Par Ricardo Sáenz de Tejada
Le 29 juillet 2021, des dizaines de milliers de Guatémaltèques se sont mobilisées au moins dans 100 localités du pays. L’éventail des actions de protestation comprenait des barrages routiers temporaires, des marches, des rassemblements de personnes sur les places et dans les parcs, des peintures murales, ainsi que des prises de position d’individus et d’organisations sur les réseaux sociaux [Voir sur le contexte l’article publié sur ce site en date du 1er août 2021.]
Contrairement aux protestations citoyennes de 2015, qui ont débuté dans la ville de Guatemala et se sont étendues au reste du pays, à cette occasion, l’appel initial et le leadership ont été assurés par les autorités historiques amérindiennes. Le conseil d’administration des 48 cantons de Totonicapán, la mairie indigène de Sololá et le Parlement Xinca [situé sud-est du Guatemala, près du El Salvador; c’est une langue non-maya] ont lancé les premiers appels à la protestation.
L’appel a été rapidement appuyé et soutenu par la majorité des autorités amérindiennes, des organisations paysannes, étudiantes, de femmes, des courants féministes et de diversité sexuelle, des entités religieuses – dont certains diocèses de l’Eglise catholique –, une trentaine d’entreprises privées, quelques centres de recherche et des citoyens sans aucune affiliation. Trois partis politiques du camp progressiste – Movimiento Semilla, Movimiento político Winaq et Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca-MAIZ – se sont joints à la manifestation. Il s’agissait d’une mobilisation nationale où, outre l’appel des autorités indigènes, la spontanéité, la diversité et le pluralisme ont prévalu. Elle a donc été appelée «grève plurinationale», dont la revendication centrale était la démission de la procureure générale Consuelo Porras et du président de la République, Alejandro Giammattei [entré en fonction en janvier 2020].
Quelques jours avant les manifestations, le Procureur spécial contre l’impunité (FECI- Fiscalía Especial contra la Impunidad), Francisco Sandoval, avait été illégalement démis de ses fonctions par la procureure Consuelo Porras, une fonctionnaire nommée par l’ancien président Jimmy Morales (2016-2020). Par divers moyens, elle a tenté de bloquer les enquêtes sur les affaires de corruption. Avec le renvoi de Francisco Sandoval, la coalition au pouvoir a fait le dernier pas vers la reprise du contrôle des institutions publiques et la restauration du régime d’impunité.
La mobilisation des peuples indigènes et du reste des citoyens comme des citoyennes a été une première riposte face au licenciement de Francisco Sandoval. Le samedi 31 juillet, les protestations se sont poursuivies et plusieurs actions en justice ont été intentées pour rétablir dans ses fonctions l’ancien Procureur spécial et poursuivre Consuelo Porras. Le licenciement de Francisco Sandoval et la grève plurinationale constituent un nouveau chapitre de la lutte pour le contrôle de l’Etat et la défense des libertés démocratiques.
Chronique d’un licenciement annoncé
La révocation du chef de la FECI a suscité rejet et condamnation car, après l’expulsion, de facto, du commissaire de la Commission internationale contre l’impunité (CICIG- Comisión Internacional contra la Impunidad) et la fin de l’accord avec l’Organisation des Nations unies (ONU) en septembre 2019, le procureur Francisco Sandoval a continué à enquêter sur les réseaux de corruption.
Au cours de son mandat de dix ans, mais principalement depuis 2015, la CICIG, conjointement avec le Ministère public, a identifié, enquêté et traduit en justice les membres de plus de cinquante structures criminelles qui, caractérisées comme des réseaux politiques et économiques illicites, se sont imbriquées et ont pris le contrôle d’une grande partie des institutions publiques pour les utiliser à des fins privées. Ces réseaux intègrent des hommes politiques, des fonctionnaires, d’anciens fonctionnaires, des juges et des magistrats, des militaires actifs et retraités et des hommes d’affaires.
Les affaires ayant fait l’objet d’une enquête et d’un procès vont du versement de pots-de-vin à des dizaines de députés pour qu’ils votent une loi favorisant une compagnie de téléphone, jusqu’à la participation des plus importants milieux d’affaires du pays au financement illicite de la campagne de Jimmy Morales, alors candidat, qui a remporté la présidence en 2015. La CICIG et le Ministère public ont travaillé à différents niveaux, enquêtant sur des affaires de corruption, depuis des petites municipalités de l’ouest du pays jusqu’aux ministères tels que ceux des Communications, de la Santé et du Gouvernement, transformés en machines à piller les fonds publics.
