Débat. A propos de l’entretien avec Georges Corm publié dans «Contretemps»

Par Gilbert Achcar

Le 25 février dernier, le site Contretemps.eu publiait un entretien sur «les révoltes arabes», dont celle de Syrie en particulier, avec Georges Corm (1), ancien ministre des finances du gouvernement libanais (1998-2000) et ex-conseiller du gouverneur de la Banque centrale libanaise (1980-85). Quelques jours plus tard, le 3 mars, Gilbert Achcar, lui-même originaire du Liban, envoyait une critique de cet entretien à la rédaction du site, dont il est un contributeur régulier (2) après avoir été membre fondateur de la revue Contretemps. La publication de cette critique se heurta à l’opposition de membres de la rédaction, dont le «comité d’animation» du site a formellement communiqué à Gilbert Achcar, le lundi 19 avril, le refus de publier sa critique des propos de Georges Corm. La rédaction d’A l’Encontre considère que ce débat, étant donné ses enjeux dans la période présente, mérite d’être porté à la connaissance des lectrices et des lecteurs. (Réd. A l’Encontre)

(1) https://www.contretemps.eu/revoltes-arabes-histoire-monde-arabe-entretien-corm/

(2) https://www.contretemps.eu/author/gilbert-achcar/

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L’entretien avec Georges Corm sur «Les révoltes arabes de 2011 au fil de l’histoire», publié sur le site de Contretemps le 25 février dernier [1], ne manque pas de surprendre. Non pas du fait de ce que Corm dit : on ne pouvait s’attendre à mieux de la part d’un ancien ministre d’un gouvernement libanais politiquement situé dans le camp pro-Assad, qui expliquait encore récemment, dans un entretien publié par Orient XXI [2] que «pour rattraper son retard de développement, un pays a besoin d’un fort dirigisme et qu’une théorie des droits humains ne pourra rien apporter sur cette question. La Prusse, la Russie ou Singapour, qui sont des modèles d’industrialisation tardive sont là pour nous le rappeler. La démocratie est la fin du processus de développement, non pas son début…». En conformité avec cette vision des choses, Corm ajoutait: «L’urgence aujourd’hui est de rétablir l’unité de la Syrie et de faire cesser les ingérences étrangères, notamment turque, américaine et française, qui ont entraîné un chaos sans nom, mais que l’armée syrienne avec l’aide de la Russie (ainsi que celle de l’Iran) parvient en ce moment à faire régresser rapidement

Ce qui surprend, pour qui connaît le positionnement social et politique de Corm, c’est plutôt le fait que Contretemps ait jugé bon de publier un entretien avec lui. Quant à l’entretien lui-même, il est tout à fait à l’avenant de ce qui précède. Prenons la Syrie qu’on vient d’évoquer. Interrogé sur les différentes conséquences des soulèvements de 2011, Georges Corm commence sa réponse par ce propos : « En ce qui concerne la Syrie, j’aimerais rappeler la déclaration de l’ancien ministre des affaires étrangères françaises Laurent Fabius en 2012: «Al Nosra fait du bon boulot en Syrie ». Pendant au moins deux ans, de 2011 à 2013, par un tour de passe-passe discursif et idéologique étonnant, les mouvements jihadistes terroristes étaient devenus des mouvements de libération de la Syrie dans les grands médias occidentaux

Outre le fait de reproduire un canard cher à Marine Le Pen [3], connue pour son soutien à Bachar el-Assad [4], et de penser que le lectorat de Contretemps est ignorant de ce que «les grands médias occidentaux» ont pu dire sur la Syrie au point de croire qu’ils ont décrit «les mouvements jihadistes terroristes» comme «des mouvements de libération», cette entrée en matière relève de la démarche coutumière des apologistes des dictatures semblables au régime syrien, qui justifient leur position par un prétendu « anti-impérialisme » de ces dictatures. Plus loin cependant, Corm reproche au régime de Damas d’avoir «commis une erreur considérable dans les années 2000 en engageant le pays vers des politiques néolibérales» (notons toutefois qu’il ne s’agissait que d’une «erreur») et d’avoir adopté une «orientation néolibérale, pensant ainsi se rapprocher des puissances occidentales», sans s’apercevoir de la contradiction entre ces affirmations et celle qui les suit: «Lorsque les manifestations commencent en mars 2011, l’agitation occidentale en faveur d’un changement de régime en Syrie s’inscrivait dans le cadre de l’offensive impérialiste; il n’était aucunement question de soutenir les Syriens dans leur quête de justice sociale et d’une vie politique démocratique

