Gaza. Selon l’Unicef, après sept mois de guerre et toutes les cicatrices qui en découlent, 600 000 enfants palestiniens ne peuvent être «évacués» de Rafah 

Par Jeremy Scahill

Cette semaine, l’armée israélienne a fait entrer ses chars dans Rafah, dans la bande de Gaza. Elle a rapidement pris le contrôle de la partie palestinienne du poste-frontière avec l’Egypte. Cette prise de contrôle a coupé le seul corridor reliant les Palestiniens de Gaza à des terres non contrôlées par Israël. Dans un acte symbolique gratuit, un char israélien a détruit au bulldozer le monument «I love Gaza» qui accueillait les visiteurs lorsqu’ils traversaient le territoire depuis l’Egypte.

Cette attaque – et l’invasion totale de Rafah [qui s’effectue par petites étapes depuis le 8 mai] qu’Israël menace de lancer malgré les objections de la Maison Blanche – fait peser sur les civils palestiniens le poids d’un assaut sans répit. Israël a rapidement fermé le poste frontière de Rafah. Cette fermeture a pour effet d’interrompre l’acheminement de l’aide vers Gaza, qui se fait au compte-gouttes.

Les habitants de Gaza sont une fois de plus contraints de participer à un jeu télévisé dystopique où ils doivent s’efforcer de comprendre les cartes créées par les Israéliens, qui indiquent la zone quadrillée vers laquelle ils doivent se diriger pour éviter une mort certaine. Des images relayées sur les réseaux sociaux par le porte-parole en langue arabe de l’armée israélienne ont demandé aux civils de Rafah de retourner vers le centre de Gaza, à Khan Younès, un territoire laissé en ruines par les attaques aériennes et terrestres israéliennes.

Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (Unicef) demande [le 8 mai] au gouvernement israélien et à ceux qui le soutiennent de décréter un cessez-le-feu et de faire marche arrière dans leur projet d’invasion massive de Rafah.

«Il y a 600 000 enfants qui cherchent refuge à Rafah et beaucoup d’entre eux ont déjà été déplacés plusieurs fois», a déclaré à The Intercept Tess Ingram, de l’Unicef, qui est récemment revenue de Gaza. «Ils sont épuisés, traumatisés, malades, affamés et leur capacité à évacuer en toute sécurité est limitée.»

«La zone vers laquelle on leur demande d’évacuer n’est pas sûre. Elle ne l’est pas parce qu’il n’y a pas les services nécessaires pour répondre à leurs besoins fondamentaux: eau, toilettes, abris. Mais ce n’est pas sûr non plus parce que nous savons que cette zone a fait l’objet de frappes malgré le fait qu’elle soit une zone dite sûre. Nous sommes donc très préoccupés par l’impact d’une offensive terrestre sur l’une des zones les plus densément peuplées du monde.»

Avant le début de la guerre de terre brûlée menée par Israël contre Gaza, Rafah était une ville d’environ 250 000 habitants. En raison des Palestiniens qui fuient les attaques israéliennes, la population est actuellement estimée à 1,4 million d’habitants. [Etant donné les tirs d’artillerie et les bombardements, l’UNRWA annonce ce vendredi 10 mai qu’elle estime déjà à 110’000 le nombre de personnes contraintes de quitter Gaza. Selon Haaretz du 10 mai, «les chars israéliens se seraient emparés ce vendredi 10 de la route principale qui divise les parties est et ouest de Rafah, encerclant de fait toute la partie orientale de la ville». Cela s’inscrit dans l’objectif d’assaut terrestre.]

«La réalité des enfants qui vivent là-bas est bouleversante, franchement. Les gens vivent dans des conditions vraiment sordides», a déclaré Tess Ingram. «La zone est incroyablement surpeuplée. Partout où vous marchez, vous êtes presque épaule contre épaule avec une autre personne. Les abris de fortune s’étendent des bâtiments aux trottoirs et à la route. Les gens vivent là où ils peuvent trouver de la place, sous des bâches ou des couvertures. Et cela s’étend à perte de vue.»

Tess Ingram a indiqué que l’Unicef n’a pas été en mesure d’acheminer des fournitures ou du carburant dans la bande de Gaza depuis dimanche 5 mai.

«Nous sommes vraiment en train de gratter le fond du baril avec le carburant qu’il nous reste à Gaza. Nous n’avons pas été en mesure d’en faire entrer davantage. Or, ce carburant est l’élément vital des opérations d’aide humanitaire à Gaza. Sans lui cesseront d’exister des équipements importants comme les usines de dessalement, les hôpitaux, les distributions de nourriture et les camions.»

Le porte-parole du Département d’Etat, Matt Miller, a confirmé les propos de Tess Ingram en déclarant, lors d’un point de presse mercredi après-midi 8 mai, qu’aucun carburant n’était entré par le point de passage de Rafah ou par celui de Karem Shalom, malgré les pressions exercées par les Etats-Unis. Il a ajouté que les Etats-Unis avaient indiqué à Israël qu’en prenant le contrôle du point de passage, ils avaient désormais la responsabilité de l’ouvrir rapidement. Même si les camions d’aide recommencent à entrer dans la bande de Gaza, l’aide ne peut être distribuée sans carburant.

Israël ne recule pas

Ces conditions désastreuses sont apparues alors que les forces israéliennes continuaient à bombarder Rafah et à déplacer des forces dans les environs, à la fois pour s’emparer stratégiquement de territoires tels que le poste frontière et pour rassembler des troupes en vue d’une invasion de grande envergure.

