Par Frontier Fridays
Cette semaine (du 29 juillet au 5 août) le régime militaire s’est reconfiguré en un nouveau «gouvernement provisoire» avec le généralissime Min Aung Hlaing comme premier ministre; l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est a enfin nommé un envoyé spécial pour s’occuper de la «crise au Myanmar»; le Covid-19 continue de dévaster le pays. (Réd. de Frontier Fridays)
La transformation de la dictature militaire
A l’occasion de l’anniversaire des six mois du coup d’Etat, la junte a annoncé la formation d’un gouvernement intérimaire (traduit par «gouvernement provisoire» dans les médias d’Etat anglais), ainsi qu’un remaniement ministériel mineur. Le commandant en chef Min Aung Hlaing a finalement pris le titre de leader politique officiel du pays, en se nommant premier ministre.
Cette décision a immédiatement suscité des comparaisons avec deux autres régimes militaires – un contemporain et un prédécesseur. Le contemporain est Prayut Chan-o-cha en Thaïlande, qui est devenu Premier ministre d’un gouvernement intérimaire après le coup d’Etat de 2014, avant de remporter les élections de 2019, qui ont été lourdement truquées à son avantage. Si Min Aung Hlaing tient sa promesse d’organiser des élections à l’avenir, on peut s’attendre à ce qu’il fasse également pencher la balance en sa faveur au point de garantir sa victoire. Min Aung Hlaing semble également imiter la transition de Prayut du statut de général militaire à celui de dictateur quasi civil – nous avons remarqué qu’il a troqué son uniforme de soldat pour des vêtements civils lors de certains de ses récents discours.
L’autre parallèle est celui du premier dictateur militaire du Myanmar, Ne Win, qui a été premier ministre d’un gouvernement intérimaire de 1958 à 1960, avant de céder le pouvoir après les élections de 1960 pour reprendre le contrôle du pays lors du coup d’Etat de 1962 et le diriger jusqu’en 1988. Si les médias d’Etat anglophones ont utilisé l’expression «gouvernement provisoire», le terme birman est le même que celui utilisé précédemment pour décrire le «gouvernement intérimaire» de Ne Win.
Le commandant en chef adjoint Soe Win, qui était également vice-président du Conseil d’administration de l’Etat, a été nommé vice-premier ministre du gouvernement intérimaire. Les conseils d’administration d’Etat et régionaux ont également été transformés en gouvernements d’Etat et régionaux. S’adressant au média local Voice of Myanmar, basé à Mandalay, le porte-parole de la junte, le major-général Zaw Min Tun, a déclaré que le «SAC restera» (State Administration Council), mais que le «comité de gestion» du SAC a «pris des positions gouvernementales».
Les présidents des Conseils d’administration des Etats et des régions resteront les ministres en chef du nouveau régime, à quelques exceptions près. Une annonce publiée dans les médias d’Etat informe que les démissions des présidents des Conseils d’administration régionaux des régions de Sagaing, Tanintharyi et Ayeyarwady ont été acceptées. Les ministres d’Etat et régionaux chargés des affaires frontalières et de la sécurité continueront d’être nommés par l’armée, tandis que les chefs de la police feront office de ministres locaux des Transports.
Min Aung Hlaing a également prononcé un discours extrêmement long, peu avant l’annonce, dans lequel il a abordé divers sujets, notamment les élections promises. «Nous accomplirons les dispositions de l’état d’urgence d’ici août 2023», a-t-il déclaré, réitérant sa promesse d’organiser des élections démocratiques et multipartites, ce que très peu de gens croient.
Il a répété ses prises de position classiques sur les fraudes présumées lors des dernières élections et a critiqué les terroristes et les extrémistes de la LND (Ligue nationale pour la démocratie), mais est allé, cette fois-ci, un peu plus loin dans son nationalisme bouddhiste. Il a déclaré que la LND essayait de désintégrer la Tatmadaw (forces armées) et qu’elle «détruisait intentionnellement la culture, les traditions et l’histoire depuis le tout début de tous les peuples nationaux du Myanmar». Min Aung Hlaing a également affirmé que les bouddhistes fervents étaient «découragés» par l’administration de la LND. Comme il l’a fait remarquer, la plupart des habitants du Myanmar sont bouddhistes. Or, la LND a remporté les élections à une écrasante majorité, il semble donc assez évident que la plupart des bouddhistes étaient favorables au gouvernement de la LND.
L’ASEAN nomme (enfin) un envoyé spécial
Comme l’avaient prédit les médias, l’ASEAN a finalement nommé un envoyé spécial chargé de résoudre la «crise au Myanmar». Le second ministre des Affaires étrangères du Brunei, Erywan Yusof, a été accepté par la junte militaire. Sa nomination intervient plus de trois mois après que le bloc régional s’est réuni à Jakarta et a convenu d’un plan en cinq points pour résoudre la crise. Il y a encore des raisons d’être pessimiste, à la fois en raison de l’approche douce d’Erywan vis-à-vis de la junte jusqu’à présent, et en raison de la tendance du généralissime Min Aung Hlaing à refuser d’honorer tout accord qui ne lui plaît plus.
