Par Ines Schwerdtner
La «destruction créatrice» [référence à la formule de l’économiste Joseph Schumpeter, 1883-1950], grâce à laquelle le capitalisme est censé se rajeunir et se renouveler en permanence, n’est finalement pas si créatrice que cela. Prenons l’usine Bosch de Trudering à Munich. Les soupapes d’injection et les pompes à carburant électriques pour les moteurs à combustion y sont fabriquées jusqu’à présent. Il s’agit d’accessoires du passé, au moment où la grande transformation de la mobilité et de l’énergie doit se passer de moteurs thermiques, à l’avenir. Les voitures électriques roulent sans injecteurs – il est clair que l’usine Bosch doit disparaître. Fini, terminé!
C’est du moins ce que semble penser la direction de l’entreprise, elle aussi peu imaginative, peu «créatrice». Il en va autrement pour les salarié·e·s. Ceux-ci et leur représentation syndicale, l’IG Metall, ne veulent pas seulement préserver leurs emplois, ce qui semble évident. Ils veulent aussi – en tout cas de manière plus créatrice que tous les autres, en l’occurrence – reconvertir leur usine dans des technologies d’avenir. Des pompes à chaleur par exemple, au lieu de pompes à carburant.
Protection du climat et lutte des classes
Les salarié·e·s sont soutenus dans leur démarche par des activistes du climat. Sous le slogan accrocheur «protection du climat et lutte des classes, ces derniers exigent: «pas de licenciements pour la protection du climat». Au lieu de cela, ils développent avec les salarié·e·s des idées pour une transformation créative de l’usine Bosch.
IG Metall est aux commandes de la transformation, qui se produira d’une manière ou d’une autre dans le cadre du «capitalisme vert». La seule question est de savoir si cette transformation sera socio-écologique, c’est-à-dire si elle pourra encore réellement éviter la catastrophe climatique. Et si elle se fera avec ou au mépris des travailleurs et travailleuses.
Il n’est donc pas étonnant que nombreux parmi eux ne pensent d’abord à rien de bon lorsqu’ils entendent parler de «transformations». Celles-ci englobent des processus aussi importants que la numérisation, l’automatisation… et le changement climatique. Pour les salarié·e·s, elles semblent souvent «naturelles» et les entreprises les présentent comme des raisons purement extérieures: soit pour changer de site, soit pour densifier le travail, soit pour justifier des licenciements. Toutefois, rien n’est naturel dans ces transformations, tout est au contraire créé par l’homme, comme dans le cas du changement climatique. Néanmoins, sous l’impulsion du développement technique, les processus de travail et de production changent si fortement et si rapidement qu’il peut en résulter des révolutions sociales, à grande ou à petite échelle.
Pour le capital, une telle révolution est une «disruption», comme celle que l’on vit actuellement à Grünheide, près de Berlin, sous l’impulsion d’Elon Musk. Le nouveau modèle de production de Tesla pose des jalons auxquels les syndicats doivent s’affronter. [Voir à ce sujet l’article publié, le 12 janvier 2022, sur ce site ayant trait à la Gigafactory de Tesla]. Ce type de «disruption» se produit en continu. Pour les salarié·e·s, ces profondes et brutales altérations sont synonymes, dans le meilleur des cas, de qualification, dans le pire des cas, de transfert dans une autre entreprise – ou de perte d’emploi.
En discutant avec des comités d’entreprise et des militants d’IG Metall, on découvre ce qui préoccupe les salarié·e·s dans le cadre de cette «transformation». Contrairement aux préjugés sur les métallos, ceux-ci ont une idée précise de la manière dont la transformation modifie leur entreprise respective. Et une idée sociopolitique du fait que le changement climatique doit avoir lieu. L’idée de l’ouvrier industriel blanc qui ne veut que conserver son emploi – répandue également parmi une partie de la gauche – est doublement biaisée: non seulement les effectifs de la production ont toujours été plus diversifiés, mais les salariés ont, en outre, une appréciation très réaliste de leur propre lieu de production et de leur secteur.
Tout récemment, j’ai participé à un séminaire syndical qui a réuni des syndicalistes issus des secteurs les plus divers d’IG Metall en Bavière. De l’ouvrier à la chaîne d’une région rurale, près de Tölz (à 50 kilomètres au sud de Munich), à l’expert en informatique du fabricant de semi-conducteurs Infineon à Munich [Infineon est un groupe de semi-conducteurs, spin-off de Siemens AG, créé en 1999, un des grands de la puce électronique]. Il était clair que l’approche appréciée d’un secteur de la gauche, qui consiste à vouloir combiner le social et l’écologique, se pose déjà au niveau pratique: «Ce que nous décrivons ici comme une transformation, nous le vivons en fait tous les jours.» En même temps, tous les participant·e·s ont exprimé un sentiment d’impuissance; ils sont dépassés par les processus de «transformations», aux multiples facettes.