Au cours des sept derniers mois d’attaques incessantes contre la population civile de la bande de Gaza, au cours desquels plus de 35 000 Palestiniens ont été tués, les responsables et porte-parole israéliens ont déclaré au monde qu’Israël n’avait pas l’intention d’occuper la bande de Gaza. La prise de Rafah rappelle avec force qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours d’un mensonge.

Même sans ses chars positionnés au point de passage, Israël exerce une autorité suprême sur ce qui entre dans le territoire assiégé.  Israël avait déjà mis en place des inspections de sécurité du côté égyptien, qui retardent l’acheminement de l’aide depuis l’année dernière [sans mentionner le blocage des voies d’accès par des manifestants israéliens encouragés par les Ben-Gvir]. La présence de chars aux portes de Gaza ne fait qu’affirmer la militarisation de cette zone frontière.

L’administration Biden a passé des semaines à faire passer dans les médias l’idée que Rafah représentait une ligne rouge pour elle. Pourtant, lorsque le président Joe Biden s’est entretenu avec le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou avant l’opération, un haut fonctionnaire israélien a déclaré: «Biden n’a pas tiré le [frein] à main à propos de l’occupation par des chars du point de passage de Rafah.»

La Maison Blanche a exprimé de légères inquiétudes quant à la mainmise sur la frontière après l’arrivée des chars, mais le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, l’amiral John Kirby, a défendu l’initiative israélienne, affirmant que l’administration avait reçu l’assurance des Israéliens qu’il ne s’agirait pas d’une «opération terrestre de grande envergure».

Bien que les Etats-Unis aient symboliquement retardé une livraison d’armes, les responsables états-uniens ont clairement indiqué qu’ils avaient l’intention de continuer à armer Israël. Israël a minimisé l’importance du retard dans la livraison d’armes et a déclaré que les alliés de longue date s’efforçaient de résoudre les problèmes à huis clos.

Certaines tensions en coulisses ont éclaté au grand jour cette semaine, lorsque Tali Gottlieb, membre du Likoud et de la Knesset, s’en est pris aux Etats-Unis, menaçant d’intensifier les crimes de guerre en réponse à la suspension des livraisons d’armes. «Les Etats-Unis menacent de ne pas nous donner de missiles précis. Ah oui?», a-t-elle déclaré. «Eh bien, j’ai une nouvelle pour les Etats-Unis. Nous avons des missiles imprécis. Je vais m’en servir. Je vais juste faire s’effondrer dix immeubles. Dix immeubles. C’est ce que je vais faire.»

Interrogé par The Intercept sur la menace de Tali Gottlieb, le porte-parole du Département d’Etat l’a dénoncée. «Ces commentaires sont absolument déplorables et les hauts responsables du gouvernement israélien devraient s’abstenir de les faire», a déclaré Matt Miller.

Biden est allé plus loin mercredi en déclarant à Erin Burnett de CNN que si Israël envahissait Rafah, les Etats-Unis interrompraient les livraisons d’obus d’artillerie, de bombes et d’autres armes offensives.

Le gouvernement israélien a offert un pot-pourri de justifications pour l’incursion à Rafah: vaincre quatre bataillons du Hamas, fermer les tunnels de contrebande, faire pression sur le Hamas pour qu’il signe un accord sur la libération des otages israéliens. Les familles des otages israéliens, pour leur part, ont organisé de grandes manifestations pour exiger de Netanyahou qu’il signe immédiatement un accord pour obtenir la libération des otages.

Un tel accord était sur la table lorsqu’Israël a pris le poste frontière de Rafah, mais les responsables israéliens ont redoublé d’ardeur pour conquérir Rafah, avec ou sans accord.

L’Unicef estime que les habitants de Rafah disposent d’environ 3 litres d’eau potable par jour, qu’ils doivent utiliser pour boire, cuisiner, nettoyer et se laver. L’agence indique qu’un minimum de 15 litres par personne et par jour est recommandé pour les populations en situation d’urgence. Il y a actuellement une toilette pour 850 personnes. La diarrhée est endémique, les femmes et les jeunes filles n’ont pas un accès régulier aux produits sanitaires et les couches pour bébés sont rares.

«Les gens ne peuvent pas attendre des heures pour utiliser les toilettes ou ne se sentent pas en sécurité. Ils doivent donc recourir à d’autres méthodes, comme la défécation à l’air libre», a déclaré Tess Ingram, la responsable de l’Unicef. «Quand on se promène à Rafah, on voit et on sent souvent des fuites d’eaux usées et on doit se frayer un chemin autour d’elles parce que les systèmes d’assainissement ne fonctionnent pas correctement et que les gens n’ont pas d’autres options.»

Si Israël étend ses opérations à Rafah, provoquant un exode massif de la population, les régions vers lesquelles on leur demande de fuir ne disposent même pas d’infrastructures fragiles et inadéquates [c’est le cas de la zone dite de sécurité d’Al-Mawasi, une plage].

«Il est difficile de concevoir qu’une situation déjà si mauvaise puisse s’aggraver, mais elle peut s’aggraver pour ces personnes si elles sont forcées d’évacuer vers une zone qui n’est pas sûre, qui n’a pas les services de base dont elles ont besoin pour survivre. Et Rafah manquait déjà de ces deux éléments», a déclaré Tess Ingram.

«Lorsqu’il s’agit d’enfants vulnérables qui ont survécu à sept mois de guerre et qui en portent les cicatrices, physiques ou psychologiques, leur capacité à se déplacer vers ce type de zones et à y survivre est affectée parce qu’ils sont épuisés et traumatisés, et qu’ils ont besoin d’un soutien plus important, pas d’un soutien encore réduit.» (Article publié par The Intercept le 8 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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