
Par Oren Ziv
[Dans l’enquête publiée le 26 mai – issue pour l’essentiel de journalistes du Washington Post – nous avions titré à propos de l’opération mise en place par les Etats-Unis et Israël, sous le logo de la Gaza Humanitarian Foundation: «Les démentis n’empêchent pas sa mise en œuvre».
Le 27 mai, la «distribution humanitaire» s’est «avérée aussi inefficace que déshumanisante, alors que l’Etat hébreu a imposé un blocus total à la bande de Gaza pendant plus de deux mois» (Le Monde, 28 mai). Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, déclarait aujourd’hui, lors d’une conférence de presse à Tokyo: «Nous avons vu hier les images choquantes de personnes affamées écrasées contre des clôtures, cherchant désespérément de la nourriture. C’était chaotique, indigne et dangereux. Je pense qu’il s’agit d’une diversion par rapport aux atrocités commises… Le modèle de distribution de l’aide mis en place par Israël privera une grande partie de Gaza, les personnes les plus vulnérables, de l’aide dont elles ont désespérément besoin. Nous avions auparavant 400 lieux de distribution, des centres à Gaza. Avec ce nouveau système, nous parlons de trois ou quatre lieux de distribution au maximum. C’est donc aussi un moyen de pousser les gens à se déplacer de manière contrainte pour obtenir de l’aide humanitaire.» Il y a là les prodromes d’une tentative d’expulsion de la population gazaouie.
Pour rappel, le gouvernement suisse a coupé de moitié l’aide attribuée à l’UNRWA et il a explicitement interdit que les fonds restants alloués puissent être utilisés à Gaza et en Cisjordanie! De fait est ainsi proclamée une complicité avec ce que l’historien israélien Lee Mordechai qualifie de «guerre génocidaire» (Le Temps, 26 mai 2025). La dynamique de la colonisation de peuplement sui generis propre à l’Etat d’Israël a conduit à la Nakba, a structuré les gestions de Gaza et s’accélère en Cisjordanie, ce qu’illustre l’article d’Oren Ziv. – Réd. A l’Encontre]
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Le matin du 18 mai, des colons israéliens ont établi un avant-poste illégal au cœur de la communauté pastorale palestinienne de Maghayer Al-Dir [à l’est de Ramalah], dans la zone C de la Cisjordanie [entièrement sous occupation israélienne], à seulement 100 mètres des habitations des villageois.
En milieu de semaine, avant tout affrontement violent ou incident de vol de bétail, environ la moitié des villageois palestiniens avaient fait leurs bagages leurs affaires et pris la fuite, les autres se préparant à faire de même: les familles ont commencé à charger leurs moutons, leurs meubles, de la nourriture pour animaux et des réservoirs d’eau dans des camions – cela sous le regard attentif des colons.
Mais samedi après-midi 17 mai, la «promenade» habituelle des colons dans le village a tourné en une attaque organisée. Quatre colons ont commencé à bousculer des jeunes Palestiniens qui se tenaient sur les toits des bâtiments en cours de démantèlement. «[Les colons] cherchaient la bagarre», a déclaré Avishay Mohar, un militant et photographe qui se trouvait sur place.
Les colons et les Palestiniens ont commencé à se jeter des pierres. Alors que l’affrontement semblait terminé, les colons ont appelé des renforts: environ 25 colons supplémentaires, certains masqués, beaucoup armés de fusils d’assaut et de matraques, se sont joints à l’attaque contre les habitants et les militants internationaux, qui ont commencé à se défendre.
Un colon a été frappé à la tête par une grosse pierre, s’est effondré et a perdu connaissance. Un Palestinien a également été frappé au visage par une pierre. Un deuxième colon, apparemment un mineur, a saisi le pistolet dans le gilet de son ami inconscient et a commencé à tirer en l’air. «Un autre colon est arrivé avec un fusil M16 et a commencé à tirer sur nous», se souvient Avishay Mohar. Alors que la panique se propageait, les habitants ont couru désespérément vers le village voisin de Wadi Al-Siq, dont la population avait été déplacée quelques mois plus tôt lors d’une flambée de violence des colons soutenus par les autorités en octobre 2023.
Les colons ont poursuivi les habitants en fuite dans la vallée, leur jetant des pierres et brisant leurs téléphones. Ils ont saisi les deux appareils photo, le téléphone, le portefeuille et la batterie externe de Avishay Mohar. Depuis le sol, il a vu les colons frapper à la tête un garçon palestinien de 15 ans avec une matraque. Avishay Mohar a commencé à avoir des vertiges à cause des coups et avait du mal à relever la tête. «J’ai dit aux colons: “Si vous continuez, vous allez me tuer!”» Ils ont continué à le frapper violemment dans le dos.