Dans le système judiciaire, l’existence de réseaux d’avocats, de juges et de magistrats qui «vendaient» des assurances d’impunité a été révélée. Il a été établi que des décisions de Cours de justice ont été prises suite à de négociations entre des dirigeants politiques. La plupart des partis politiques ont été liés à ces structures de corruption auxquelles ont participé des petits, moyens et importants hommes d’affaires.
L’avancement des enquêtes a conduit à des réorientations dans la lutte contre la corruption. Si la majorité des citoyens et des citoyennes ainsi que la communauté internationale ont applaudi et soutenu ces efforts, les «élites» économiques et politiques ont commencé à s’opposer à la CICIG, à la collaboration du Ministère public et ont mis en question le champ d’application des enquêtes. Depuis 2016, une coalition a commencé à prendre forme, impliquant des personnes sous enquête et celles qui se sentaient menacées. Elle a commencé à agir pour arrêter les enquêtes. Cette coalition, baptisée «le pacte des corrompus», était dirigée par le président Jimmy Morales lui-même (dont la famille a été mise en examen dans une affaire de corruption). Elle comprenait également la plupart des fractions parlementaires, une bonne partie des organisations professionnelles et des milieux d’affaires, les médias appartenant à des membres de ces réseaux, des personnes influentes poursuivies dans des affaires de corruption ainsi que leurs familles, et des fondations privées.
La stratégie visant à affronter la CICIG et la lutte contre la corruption comprenait le financement d’un lobby auprès du gouvernement des Etats-Unis (lors d’une session d’une commission du Congrès américain, il a été affirmé que la CICIG répondait aux intérêts du président russe Vladimir Poutine), mais aussi des modifications juridiques qui visent à protéger les accusés. Une campagne sur les médias sociaux visant à éroder la confiance dans la Commission (CICG) et une série d’attaques contre le commissaire Iván Velázquez [ce juriste a dirigé la Commission internationale contre l’impunité de 2013 à septembre 2019]. Entre 2016 et 2019, la seule priorité de la politique étrangère guatémaltèque était d’arrêter le travail de la CICIG. Toutes ces actions ont affecté les enquêtes, tandis que le travail de la CICIG et du Ministère public a commencé à être boycotté par les autorités du ministère de l’Intérieur, par les juges et les magistrats, et par la procureure Consuelo Porras, qui a pris ses fonctions en mai 2018.
Malgré les obstacles, les enquêtes contre les «élites» politiques et économiques ont continué à progresser. La réponse de Jimmy Morales a été la tentative d’expulsion du commissaire Iván Velásquez en janvier 2019. Bien que cette mesure ait été annulée par un recours juridique, le chef de la CICIG n’a pas pu revenir au Guatemala après un voyage de travail et le mandat de la commission n’a pas été renouvelé, de sorte qu’il a pris fin en septembre 2019.
L’expérience de la CICIG a été reconnue au niveau national et international. Au Honduras et au Salvador, elle a été présentée comme un modèle de lutte contre la corruption et l’impunité dans les pays où les Etats sont accaparés par des intérêts criminels. Un facteur clé du succès de la CICIG a été l’étroite collaboration avec le Ministère public – dans lequel a été créé le Bureau du procureur spécial contre l’impunité – composé d’une génération de jeunes avocats et d’enquêteurs qui, avec la collaboration de la CICIG, ont non seulement décrypté le fonctionnement des réseaux politiques et économiques illicites, mais aussi les stratégies qu’ils utilisent pour garantir l’impunité, détourner les enquêtes et bloquer les poursuites. A la tête de ce groupe de procureurs se trouvait Juan Francisco Sandoval, le chef écarté de sa fonction de procureur spécial contre l’impunité.
Après la fin du mandat de la CICIG, la FECI a été laissée en charge des affaires en cours de jugement et des enquêtes en cours. Elle a également lancé de nouvelles enquêtes. Contrairement aux calculs du dit «pacte des corrompus», sans la présence de la CICIG, Francisco Sandoval et son équipe ont continué à poursuivre les affaires. Pour l’arrêter, des poursuites pénales ont été engagées contre lui, le cadre juridique de la FECI a été modifié, ses membres ont subi des pressions de différentes manières (au moins un des procureurs a dû s’exiler) et même le président actuel, Alejandro Giammattei, a accusé le chef de la FECI d’agir selon un «parti pris idéologique».