Au cours du séminaire, il est apparu clairement que les attentes vis-à-vis des syndicats ne consistaient plus seulement à aider les salarié·e·s à négocier les salaires et les conditions de travail. Un délégué du personnel d’une entreprise de construction aéronautique a déclaré: «J’ai besoin d’un plan que je puisse emporter avec moi, dans mon entreprise, et qui me permette de convaincre les salarié·e·s». Un plan d’action; pour faire face à la «transformation».
Par nécessité, les ouvriers de l’entreprise traditionnelle Rohrwerk Maxhütte [tubulures diverses, etc.], à Sulzbach-Rosenberg [Bavière, district du Haut-Palatinat], ont élaboré eux-mêmes un tel plan, après avoir été menacés par une fermeture complète de l’usine. Les quelque 450 salariés spécialisés ont présenté sans hésiter leur propre concept pour une «usine de tuyaux verte», selon lequel 40% de la consommation d’énergie pourraient être économisés. Les comités d’entreprise et les syndicats espèrent que ce plan permettra non seulement de rallier le SPD bavarois à leur cause politique, mais aussi de convaincre les futurs acheteurs et investisseurs de l’usine. Pour la production d’acier, qui fait déjà l’objet de toutes les attentions et pour laquelle tous les camps politiques prêchent «l’acier vert», ce serait un phare si des plans de transformation étaient présentés par le personnel lui-même.
Il en va de même pour l’usine Bosch de Trudering: là aussi, il ne s’agit que des 250 salariés restants, mais cette usine est, elle aussi, un exemple du processus qui touche l’ensemble du secteur des sous-traitants automobiles. Dans leur prise de conscience, les travailleurs et travailleuses sont souvent plus avancés que la direction de l’entreprise ou même que les dirigeants syndicaux.
Des entreprises comme Rohrwerk Maxhütte ou l’usine Bosch seraient, si elles réussissaient à transformer leur production, des entreprises modèles pour l’organisation de leur propre personnel en vue d’une «transformation verte». L’intérêt réside dans le fait que l’expertise et le plan proviennent des salarié·e·s eux-mêmes. La transformation imposée n’aurait plus lieu; les salarié·e·s la prendraient eux-mêmes en main. Ils deviennent un levier plutôt qu’une masse à disposition de l’employeur. Ils ne se contentent pas de résister, mais prennent eux-mêmes l’initiative de la conception et de l’offensive.
D’un point de vue stratégique, il serait plus judicieux pour le mouvement climatique de commencer par là, plutôt que de s’en tenir aux éternels appels à un gouvernement plus intéressé à gérer le statu quo ante qu’à s’attaquer à la «transformation».
Plus que la codécision
L’ancien président d’IG Metall, Otto Brenner (1907-1972), aurait pu rappeler aux participant·e·s du séminaire que les syndicats ne devraient pas se contenter de réagir passivement aux conséquences de la «transformation», mais qu’ils devraient eux-mêmes s’impliquer activement dans le processus. C’est entre autres à Otto Brenner que l’on doit l’évidence de lutter pour la pleine codécision lors de la mise en œuvre de toutes les automatisations dans les entreprises. Parce que les travailleurs et travailleuses ne peuvent se défendre contre les processus de «rationalisation» que s’ils ont eux-mêmes le contrôle dans leurs entreprises. C’est une conception bien plus fondée de la cogestion que celle souvent pratiquée par IG Metall ces dernières années, même si Hans-Jürgen Urban, membre du comité directeur d’IG Metall, parle encore, aujourd’hui, de démocratie économique, c’est-à-dire du contrôle démocratique des entreprises par les travailleurs eux-mêmes.
Les comités d’entreprise du séminaire sont en tout cas enthousiastes quant aux possibilités de penser en dehors du «système». L’un d’entre eux considère même la démocratisation des entreprises comme «l’ADN des syndicats». En conséquence, le syndicat lui-même devrait renforcer son mandat politique et renouer avec les débats antérieurs sur l’économie sociale et la socialisation, des thèmes qui figurent toujours dans les statuts d’IG Metall. Les comités d’entreprise, c’est-à-dire la base, semblent prêts à le faire.
Rien qu’en raison de la faiblesse actuelle des partis de gauche et de l’absence d’alternatives réellement vertes, la tâche de transformation incombe au mouvement ouvrier lui-même. D’un point de vue stratégique, le syndicat de la métallurgie et le mouvement pour le climat doivent se mettre d’accord sur des projets à moyen terme qu’ils peuvent organiser ensemble, contre les directions d’entreprises et les partis politiques. Même au-delà du 1er mai. (Article publié par l’hebdomadaire Der Freitag, No. 17/2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Ines Schwerdtner est rédactrice en chef de Jacobin Magazin
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