Selon The Irrawaddy, Erywan Yusof est apparu comme un choix de compromis entre la préférence de la junte pour le candidat thaïlandais et le choix de l’Indonésie. Un autre compromis proposait une équipe de conseillers pour Erywan, comprenant le candidat thaïlandais, le candidat indonésien, le candidat malaisien et un diplomate cambodgien de haut rang. Le communiqué conjoint d’hier ne permet pas de savoir si l’ASEAN donne suite à cette proposition.
Le communiqué conjoint publié par les 10 membres était finalement assez modéré dans son langage. Par exemple, le communiqué ne demande pas la libération des prisonniers politiques, mais signale simplement qu’ils ont «entendu des appels à la libération de prisonniers politiques». Les prisonniers étrangers sont spécifiquement mentionnés, mais pas les dirigeants politiques comme Aung San Suu Kyi et Win Myint. La déclaration précise qu’Erywan Yusof aura «un accès complet à toutes les parties concernées», ce qui inclut vraisemblablement Aung San Suu Kyi. Le ministre des Affaires étrangères de la junte, Wunna Maung Lwin, aurait opposé son veto aux clauses faisant spécifiquement référence aux deux dirigeants civils et mentionnant la condamnation du coup d’Etat par l’Assemblée générale des Nations unies [des informations circulent sur le danger encouru par le représentant du Myanmar à l’ONU. Il a refusé de reconnaître la junte et de quitter son poste. La justice américaine a annoncé, vendredi 6 août, avoir inculpé deux ressortissants birmans pour leur projet d’attaque contre Kyaw Moe Tun. Réd.] . Comme d’autres l’ont souligné, il est assez ridicule que l’organe qui est au premier rang de deux qui ont provoqué la crise ait son mot à dire dans la réponse à y donner, sans parler du droit de veto sur les déclarations ou la nomination de l’envoyé chargé de la résoudre.
Le plus problématique, c’est qu’en donnant à la junte un droit de veto, on la reconnaît implicitement comme l’organe directeur légal d’un Etat membre de l’ASEAN, ce qu’elle n’est pas. Après la réunion, l’Indonésie a insisté sur le fait que le communiqué conjoint ne reconnaissait pas la légitimité de la junte. Le préambule a été dépouillé de sa ligne d’ouverture habituelle: «Nous, les ministres des Affaires étrangères de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.»
De l’autre côté de la lutte pour la légitimité, la secrétaire d’Etat adjointe des Etats-Unis, Wendy Sherman, a rencontré officiellement le ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’unité nationale, Zin Mar Aung, mercredi 4 août, ce qui constitue le premier contact officiel entre le gouvernement des Etats-Unis et le gouvernement parallèle. Il ne fait aucun doute que les deux «institutions» étaient déjà en communication auparavant, mais les réunions officielles ont leurs propres implications en termes de légitimité. La déclaration du département d’Etat était toutefois prudente, évitant de conférer à Zin Mar Aung le titre de «ministre des Affaires étrangères». Il a indiqué que les deux hommes ont discuté des efforts visant à ramener le Myanmar à la démocratie et de la réponse au Covid-19, y compris l’aide humanitaire.
La campagne de vaccination bat de l’aile
Le ministère de la Santé de la junte a annoncé 29 917 nouveaux cas de Covid-19 cette semaine, et 2436 décès supplémentaires; ce qui porte le nombre officiel de décès à 10 988, bien que le nombre réel soit très certainement beaucoup plus élevé. Les taux de positivité ont quelque peu baissé cette semaine – il y a eu deux jours où ils sont passés sous la barre des 30%, les taux les plus bas depuis le 10 juillet. Mais les taux restent élevés et préoccupants.
Le régime militaire a commencé à se concentrer sur sa campagne de vaccination. Le généralissime Min Aung Hlaing a déclaré que le Myanmar visait à vacciner quelque 5 millions de personnes par mois, soit 50% de la population, ce qui nécessiterait un accroissement massif du programme de vaccination (et de l’approvisionnement en vaccins) par rapport à ce que nous avons connu ces six derniers mois.
Le journal contrôlé par le pouvoir, Global New Light of Myanmar, a publié une ventilation des vaccinations dans les différents Etats et régions, censées avoir été effectuées les 2 et 3 août. Il affirmait qu’un total de plus de 78 000 doses avaient été administrées. Il n’est pas certain qu’il s’agisse d’une liste exhaustive, car elle ne comprend pas de vaccinations à Yangon, par exemple.
Les médias d’Etat ont également accusé des «extrémistes» de cibler les sites de vaccination, affirmant qu’une bombe a explosé pendant l’administration des vaccins dans le district de Pekon, dans le sud de l’Etat Shan, où des groupes armés karenni ont récemment affronté la Tatmadaw. L’article affirme que deux policiers ont été tués et un autre blessé, tandis qu’un volontaire et une personne vaccinée ont également été blessés dans l’explosion. Toutefois, un obstacle plus important pourrait être l’hésitation à se faire vacciner par une population qui se méfie à la fois du gouvernement militaire et des deux principaux fournisseurs de vaccins – la Chine et la Russie – qui sont toutes deux devenues des alliés politiques de la nouvelle junte.
