CO2 capturé). Une situation gérable pour le capital, mais au prix de centaines de millions de vies humaines mutilées et sacrifiées.
Au prix aussi d’un massacre environnemental incommensurable. A titre d’exemple : selon une étude de la Stanford University [3], la technologie BECS permettrait de retirer dix GT de CO2 de l’atmosphère d’ici 2050. Combien de millions d’hectares de forêt faut-il mettre en coupe réglée, combien de millions d’hectares d’eucalyptus OGM faudra-t-il planter pour parvenir à ce résultat? Les grandes ONG qui applaudissent à l’accord feraient mieux d’y réfléchir à deux fois, sans quoi elles seront complices d’un «printemps silencieux» planétaire.
La solution est moins que jamais dans le lobbying. Rester sous 1,5°C de réchauffement n’est possible que par la lutte et la mobilisation. Pour nos enfants et notre terre, pour la nature dont nous faisons partie, il faut briser le pouvoir des groupes capitalistes assoiffés de profit et de croissance. Ecosocialisme ou barbarie !
______
[1] http://www.climatechangenews.com/2015/10/14/bp-shell-rio-tinto-offer-support-to-paris-climate-deal/
[2] On peut mentionner aussi, pour mémoire, la méthanation, c’est-à-dire la synthèse de méthane à partir de CO2 et d’hydrogène (connue en chimie comme la «réaction de Sabatier»). Si le CO2 provient de la combustion de biomasse et que l’hydrogène est produit à partir des surplus intermittents d’électricité renouvelable, on peut concevoir un système énergétique neutre en carbone. C’est ce que propose l’association française Negawatt. Il y a au moins un prototype en Allemagne. Du point de vue capitaliste, la question de la rentabilité est très loin d’être résolue. Du point de vue environnemental, Négawatt sous-estime à notre avis l’impact résultant de l’exploitation énergétique massive de la biomasse.
[3] « Going negative: Stanford scientists explore new ways to remove atmospheric CO2 ». Stanford University. 2013. Retrieved 2013-03-17 (source Wikipedia).
___
Daniel Tanuro est agronome et l’auteur, entre autres, de L’impossible capitalisme vert, Ed. La Découverte, avril 2012.
Soyez le premier à commenter