Après l’arrivée de l’armée qui appelé des ambulances, les recherches pour retrouver les 12 blessés – dont certains ont été retrouvés à distance de 500 et 600 mètres du village – se sont poursuivies jusque dans la nuit. Le lendemain matin, il ne restait plus un seul habitant à Maghayer Al-Dir. Les 23 familles, soit environ 150 personnes, avaient été contraintes de fuir.
«Cette attaque a envoyé un message aux communautés palestiniennes de toute la Cisjordanie», a déclaré Avishay Mohar. «Non seulement vous ne pouvez pas rester, mais vous ne pouvez même pas partir tranquillement.»
«Ici aussi, il y aura des Juifs»
Depuis octobre 2023, plus de 60 communautés de bergers palestiniens de Cisjordanie ont été déplacées, et au moins 14 nouveaux avant-postes ont été construits sur leurs ruines ou à proximité. Une communauté expulsée avec violence, Wadi Al-Siq [communauté de Bédouins, à l’est de Deir Dibwan, dans le district de Ramallah], a été victime d’abus, notamment d’agressions sexuelles, ce qui a entraîné la dissolution de l’unité «Desert Frontier» de l’armée israélienne.
Comme dans le cas de Maghayer Al-Dir, la création d’avant-postes de colons pastoraux a été le principal facteur qui a poussé les Palestiniens à quitter leurs maisons dans la zone C. Selon un récent rapport des ONG Peace Now et Kerem Navot (6 avril 2025), les colons israéliens ont utilisé des avant-postes pastoraux pour s’emparer d’au moins 78 600 hectares de terres, soit environ 14% de la superficie totale de la Cisjordanie. Au cours des deux dernières années et demie, sept communautés pastorales palestiniennes voisines de Maghayer Al-Dir ont été dépeuplées.
Maghayer Al-Dir était la dernière communauté palestinienne restante dans la périphérie de Ramallah, à l’est de la route d’Allon, une autoroute stratégique nord-sud construite par Israël dans les années 1970 pour relier les colonies et préparer l’annexion potentielle du territoire à l’est de la route, le long de la frontière jordanienne. Originaires du Naqab/Néguev, les familles de Maghayer Al-Dir ont été expulsées en 1948 vers une autre partie de la vallée du Jourdain, avant que l’Etat ne décide de construire une base militaire et de les déplacer une nouvelle fois vers leur site actuel.
Dans une vidéo tournée par le militant Itamar Greenberg le jour où les colons ont établi la nouvelle colonie, on peut entendre un colon se vanter du nettoyage ethnique de Maghayer Al-Dir. «C’est le dernier endroit qui reste – Dieu merci, nous avons chassé tout le monde… Toute cette zone n’est plus peuplée que de Juifs», explique le colon en montrant du doigt la vaste étendue à sa gauche. La caméra se concentre ensuite sur le site où les jeunes du sommet de la colline s’affairent à construire l’avant-poste. «Ici aussi, il y aura des Juifs.»
Comme l’a rapporté +972 en août 2023, la plupart des communautés vivant dans le territoire situé entre Ramallah et Jéricho, une zone de 150 000 dunams, ont été contraintes de fuir au cours des mois précédents, lorsque les colons ont commencé à construire rapidement des avant-postes pour le bétail et à s’en prendre violemment aux habitants, avec le soutien de l’armée israélienne et des institutions de l’Etat. Aujourd’hui, seules deux communautés palestiniennes, M’arajat et Ras Al-Auja, subsistent dans toute la partie sud de la vallée du Jourdain.
Même avant la construction du dernier avant-poste, Maghayer Al-Dir était complètement encerclée par des colonies et des avant-postes israéliens. Au nord se trouve l’avant-poste semi-autorisé de Mitzpe Dani; à l’est, Ruach Ha’aretz («Esprit de la terre»), établi peu avant la guerre et agrandi par la suite. Au sud, près du village désormais déserté de Wadi Al-Siq, se trouve l’un des avant-postes de colons dirigé par Neria Ben Pazi. Bien que Ben Pazi ait été sanctionnépar le gouvernement britannique la semaine dernière pour son rôle dans la construction d’avant-postes illégaux et l’expulsion de familles bédouines palestiniennes de leurs maisons, il a été vu en train de patrouiller dans le village durant les jours qui ont précédé le départ forcé de la communauté.
«Les colons sont venus prêts, avec un plan, pour prendre nos terres et nous expulser», a déclaré un habitant du village qui a préféré rester anonyme par crainte de représailles de la part des colons.