Une situation paradoxale a été créée. D’un côté, l’équipe de la FECI, dirigée par Francisco Sandoval, menait des enquêtes sur des réseaux de corruption qui menaient à des fonctionnaires de haut niveau et au plus haut niveau du Ministère public. De l’autre côté, la procureure générale Consuelo Porras a tenté par divers moyens de saboter le travail de ses subordonnés. La pression internationale, en particulier celle des Etats-Unis, a été décisive pour que Francisco Sandoval maintienne sa position. Le gouvernement des Etats-Unis, par l’intermédiaire de hauts fonctionnaires du département d’Etat, a exprimé son soutien au travail de la FECI et son intérêt pour le maintien de l’ancien procureur spécial (Sandoval) à la tête de cette entité. Francisco Sandoval a même été reconnu par le gouvernement des Etats-Unis comme un «champion de la lutte contre la corruption». Malgré cela, l’intérêt pour l’arrêt des enquêtes de la FECI a atteint un tel niveau que, ces dernières semaines, la procureure Consuelo Porras a placé sous intervention cette entité, en révisant les dossiers et prenant en main les autorisations pour lancer des mandats d’arrêt et demander le soutien de la police. Voilà certaines mesures de «centralisation et de surveillance» édictées par la procureur.
Vers une impasse
Avec le renvoi de Francisco Sandoval, la coalition des réseaux de corruption, le «pacte des corrompus», a levé l’un des derniers obstacles au rétablissement de l’impunité et à la poursuite du processus de cooptation de l’Etat. Bien qu’au début de son mandat, la fraction parlementaire du parti d’Alejandro Giammattei (président) ne comptait que 17 députés (sur 160), il a réussi à construire et à maintenir une alliance législative qui lui a permis de conserver la présidence du Congrès et, grâce à cette majorité, de faire passer des lois visant à fermer les espaces démocratiques et à mettre en œuvre
un programme conservateur. Le Congrès a asphyxié financièrement le Bureau du médiateur des droits de l’homme et a tenté de démettre son chef de ses fonctions. Cette majorité au Congrès a reporté de plus d’un an l’élection d’une nouvelle Cour suprême de justice et la mise en fonction des Chambres d’appel, ce qui a encore affaibli l’Etat de droit.
A l’exception de quelques juges et magistrats indépendants, le système judiciaire – y compris l’instance dirigée par la procureur – s’est aligné sur cette coalition pro-impunité. Quant au Tribunal suprême électoral (TSE), dont les membres ont été élus par le Congrès au cours de la législature actuelle, il semble avoir perdu son impartialité, protégeant certains partis et agissant contre d’autres.
Le fonctionnement gouvernemental d’Alejandro Giammattei a été terne. La gestion de la pandémie a été erratique et le processus de vaccination a manqué de transparence. Un contrat a été signé avec un intermédiaire russe et un total de 16 millions de vaccins Sputnik ont été payés. Cependant, moins d’un demi-million de doses ont été reçues à ce jour et le processus de vaccination a été réalisé sur la base de dons provenant principalement des Etats-Unis. A cela s’ajoutent: la dénonciation constante d’actes de corruption, la crise sanitaire résultant de la pandémie et le manque d’attention portée à d’autres maladies, la paralysie du système d’éducation publique et la rupture entre le président et le vice-président Guillermo Castillo qui, à la fin de l’année dernière, a proposé la démission des deux responsables et promeut actuellement un agenda indépendant de celui du chef de l’Exécutif.
Dans ce contexte, le licenciement de Francisco Sandoval a aggravé la crise, provoquant à la fois des protestations citoyennes et la réaction de la communauté internationale ainsi que du gouvernement des Etats-Unis, qui a été surpris par cette décision. Dès le jour de du licenciement de Francisco Sandoval, les affaires faisant l’objet d’une enquête de la FECI ont commencé à être connues et ont accéléré son licenciement. Les réseaux de corruption ont considéré qu’il était moins risqué de faire face à l’indignation populaire et à la condamnation des États-Unis que de permettre à ces enquêtes de progresser. Quelques heures après son licenciement et après avoir donné une conférence de presse, Francisco Sandoval a quitté le pays par voie terrestre sous la protection de l’ambassadeur suédois et du médiateur des droits de l’homme. Ces derniers jours, il a tenu des réunions à Washington avec de hauts responsables des Etats-Unis.
