Par la rédaction de Frontier Myanmar
«Comme les jours précédents, les manifestants scandaient et chantaient sur la route. Personne ne s’attendait à cette effusion de sang», a déclaré Ko Akar, un leader de la protestation dans le district de Hlaing Tharyar à Yangon. Ko Akar, qui, pour des raisons de sécurité, a demandé que son vrai nom ne soit pas utilisé, parlait à Frontier des événements macabres survenus dans son district le 14 mars, lorsque les forces de sécurité ont tué au moins 58 personnes dans ce district de Yangon – situé à l’ouest de la ville – selon un réseau local de médecins bénévoles. Ce jour-là, au moins 70 personnes ont été tuées lors de manifestations dans tout le pays. Ce furent les plus meurtrières depuis le coup d’État militaire du 1er février.
Selon Ko Akar, l’ambiance était à la fête à 9 heures du matin, lorsque les manifestant·e·s se sont rassemblés près de l’arrêt de bus Htate 3 sur la route de Hlaing River (ou «Nyaungdon»). En une heure, des milliers de personnes étaient arrivées sur le site, l’un des trois grands lieux des rassemblements protestataires qui ont vu le jour à Hlaing Tharyar ces dernières semaines – et qui, jusqu’à ce jour, avaient pu se tenir pour manifester contre le régime militaire, cela sans effusion de sang.
À 10h30, la foule avait rejoint celle d’un autre lieu de rassemblement, situé plus à l’ouest, à l’arrêt de bus Htate 1, au pied du pont Aung Zaya, l’un des trois ponts reliant Hlaing Tharyar à Yangon. «Il y avait des dizaines de milliers de manifestants sur la route», a déclaré Akar. «Ils chantaient et scandaient ensemble. J’ai eu la chair de poule en voyant toute cette unité.»
Cependant, vers 11h30, la nouvelle s’est répandue parmi les manifestant·e·s que des dizaines de camions de la police et de l’armée avaient été repérés traversant le pont Bayintnaung vers le sud. À l’aide de mégaphones, les leaders de la manifestation ont annoncé qu’une répression était imminente. Ils ont déclaré que si les gens souhaitaient rentrer chez eux, cela serait accepté sans problème. «Mais les manifestant·e·s n’ont pas hésité, ils sont restés assis et ont protesté», a déclaré Ko Akar.
Tirs de sniper
Une grande partie de ce qui s’est passé ce jour-là a déjà été racontée, par un photojournaliste de Frontier présent sur les lieux et par d’autres. Le premier contingent de police est arrivé vers 13 heures. À 15 heures, d’autres camions de la police et de l’armée ont traversé le pont Aung Zayar depuis le district d’Insein pour renforcer leurs contingents. Ko Min Min Aung, un manifestant de Htate 1, a déclaré qu’ils ont essayé de piéger les manifestants dans un mouvement en tenaille. «Nous avons couru dans le quartier le plus proche. Ils ne sont pas entrés, mais ils ont tiré des gaz lacrymogènes dans les quartiers. Ils se tenaient debout et attendaient au bout de la rue et s’ils voyaient un mouvement ou des gens dans le quartier, ils tiraient», a déclaré Ko Min Min Aung, ajoutant que des balles réelles et des grenades paralysantes avaient été utilisées.
Ko Akar a transporté de nombreux blessés vers des équipes médicales bénévoles situées à proximité. La plupart d’entre eux, a-t-il dit, étaient dans une situation très critique, ayant reçu une balle dans la tête ou l’abdomen. «Les tireurs d’élite ont tiré sur les manifestants depuis des camions», a-t-il déclaré. «La plupart de ceux qui se faisaient tirer dessus étaient déjà morts avant de pouvoir être soignés.» Le photojournaliste de Frontier a également confirmé le déploiement de snipers par l’armée.
Dans le chaos qui a suivi, il a été difficile d’établir, en temps réel, combien de personnes avaient été tuées à Hlaing Tharyar. Cette nuit-là, les agences de presse ont fait état de 22 morts, mais à mesure que les rapports continuaient à affluer l’après-midi suivant, ce chiffre est passé à 58. Un membre d’un groupe médical bénévole basé à Hlaing Tharyar, qui a demandé à ne pas être nommé, a déclaré à Frontier que son organisation avait calculé le même nombre de morts en combinant ses chiffres avec ceux d’autres groupes de bénévoles présents le 14 mars. Il a ajouté que les blessés graves avaient été transportés dans des hôpitaux privés et publics de Hlaing Tharyar parce que la police avait bloqué tous les ponts menant à d’autres grands établissements de Yangon, comme l’hôpital général de Yangon et l’hôpital de North Okkalapa.