Ces dernières années, les colons des avant-postes environnants ont commencé à ériger des clôtures qui coupent les maisons des villageois de la route principale menant à Maghayer Al-Dir. Ils volaient également régulièrement l’eau du puits du village pour abreuver leurs moutons.
Un autre habitant du village, qui a choisi de rester anonyme, a expliqué qu’il n’y avait aucune différence entre la violence des colons et celle de l’Etat. «Le problème, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a pas de loi», nous a-t-il déclaré: «[Les colons] disent: “Nous sommes le gouvernement”, et la police est avec eux.» Il prévoit donc, désormais, de vendre son troupeau de moutons, car les colons s’emparent de plus en plus de terres sur lesquelles les Palestiniens faisaient paître leur bétail.
«L’année dernière, des colons sont entrés dans le village et ont attaqué ma parenté», a-t-il poursuivi. «Nous avons essayé de nous défendre en filmant, et j’ai été arrêté. Heureusement, le juge d’Ofer [tribunal militaire] m’a libéré et a demandé [ironiquement] au procureur si nous étions censés servir le café aux colons qui avaient envahi nos maisons.»
Des tactiques bien connues
Le jeudi 22 mai, la famille Malihaat a passé la journée à faire ses cartons. Les colons avaient érigé leur dernier avant-poste à l’intérieur d’une bergerie appartenant à Ahmad Malihaat, 58 ans, père de neuf enfants. Quelques heures après sa mise en place, a-t-il raconté, les colons «ont rapidement essayé de s’emparer de nos moutons, afin de pouvoir ensuite prétendre [aux autorités israéliennes] qu’ils leur appartenaient et les emmener».
C’était une tactique bien connue de la communauté: début mars, des dizaines de colons armés de fusils et de gourdins ont volé plus de 1000 moutons à la communauté pastorale de Ras Ein Al-‘Auja [dans la vallée du Jourdain]. Craignant que cela ne se reproduise, les habitants de Maghayer Al-Dir ont concentré leurs efforts initiaux sur l’évacuation du bétail du village dans les jours qui ont suivi la construction de l’avant-poste.
Malgré cela, la famille Malihaat a témoigné que mercredi soir, des colons ont réussi à leur voler un âne et dix sacs de nourriture pour animaux. Malihaat se souvient que les colons lui ont dit d’aller en Jordanie ou en Irak. «Ils veulent nous expulser, nous et les autres communautés bédouines, et s’emparer de nos terres par tous les moyens.»
Malgré l’ordre de l’administration civile du 18 mai de cesser leurs activités de construction, les colons ont agrandi l’avant-poste de Maghayer Al-Dir jour après jour, installant une grande tente et raccordant le site à l’eau courante d’un avant-poste voisin qu’ils avaient érigé peu avant le 8 octobre.
Alors qu’ils rassemblaient leurs biens et se préparaient à partir, Malihaat a déclaré qu’il n’avait pratiquement pas dormi ni mangé depuis la construction de l’avant-poste. Son régime alimentaire, a-t-il déclaré, se composait «principalement de cigarettes et d’eau». A ce moment-là, il avait presque prédit l’attaque imminente. «On ne sait pas ce que [les colons] vont faire. Peut-être qu’ils vont battre votre fils, puis appeler la police et vous arrêter, vous ou votre fils, et vous devrez payer une caution de 20 000 shekels [quelque 5000 euros].»
Malihaat ne sait pas encore où sa famille va s’installer. Il a indiqué qu’une fois qu’une communauté de bergers est déplacée, elle obtient parfois une autorisation temporaire pour s’installer sur des terres appartenant à d’autres communautés palestiniennes dans la zone B de la Cisjordanie [la dite Autorité palestinienne a théoriquement le contrôle administratif et le gouvernement d’Israël contrôle la «sécurité»]. Mais ce n’est pas une solution à long terme.
«Quand vos voisins sont gentils, tout va bien, mais eux [les colons], ils ne veulent pas la paix», a conclu Malihaat. «Ils veulent expulser, tuer et détruire nos maisons.»
En réponse à la requête de +972, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré que le nouvel avant-poste était situé sur des terres appartenant à l’Etat et n’empiétait pas sur la zone où réside la communauté. L’administration civile a également confirmé qu’un ordre d’arrêt des travaux avait été émis pour l’avant-poste, «en raison de la construction illégale d’éléments de construction dans la zone»! (Article publié sur le site +972 le 26 mai 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Oren Ziv est reporter du site israélien en hébreu Local Call – qui collabore avec le site +972. Il est le fondateur du collectif de photographes Activestills.
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