Selon les informations publiées par Francisco Sandoval et d’autres révélations, les affaires faisant l’objet d’une enquête de la FECI concernaient la procureure générale Consuelo Porras, le président de la République et des politiciens et responsables du gouvernement actuel. Il a été allégué que des conseillers et d’anciens conseillers proches de la procureure ont vendu et divulgué des informations pour alerter des personnes faisant l’objet d’une enquête de la FECI et d’autres instances. Un avocat a confirmé qu’il avait payé en espèces pour obtenir des informations et la protection de son client. Il a été souligné que cette opération avait eu lieu depuis le bureau principal du Ministère public. Fransisco Sandoval a également indiqué que la procureure générale arrêtait ou accélérait les affaires en fonction de son agenda politique.
Francisco Sandoval a déclaré que, dans deux cas, certaines des enquêtes ont conduit au président de la République. Celles-ci concernaient le versement de pots-de-vin par des ressortissants russes et la saisie de 123 millions de quetzales en espèces (environ 16 millions de dollars) qui auraient été accumulés illicitement par un ministre du gouvernement précédent qui bénéficiait de la protection d’un haut fresponsable du gouvernement d’Alejandro Giammattei. Une autre enquête sur laquelle travaillait la FECI comprenait le témoignage d’un possible collaborateur effectif, acteur clé dans plusieurs affaires de corruption, qui montrerait l’implication de députés et de fonctionnaires dans des actes illicites, notamment l’élection du conseil d’administration du Congrès en janvier 2020.
La révocation du chef de la FECI a empêché la poursuite de ces enquêtes et leur conclusion éventuelle. Le problème est qu’il n’existe aujourd’hui aucun organisme indépendant et crédible pour mener à bien cette enquête. L’opinion publique pense que Fransiscco Sandoval a été démis de ses fonctions pour l’empêcher de faire la lumière sur ces affaires et sur d’autres. Il n’est donc pas surprenant que la principale revendication de la «grève plurinationale» ait été la démission du chef de l’exécutif (Alejandro Giammattei) et de la procureure générale. Consuelo Porras, à ce stade, est le maillon faible et une pièce du pouvoir qui pourrait être sacrifiée. Le gouvernement des Etats-Unis la considère comme une personne en qui il n’a plus confiance. Le président Giammattei a pris ses distances face au licenciement de Fransisco Sandoval et les «élites» économiques sont divisées quant à l’éventualité de sanctions économiques des Etats-Unis contre le Guatemala. Toutefois, la révocation de la procureure Porras est très difficile, car cette révocation ne peut intervenir qu’après une décision définitive de la Justice. Et malgré les signes de son rejet par le public (notamment un acte de dénonciation virtuel par ses étudiants), il ne semble pas qu’elle démissionnera.
Malgré ce qui semble être une situation politique stagnante, la réaction populaire à la révocation du procureur Francisco Sandoval peut contribuer à une convergence sociale et politique qui dépasse les limites des manifestations de 2015. Comme indiqué au début de cet article, le type de convocation de la mobilisation et le leadership assumé par les autorités autochtones ont contribué à surmonter deux clivages qui ont marqué la politique guatémaltèque: la division entre le monde rural et le monde urbain, et les différences entre les Amérindiens et les ladinos (population métisse). L’une des marches organisées à Guatemala City, le 29 juillet, a été placée sous la conduite d’autorités ancestrales d’une municipalité voisine – des anciens mayas – qui, bâtons en main (cannes traditionnelles, symboles de l’autorité ancestrale), ont conduit un contingent pluri-classiste comprenant des étudiants universitaires, des travailleurs et travailleuses, des personnalités religieuses et des organisations de toutes sortes.
Ainsi, en plus de la demande de démission des hauts responsables, un programme commun s’est dessiné qui inclut le sauvetage et la transformation de l’Etat, en tenant compte des revendications des peuples indigènes. Les possibilités de construire un tel projet résident, d’une part, dans la reconnaissance du fait que le «pacte des corrompus» veut aller jusqu’au bout et cherche à rester au pouvoir et, d’autre part, dans l’émergence d’autorités ancestrales indigènes sur l’arène politique nationale,en disposant d’une légitimité communautaire et régionale. A cela s’ajoute la consolidation d’une génération politique d’hommes et de femmes qui, forgés dans le cycle des protestations qui a débuté en 2015, reconnaissent la nécessité de disputer le pouvoir politique aux réseaux mafieux et à leurs alliés. Le temps presse dans cette course. L’un des scénarios déterminants sera l’échéance des élections de 2023. Dans cette perspective cette éventuelle coalition pourrait devenir une option pour vaincre le «pacte des corrompus». (Article publié dans la revue Nueva Sociedad d’août 2021; traduction rédaction de A l’Encontre)
Ricardo Sáenz de Tejada est anthropologue et politologue. Il est professeur auprès de l’Université de San Carlos de Guatemala.
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