Il a ajouté que le nombre réel de morts à Hlaing Tharyar pourrait être plus élevé, car certaines familles ont transporté les blessés ou morts chez elles, plutôt que vers les équipes d’aide ou les hôpitaux. Et les militaires comme les policiers ont peut-être emporté avec eux certaines dépouilles.
Les médecins volontaires se cachent maintenant. Le membre de l’équipe a déclaré qu’ils avaient également retiré l’écriteau de leur bureau et avaient caché leur véhicule, car la police traque les groupes de bénévoles qui ont aidé les manifestants blessés dans la région. Un médecin d’un hôpital privé de Hlaing Tharyar a déclaré à Radio Free Asia, le 14 mars, qu’ils avaient reçu 12 blessés et un cadavre à 21 heures. «Ils ont été abattus uniquement avec des balles réelles. Leurs os ont été totalement brisés», a déclaré le médecin, ajoutant qu’une fille de 11 ou 12 ans avait été touchée à la jambe.
Quand les «gangsters» rallient la mobilisation
Alors que dans d’autres quartiers de Yangon, les manifestants ont adopté des tactiques similaires à celles des manifestations massives de jeunes à Hong Kong – battre en retraite lorsque les forces de sécurité avancent et éviter les affrontements directs – les manifestants de Hlaing Tharyar ont choisi de riposter et de renforcer les barricades de fortune afin qu’elles soient plus hautes que les personnes présentes. Cette attitude est conforme à la réputation de détermination propre au caractère de cette commune ouvrière. Ce qui a contribué, souvent, à donner une image négative du quartier. Hlaing Tharyar est surnommé le quartier «zoe» («gangster») en raison de la présence de bandes criminelles, dont les membres sont fortement tatoués et portent parfois des épées et des couteaux.
Min Min Aung, un manifestant, a déclaré que de nombreux «gangsters» connus se trouvaient à la tête des colonnes de protestation le 14 mars. Frontier a vu des hommes tatoués armés d’épées, notamment de longues lames traditionnelles du Myanmar appelées nyat gyi daung, ainsi que des kukris (couteau courbe) népalais et des katanas (sabre) japonais. Leur bravoure ce jour-là a transformé leur réputation dans le district. Les habitants ont confié à Frontier que, alors qu’ils craignaient auparavant d’être volés, agressés ou menacés par ces hommes, ils les considéraient désormais comme des protecteurs contre le véritable danger: la police et l’armée qui ont commencé à faire des descentes dans les maisons dans les jours qui ont suivi.
«Je n’avais jamais pensé que les gangsters pleuraient», a déclaré Min Min Aung. «Ils pleuraient en criant: “Ces enfoirés ont tiré sur notre peuple. Nous allons les tuer pour ça”, avant d’avancer sur les forces de sécurité avec leurs épées.» Mais les épées ne pouvaient pas permettre de se défendre contre les balles réelles. «J’ai entendu dire que seulement deux policiers ont été blessés. L’un a été coupé à la main par une épée», a déclaré Min Aung. «Les manifestants ont également utilisé des lance-pierres et des cocktails Molotov pour riposter.»
Plusieurs usines dirigées par des Chinois et d’autres appartenant à des étrangers ont été incendiées, peu après les assassinats. Les manifestants et les résidents ont tous nié toute responsabilité. Certains ont suggéré que les soldats étaient à blâmer, tandis que d’autres ont pointé du doigt les propriétaires d’usines qui voulaient faire fonctionner leur assurance. «Il est possible qu’ils aient brûlé les usines eux-mêmes», a déclaré Ko Kyaw Gyi, un manifestant, à propos des forces de sécurité. «Les manifestants n’ont pas eu le temps de brûler des usines parce qu’ils étaient trop occupés [à essayer d’échapper] à la répression brutale.»
Cependant, Frontier n’a vu aucune preuve crédible liant l’incendie criminel aux forces de sécurité ou aux propriétaires d’usines. En outre, la veille, plusieurs militants ont déclaré à Frontier qu’ils brûleraient des usines appartenant à des Chinois, si le sang des manifestants était versé. Et plusieurs manifestants ont brandi ce matin-là des affiches affirmant la même chose.
La Chine est considérée par beaucoup au Myanmar comme le principal commanditaire du coup d’État. Et les militants ont menacé sur les réseaux sociaux de détruire d’autres actifs chinois dans le pays, notamment deux oléoducs et gazoducs qui s’étendent de la côte de l’État de Rakhine à la province chinoise du Yunnan.