Et si les cas diminuent légèrement, le système de santé reste complètement débordé, comme en témoigne la pénurie généralisée d’oxygène dans l’Etat de Rakhine, où les autorités se démènent pour construire de nouvelles usines d’oxygène à Sittwe et Kyaukphyu avec l’aide de la Chine et de l’Inde. Toutefois, même un plus grand nombre d’usines de production ne résoudra pas le problème, car deux usines récemment construites dans les communes de Mrauk-U et de Thandwe ont été mises hors-service en raison de coupures de courant et d’inondations.
A Rakhine, attaque contre les Rohingyas
Jeudi dernier, le Rohingya Post a rapporté qu’un village rohingya du district de Minbya était «assiégé» par des centaines de membres de l’Armée d’Arakan (AA-aile armée de l’United Leage of Arakan) et d’autres civils de l’ethnie Rakhine. Selon l’article, l’AA est arrivée le 24 juillet, a occupé une mosquée dans la ville, a torturé certains villageois rohingyas, a exigé des paiements et des «dons» de nourriture, et a détenu des membres de la famille de 12 personnes figurant sur une liste de personnes recherchées.
Apparemment en réponse à ce rapport, le commandant de l’AA, le général Twan Mrat Naing, a tweeté une mise en garde contre la «désinformation», tout en faisant des commentaires troublants qui pourraient être interprétés comme des formules racistes. «Nous avons encouragé la diversité ethnique et la tolérance religieuse, mais nous ne pouvons pas nous permettre de fournir un refuge et un terrain fertile aux terroristes et aux gangs criminels», a-t-il déclaré.
Il est quelque peu ironique de voir l’AA accuser quelqu’un d’autre de terrorisme, étant donné que le gouvernement du Myanmar avait précédemment déclaré le groupe armé comme une organisation terroriste, une étiquette qu’il a rejetée bien qu’il utilise des tactiques qui pourraient être décrites comme terroristes, telles que l’assassinat de responsables gouvernementaux et l’enlèvement de politiciens et même de simples travailleurs. «Sachez que vous êtes sur le point de transformer votre meilleur ami en ennemi en utilisant votre meilleur outil, la désinformation», a-t-il averti de manière inquiétante.
Les commentaires sont également inquiétants car il ne nie pas catégoriquement qu’un affrontement a eu lieu, mais semble plutôt essayer de justifier les actions de l’AA en accusant les «terroristes» rohingyas.
La Burma Campaign UK (BCUK) a fourni une clarification le lendemain, indiquant que les soldats de l’AA ont battu en retraite lundi après-midi 2 juillet et libéré la plupart des détenus, mais ont «enlevé» deux villageois. La Burma Campaign a également indiqué que les personnes libérées avaient été contraintes de signer des documents et avaient été filmées, affirmant qu’aucune violation des droits de l’homme n’avait été commise, alors qu’elles auraient été contraintes de payer une «taxe» aux soldats sous forme de bétail, de nourriture et d’argent. «Nous demandons à l’armée arakanaise de libérer immédiatement les deux villageois et de s’engager à mettre fin à tous les enlèvements et prises d’otages de civils», a déclaré la BCUK dans son communiqué. Le commandant de l’AA, le général Twan Mrat Naing, a une fois de plus semblé répondre aux accusations sans y faire directement référence, en tweetant sur le «sensationnalisme et la politisation» des militants des droits de l’homme. Comme son dernier tweet, ces commentaires semblent reprendre les points de discussion de la Tatmadaw. Twan Mrat Naing a ensuite accusé sa cible anonyme de «valider de manière fallacieuse les gangs criminels sur notre sol et de semer les graines d’une nouvelle division». Parler de la propriété du sol de cette manière fait définitivement sonner l’alarme ethnonationaliste.
Enfin, Twan Mrat Naing a une fois de plus imité ses ennemis du gouvernement Bamar, en tweetant une vidéo censée montrer des garçons rohingyas jouant au football avec des soldats AA, comme preuve apparente qu’il n’y a pas de problèmes dans le village. Aung San Suu Kyi a tristement fait référence à un match de football entre les ethnies Rakhine et Rohingya lors de sa défense contre les allégations de génocide devant la Cour internationale de justice.
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Par ailleurs, la Banque centrale du Myanmar a introduit de nouvelles restrictions à l’égard des étrangers travaillant dans le secteur financier. De nouveaux cadavres ont été découverts dans le district de Kani, à Sagaing, ce qui porte à au moins 40 le nombre total de victimes de multiples massacres présumés. Les affrontements entre la Tatmadaw et une coalition de groupes armés karens ont repris dans l’Etat de Kayah. Les Etats-Unis auraient renforcé la sécurité personnelle du représentant de l’ONU Kyaw Moe Tun après que sa sécurité a été menacée. (Lettre d’information publiée par Frontier le 6 août 2021; traduction rédaction d’A l’Encontre)
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