Turquie. Erdogan et le taux de chômage: la moitié des chômeurs hors de la statistique… officielle

Par Mustafa Sonmez

L’Institut turc de la statistique, une agence gérée par le gouvernement, a finalement élargi la portée de ses données sur le chômage, admettant implicitement que les taux officiels camouflent jusqu’à 60% du chômage réel dans le pays.

La controverse sur la crédibilité des taux de chômage s’est enflammée pendant la pandémie du Covid-19, qui est venue s’ajouter aux turbulences économiques qui frappaient la Turquie depuis une crise monétaire en 2018. Le chômage était visiblement en hausse, mais les taux officiels indiquaient des diminutions du nombre de sans-emploi. L’institut statistique a longtemps partagé des données limitées avec le public, basées sur une définition étroite du chômage. Mais ces chiffres ont atteint des niveaux absurdes lorsqu’ils ont indiqué des baisses à la fois de l’emploi et du chômage pendant la pandémie. Des économistes indépendants ainsi que des organisations telles que le syndicat DISK ont commencé à contester bruyamment les taux officiels alors que le président Recep Tayyip Erdogan se vantait de réduire le chômage.

Dans un effort apparent pour éviter de porter davantage atteinte à sa crédibilité, l’institut statistique a finalement publié ce qu’il a appelé des «indicateurs supplémentaires» le 10 mars, en invoquant ses efforts pour se conformer aux normes statistiques de l’Union européenne et de l’Organisation internationale du travail des Nations unies, qui visent à mieux surveiller le marché du travail.

Le nouvel ensemble de données, qui contient les statistiques du travail du pays pour le mois de janvier, révèle un écart d’environ 17 points de pourcentage entre le taux de chômage officiel et celui basé sur une définition plus large et plus réaliste du chômage, qui s’élève à plus de 30%.

Il s’agit du premier ensemble de données qui a tenu compte des recommandations de l’Organisation internationale du travail (OIT) et proposé des statistiques alternatives basées sur un nouveau questionnaire dans les enquêtes au moyen desquelles l’agence mesure le taux de chômage. Lors d’une conférence internationale en 2013, l’organisation avait examiné un certain nombre de méthodes statistiques et recommandé à divers pays de produire des statistiques alternatives sur le chômage, les statistiques existantes étant jugées inadéquates pour évaluer le marché du travail.

La définition étroite du chômage, qui reste en place comme base du taux de chômage officiel en Turquie, se limite aux personnes sans emploi en âge de travailler qui ont activement cherché un emploi par au moins un «canal» au cours des quatre semaines précédentes et qui sont disponibles pour commencer à travailler dans deux semaines. Cette définition a donné une image déformée de la situation du chômage, en particulier pendant la pandémie. En effet, de nombreux chômeurs et chômeuses ont cessé de chercher un emploi par désespoir ou parce qu’ils ne voulaient pas sortir en raison du confinement ou de problèmes de santé. En août, par exemple, le nombre de ceux qui n’étaient pas comptabilisés officiellement comme chômeurs parce qu’ils ne cherchaient pas activement un emploi s’élevait à environ 4,1 millions, soit le même nombre que ceux que l’Institut de statistique comptait officiellement comme chômeurs. Leur nombre a dépassé celui des chômeurs «officiels» de 236 000 en septembre et de près d’un million en novembre 2020.

Selon l’Organisation internationale du travail, une mesure réaliste du chômage devrait également prendre en compte les personnes sous-employées, c’est-à-dire celles qui travaillent moins de 40 heures par semaine mais qui sont disposées et disponibles pour travailler davantage. Cette catégorie comptait près de 1,5 million personnes parmi les 27 millions de personnes recensées comme employées en Turquie fin 2020, contre environ 600 000 au début de l’année.

Si l’on additionne ces trois catégories, l’armée des chômeurs turcs s’élevait à 10,2 millions en novembre 2020, alors que le nombre officiel se situait à hauteur d’environ 4 millions. Le taux de chômage officiel oscillait autour de 13%, alors que le calcul plus large le situe à près de 29%. Avec une telle différence, le taux officiel résonne comme un camouflage ou un moyen de priver le public de la vérité.

Selon le nouvel ensemble de données, publié le 10 mars 2021, le taux de chômage de la Turquie (non corrigé des variations saisonnières) s’élevait à 13,4 % en janvier, et le nombre de chômeurs et chômeuses à environ 3,8 millions. Cependant, dans la rubrique plus large qui prend en compte les personnes prêtes à travailler mais qui n’ont pas cherché activement un emploi par désespoir ou pour d’autres raisons, ou qui sont sous-employées, le taux – appelé «sous-utilisation de la main-d’œuvre» – est de 30,2 % (non corrigé des variations saisonnières). Il est encore plus élevé chez les femmes, dépassant 37%.

Ces données permettent de calculer que le nombre réel de chômeurs et chômeuses dans le pays est d’environ 10,7 millions, soit près de 7 millions de plus que le taux officiel basé sur la définition étroite du chômage. En d’autres termes, le taux officiel ne reflète que 40 % du chômage réel.

Eurostat – l’office statistique de l’Union européenne – publie pourtant depuis 2018 des taux de chômage pour la Turquie, basés sur la définition large. Le taux s’est établi à 15,3 % au premier trimestre 2018 avant de grimper jusqu’à 24,4% au troisième trimestre 2020. (Article publié le 17 mars 2021 sur le site Al-Monitor; traduction rédaction A l’Encontre)

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