Car enfin, si ladite «offensive impérialiste» ne visait pas à «soutenir les Syriens dans leur quête de justice sociale et d’une vie politique démocratique», que pouvait-elle bien viser à l’égard d’un régime engagé sur la voie du néolibéralisme et du rapprochement avec les puissances occidentales ? La même incohérence a caractérisé les supporters du régime de Kadhafi en Libye quand ils expliquaient que l’intervention occidentale en soutien (apparent) aux insurgés de 2011 était due à « l’anti-impérialisme » d’un régime qui n’avait pourtant cessé, depuis 2003, de donner des gages de bonne conduite aux gouvernements occidentaux, y compris en collaborant avec eux dans les aspects les plus sordides de la «guerre contre le terrorisme» [5] et de la «lutte contre l’immigration clandestine» [6]. Certes, admet encore Corm, comme le régime syrien, «le régime libyen était lui aussi autoritaire, voire dictatorial, d’où la colère populaire, mais la redistribution des revenus issus de l’exploitation du pétrole permettait un niveau de vie digne aux Libyens, ainsi qu’aux Égyptiens et aux Tunisiens qui travaillaient en Libye». Faute de place, on ne décrira pas ici les inégalités sociales et régionales qui étaient à l’origine de la colère populaire libyenne en sus des pratiques tyranniques du régime, ni la condition des migrants en Libye sous Kadhafi [7]. Il suffira d’observer qu’à l’aune du critère invoqué par Corm – l’élévation du niveau de vie des autochtones grâce à la redistribution (d’une part) des revenus des hydrocarbures – les monarchies pétrolières du Golfe pourraient être décrites comme des parangons de justice sociale.

L’entretien de Georges Corm pose d’autres problèmes majeurs. En réponse à la question : «Alors que cette vague de protestations semblait rassembler les sociétés arabes dans une unité de destin, comment la dynamique de la fragmentation a-t-elle (une fois encore) pris le dessus? », et bien qu’ayant commencé l’entretien par se plaindre de « la permanence en Occident d’une vision essentialisante du monde arabe, et ce malgré l’existence de courants universitaires postcoloniaux ou postmodernes» (sic), Corm répond par une envolée relevant de « l’orientalisme » le plus cru, au sens saïdien du terme: «La dynamique de la fragmentation fait partie de tout groupement humain, mais en tant que thématique elle est particulièrement présente dans la culture arabe, avec le terme de «fitna» qui se traduit en français par désordre et antagonisme à la fois. L’histoire des Arabes est rythmée par cette dialectique constante entre l’appel à l’unité et l’appel à la dissidence; dialectique qui a commencé très tôt ainsi que le montre Hichem Djaït dans son livre La grande discorde.» Ainsi, selon Corm, les conflits politiques en cours dans la région sont le produit naturel d’une «culture arabe» qui remonte au premier siècle de l’Islam et au schisme originel entre sunnisme et chiisme. Cette explication est du même tonneau que celle que servent tous les jours «les grands médias occidentaux».

Mais Corm nous rassure. Cet atavisme culturel dont pâtit la région a un antidote qu’il soutient avec nostalgie dans son entretien: «le panarabisme». Bien que moribond, ce panarabisme est fortement enraciné: «Comprenez qu’il y a en tout cas un lien indestructible entre les Arabes: leur langue. Vous avez beau fragmenter, appuyer les clivages communautaires ou religieux, il reste qu’une langue rassemble ces peuples. La langue arabe est le réservoir de la culture collective […]. Les intellectuels arabes se connaissent tous, de l’Irak au Maroc en passant par le Liban; ils se lisent et discutent leurs travaux.» Ce qui semble sûr cependant, c’est que Corm, lui, lit très sélectivement les productions intellectuelles en provenance du Maghreb, ou même d’Irak et de Syrie, pays voisins du sien. Il aurait pu, sinon, se rendre compte du fait que les Amazighs d’Algérie et du Maroc ne se reconnaissent pas dans une identité arabe censée permettre de surmonter «les clivages communautaires ou religieux», et qu’il en va de même, bien sûr, pour les populations kurdes d’Irak et de Syrie, terriblement opprimées par les régimes baathistes dont Corm fait l’apologie. Comme l’ont bien montré les soulèvements de 2019 en Irak et au Liban, deux pays marqués par des antagonismes confessionnels, le rejet commun de la misère sociale et des dirigeants corrompus et l’aspiration commune à une véritable démocratie sont seuls capables de rassembler les peuples à l’encontre des «clivages communautaires ou religieux».

Notes

[1] https://www.contretemps.eu/revoltes-arabes-histoire-monde-arabe-entretien-corm/

[2] https://orientxxi.info/magazine/georges-corm-itineraire-d-un-intellectuel-libanais,3287

[3] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/03/21/laurent-fabius-et-le-bon-boulot-du-front-al-nosra-en-syrie-histoire-d-une-citation-devoyee_5098486_4355770.html

[4] https://www.reuters.com/article/france-syrie-lepen-idFRKBN15Z1AF

[5] https://abcnews.go.com/International/story?id=1965753

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/13/assez-de-collusions-avec-le-regime-de-kadhafi_1507009_3232.html

[7] https://journals.openedition.org/anneemaghreb/307 et https://www.hrw.org/fr/news/2006/09/12/libye-les-migrants-sont-maltraites-leurope-ferme-les-yeux

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