Myanmar- Birmanie. La campagne de «sanction sociale» visant l’élite militaire

Par Sithu Aung Myint

Le 17 mars représentera le jour où la junte au pouvoir a éliminé l’ensemble des journaux papier indépendants. A cela s’ajoutent les arrestations de nombreux journalistes depuis fin février: 39 journalistes ont été arrêtés entre le 1er février et le 15 mars. Parmi eux, dix ont été accusés d’avoir transgressé l’article 505A du Code pénal; un article modifié le 14 février 2021 dans le but de punir toute affirmation ayant trait au caractère illégitime du coup de force du 1er février, ainsi que toute dénonciation du gouvernement. Les peines de prison prévues peuvent s’élever à 3 ans. Parmi les journalistes incarcérés, cinq le sont sans que les accusations soient précisées. Une partie d’entre eux sont retenus dans la prison de Insein (située à Yangon); pour d’autres, le lieu de détention n’est pas connu. La presse numérique reste la seule voie d’information indépendante.

La police et l’armée visent des manifestants avec l’intention de les tuer et de susciter la terreur. Ainsi à Kalay, ville située dans la région de Sagaing dans l’ouest de la Birmanie, le mercredi 17 mars, la police et l’armée ont tué cinq jeunes manifestants et se sont «emparés» de cinq blessés sans donner aucune indication sur leur situation et le lieu où ils se trouvent. Pour l’heure, cette politique de terreur n’a pas réussi à interrompre les manifestations. La junte accroît ses pressions contre les banques privées afin de les contraindre à rouvrir leurs services: un nombre important d’employés ayant adhéré au Mouvement de désobéissance civile (CDM).

Le procès pour «corruption», outre les autres chefs d’accusation, contre les dirigeants de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) a été de nouveau repoussé au 24 mars. La junte n’a autorisé que deux avocats pour assister Aung San Suu Kyi, ignorant d’autres requêtes. (Réd. A l’Encontre)

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Le mouvement de désobéissance civile du Myanmar contre le régime militaire a pris de nombreuses formes, notamment une grève des fonctionnaires, des manifestations de masse dans les rues et un boycott des entreprises liées à l’armée (Tatmadaw). Mais ces dernières semaines, un nouveau front s’est ouvert dans la lutte: une campagne de «sanction sociale» contre les familles des hauts responsables du régime.

Des personnes ont utilisé les médias sociaux pour identifier les proches des généraux militaires, en annonçant où ils vivent, ce qu’ils font comme travail, et quelles universités étrangères leurs enfants fréquentent. Ils invitent ensuite les gens à les ostraciser, à leur faire honte et à boycotter leurs entreprises.

Parmi les personnes visées jusqu’à présent figurent Ma Khin Thiri Thet Mon, fille du chef de la Tatmadaw, le généralissime Min Aung Hlaing, et fondatrice de la société 7th Sense Creation, productrice de films à gros budget, ainsi que la belle-fille du généralissime, Ma Myo Yadana Htike, fondatrice du producteur de feuilletons télévisés et de concours de beauté Stellar Seven Entertainment.

Depuis la prise de pouvoir par les militaires, certaines des stars du cinéma et de la musique qui avaient été engagées par ces sociétés et d’autres entreprises médiatiques liées aux militaires ont déclaré qu’elles ne travailleraient plus pour elles.

Les activistes ont également pris pour cible les enfants de généraux qui fréquentent des écoles et des universités à l’étranger, exhortant les expatriés du Myanmar et les habitants de ces pays à ostraciser ces étudiants.

Ma Nan Lin Lae Oo, étudiante à l’université japonaise de Toyo [à Tokyo], est la fille du général Kyaw Swar Oo. Les activistes le tiennent pour responsable des tirs mortels contre des manifestants pacifiques à Mandalay, dont Ma Kyal Sin, 19 ans, qui est devenue «la martyre pro-démocratie» la plus célèbre du Myanmar depuis sa mort le 3 mars. Ils ont demandé en ligne à l’université de retirer la bourse de Nan Lin Lae Oo et au gouvernement japonais d’annuler son visa.

Ces efforts de sanction sociale ont été importants, incitant certaines personnes ciblées à fermer leur compte Facebook et à faire profil bas. Ils ont conduit d’autres célébrités liées à l’armée à condamner bruyamment le coup d’État, soit par conviction, soit par désir de protéger leur notoriété et de conserver leurs adeptes. L’actrice et blogueuse beauté Nay Chi Oo, qui est la fille de l’ancien officier de la Tatmadaw et homme d’affaires U Myo Myint Sein, a publiquement soutenu le Civil Disobedience Movement (CDM) et lui a donné de l’argent. Début février, elle a écrit un message sur Facebook pour présenter ses excuses à son père et l’implorer de comprendre sa position.

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Dans des circonstances ordinaires, les tactiques de la campagne s’apparenteraient probablement à du cyberharcèlement, ou du moins à des violations flagrantes de la vie privée. Mais nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires, et si l’éthique de la campagne est sujette à débat, elle doit être comprise dans le contexte de la longue et sombre histoire du régime militaire au Myanmar. Pour certains anciens prisonniers politiques et militants de longue date en faveur de la démocratie, qui ont subi leurs propres formes de sanction sociale sous la précédente junte, la campagne est une forme de vindicte.

Ces dissidents n’ont pas seulement été emprisonnés pendant des années et torturés; après leur libération, eux-mêmes et leurs familles ont été délibérément marginalisés, de sorte qu’ils étaient souvent incapables de se réintégrer dans la société ou de progresser. Les membres de leur famille travaillant dans la fonction publique ont été licenciés ou privés de toute possibilité de promotion. Ils se voyaient également refuser un passeport, ce qui les empêchait de fuir à l’étranger, et les services de renseignement militaires faisaient pression sur les directeurs d’école pour qu’ils n’acceptent pas leurs enfants. Les enseignants étaient également incités à discriminer ces enfants, et leurs camarades de classe étaient avertis de ne pas interagir avec eux. Cet ostracisme a persisté pendant des décennies.

Pendant ce temps, les généraux et leur entourage, enrichis par diverses formes de corruption, ont pu envoyer leurs enfants dans des écoles et des universités d’élite à l’étranger. Lorsque ces enfants sont rentrés chez eux, ils ont souvent utilisé les relations de leurs parents et les richesses qu’ils avaient pillées pour créer de grandes entreprises au Myanmar.

En revanche, les enfants de la plupart des citoyens du Myanmar n’ont pas accès à une éducation appropriée ou à des opportunités économiques, et finissent souvent par travailler pour des entreprises appartenant aux généraux et à leurs alliés. Ils se sentent asservis à une classe dirigeante composée de familles de militaires.

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Aujourd’hui, la population du Myanmar se défend par le boycott des produits des firmes contrôlées par les militaires, par les actes de désobéissance civile et par la campagne de sanctions sociales. Les bouddhistes du Myanmar considèrent la honte publique comme un châtiment karmique [ayant un rapport avec le karma dans le bouddhisme au Myanmar] pour les mauvaises actions des généraux.

Dans une société juste, aucun enfant ne devrait avoir à payer pour les péchés de ses parents, mais cette campagne est le produit naturel de décennies d’injustice et de ressentiment. Cet héritage néfaste ne pourra être surmonté que si la dictature militaire prend fin et que la démocratie et les droits de l’homme peuvent s’épanouir au Myanmar. (Article publié sur le site Frontier Myanmar, le 18 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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