Loi martiale et tribunaux militaires: susciter des migrations
L’effusion de sang de cette journée n’a fait que renforcer la détermination de la junte à écraser le soulèvement. À la tombée de la nuit, elle a déclaré la loi martiale à Hlaing Tharyar et dans une autre banlieue industrielle, le district de Shwepyithar. Cette déclaration de loi martiale implique de confier le pouvoir administratif et judiciaire au commandant régional de Yangon et signifie que toute personne arrêtée pour un large éventail d’infractions peut désormais être jugée sommairement par un tribunal militaire.
Dans la matinée, la loi martiale a été étendue à quatre autres districts périphériques de Yangon – North Okkalapa, North Dagon, South Dagon et Dagon Seikkan – ainsi qu’à cinq districts de la ville de Mandalay. Des dizaines de milliers de travailleurs migrants ont commencé à fuir Hlaing Tharyar pour rejoindre leurs villages d’origine. Certains craignaient que l’introduction de la loi martiale ne présage une répression plus soutenue, avec des arrestations massives et des raids dans les foyers, bien que de nombreux migrants soient déjà sur le point de partir en raison des fermetures massives d’usines et des licenciements depuis le coup d’État.
U Pyone Cho, 60 ans, qui, ce jour-là, a quitté Hlaing Tharyar pour Danubyu dans la région voisine d’Ayeyarwady, a déclaré avoir vu des centaines de voitures et de motos transportant des personnes et des bagages vers la campagne, notamment vers le delta de l’Ayeyarwady. […] Cette migration s’est intensifiée au cours de la dernière décennie avec l’essor du secteur de l’habillement, qui exportait principalement vers l’Europe. Déjà mis à mal par le Covid-19, le coup d’État a plongé le secteur dans l’agonie.
U Pyone Cho a déclaré qu’il était parti parce qu’il craignait que la police et les soldats n’entrent dans les quartiers et les maisons pour fouiller et s’emparer des biens, comme l’armée le fait dans les zones de guerre. «Personne ne peut être sûr qu’ils ne le feront pas. Ils manquent de toute humanité», a-t-il déclaré.
Ma Marlar, présidente du syndicat de l’usine de vêtements Mian Yi, a déclaré à Frontier que les travailleurs des usines appartenant à des Chinois ont peur d’aller travailler même si leur emploi existe toujours. Leurs familles vivant ailleurs dans le pays leur demandent de rentrer chez eux. «Personne ne sait si les usines seront incendiées [à nouveau], alors les travailleurs hésitent à rentrer. Ils ne se sentent pas en sécurité, [et] s’ils restent à Yangon sans travail rémunéré, ils n’auront pas les moyens de se nourrir et de se loger», a-t-elle déclaré. Selon elle, le quartier où elle vit, dans l’est de Hlaing Tharyar, est étrangement calme depuis deux jours. «Notre rue était autrefois bondée, avec de nombreux magasins. Maintenant, tout cela a disparu et il n’y a que quelques personnes qui marchent dans la rue. On se serait cru à Thingyan», dit-elle, en référence aux vacances du Nouvel An birman, à la mi-avril, lorsque la plupart des commerces ferment et que les travailleurs migrants quittent Yangon pour leurs villes et villages d’origine.
Ko Akar, le leader de la protestation, a déclaré qu’il ne voulait pas persuader les travailleurs migrants de rester car il comprend les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Cependant, il a dit qu’il craignait que, en conséquence, les protestations à Hlaing Tharyar ne s’éteignent. Or, malgré la répression sanglante du 14 mars, des centaines d’habitants de Hlaing Tharyar ont continué à manifester dans les jours qui ont suivi, au cours desquels au moins quatre personnes ont été tuées. Cependant, il s’agissait plutôt de manifestations éclair, les participants fuyant à l’approche des forces de sécurité. Le nombre de participants a également diminué de jour en jour, la peur et l’émigration faisant des ravages.
Malgré le peu de personnes dans les rues, Ko Akar est convaincu que les manifestations se poursuivront chaque jour jusqu’à ce que le peuple renverse le régime militaire. Il a déclaré que les manifestant·e·s étaient fondés à recourir à la force contre les policiers et les soldats qui avaient tué leurs camarades. Il reprenait ainsi les propos de Mahn Win Khaing Tha – ancien président la Chambre haute (des nationalités) nommé le 9 mars 2021 par les députés de la Ligue nationale pour la démocratie vice-président par intérim du «gouvernement clandestin» pour défier la junte – qui a déclaré. dans un discours public sur les réseaux sociaux, le 13 mars, que le peuple avait «le droit de se défendre» contre l’agression des forces de sécurité. «Nous avons protesté pacifiquement et demandé pacifiquement la libération de nos dirigeants, a déclaré Ko Akar, mais ils nous ont tués. Ce ne sont pas des humains; ils n’ont pas de lois, de règles et d’éthique.» «Il est temps que nous ripostions.» (Article publié par Frontier, le 19 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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