Jair Bolsonaro a eu tout le temps de profiter de son statut de seul leader politique ayant de réelles chances aux prochaines élections présidentielles de 2022 et de parcourir le pays en «mode campagne électorale». Maintenant, il va devoir partager l’attention de la population. La conférence de presse que Lula da Silva, récemment rétabli dans ses droits politiques, a donnée le mercredi 10 mars au syndicat des métallurgistes de São Bernardo do Campo a eu un large retentissement et un impact politique.
L’édition du jour du Jornal Nacional de la chaîne Globo a consacré plusieurs minutes à reproduire les propos de l’ancien président. Dans son discours, Lula a frappé durement l’ancien capitaine (Jair Bolsonaro): «Ce pays n’a pas de gouvernement, ce pays n’a pas de ministre de la Santé, ce pays n’a pas de ministre de l’Economie, ce pays a un fanfaron comme président.» Il a appelé à «ne pas suivre les décisions imbéciles du président de la République ou du ministre de la Santé». Sur un ton oscillant entre conciliant et messianique, il a déclaré: «N’ayez pas peur de moi. Je suis radical parce que je veux aller à la racine des problèmes de ce pays et parce que je veux aider à construire un monde plus juste.» Sa présentation comportait plusieurs clins d’œil aux hommes d’affaires et aux investisseurs, ainsi qu’aux politiciens du centre et du centre droit.
Pour Marta Arretche, professeure au département de sciences politiques de l’Université de São Paulo, le discours de Lula a été «un grand retour» dans la vie politique: «Il s’est présenté très rapidement comme une alternative, il a établi un programme et ce programme, bien que modéré, est lié au bien-être de la population, à la lutte contre la pandémie, à la relance de l’économie et à l’apport de “nourriture et de bière” à la table du peuple brésilien.» Marta Arretche a déclaré à Brecha que, avec le retour de Lula, «il y a maintenant une véritable opposition au Brésil». Elle estime toutefois que les conditions judiciaires qui pèsent encore sur l’avenir politique de Lula rendent son retour «très instable», car sa candidature potentielle «continuera à faire l’objet d’une contestation politique».
Vers l’intérieur
Au sein du Parti des travailleurs (PT), la nouvelle de l’annulation des condamnations de Lula par la Cour suprême fédérale a provoqué une réanimation générale. Elle est considérée comme une victoire obtenue après cinq longues années de batailles juridiques, politiques et narratives. Pour Vitor Quarenta, membre de la direction nationale du PT, avoir Lula comme candidat «ce n’est pas seulement ajouter une pièce importante au tableau, c’est changer le tableau, c’est une figure qui change tout le rapport des forces». Valter Pomar, qui est également membre du conseil d’administration du PT, a déclaré à Brecha qu’avec Lula sur la scène, «la lutte politique au Brésil est à nouveau polarisée entre la gauche et la droite, et non plus entre la droite “gourmande” et la droite de Bolsonaro, comme cela s’est produit lors des élections municipales de 2020, lors des élections des présidents des deux chambres du parlement et même dans le débat sur la politique de santé, qui semblait se limiter à João Doria [gouverneur de l’Etat de São Paulo] contre Bolsonaro».
Selon toutes les sources, il existe un consensus au sein du PT sur la candidature de Lula à la présidence. Il a lui-même déclaré cette semaine qu’il ne déclinera pas cette possibilité s’il est en bonne santé et s’il a le soutien du PT et de ses alliés. À cet égard, selon O Estado de São Paulo, le Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui a présenté en 2018 la candidature présidentielle de Guilherme Boulos, discute déjà en interne de la possibilité de soutenir Lula en 2022. Guilherme Boulos a déclaré à Folha de São Paulo qu’il «continue à travailler pour un cadre d’unité et de salut national, afin que la gauche arrive unie en 2022 et batte Bolsonaro».
Avec le leader du Parti démocratique du travail (PDT), Ciro Gomes, l’alliance semble beaucoup plus lointaine. Le PDT dit que ce n’est pas le moment de faire campagne. Lula lui-même a déclaré mercredi dans une interview à CNN que sa priorité est désormais d’aider à «sauver des vies et à sauver mon pays». Mais il a immédiatement demandé au président américain Joe Biden de convoquer une réunion d’urgence du G20 pour accélérer la distribution des vaccins. Qu’il le veuille ou non, ce positionnement le place déjà dans la course aux sondages.
De l’autre côté de la rue
Bolsonaro a senti le coup. Quatre heures après le discours de Lula, il a organisé une cérémonie pour signer une loi facilitant l’achat de vaccins et il a surpris le public en portant un masque. Ce même jour, son fils Flavio Bolsonaro a demandé à ses followers sur son réseau officiel Telegram de rendre virale une image de son père avec la phrase «Notre arme est le vaccin», accompagnée du message «Des vaccins pour générer des emplois». Deux jours plus tard, les bolsonaristes ont suscité la controverse en diffusant une image de Zé Gotinha (mascotte créée en 1986 pour encourager la vaccination contre la polio et symbole du Programme national d’immunisation) tenant un vaccin en forme de fusil.
Le président s’affronte à une augmentation constante du rejet de son gouvernement dans les sondages. Selon le dernier sondage de Datafolha, publié mardi 16 mars, 44% de la population rejette son gouvernement. Cinquante-six pour cent des personnes interrogées pensent que Bolsonaro est incapable de diriger le pays. «En chutant dans l’opinion publique à cette vitesse, Bolsonaro, s’il veut rester compétitif, va devoir passer par une sorte de mutation de lui-même», explique Marta Arretche, car «sa stratégie et son récit de lutte contre la pandémie prennent l’eau de partout et peuvent cesser d’être crédibles pour le grand public.» Toutefois, la politologue estime que le président optera pour une voie à la Trump: «S’il est trop menacé, il pourrait relancer une stratégie qu’il a déjà annoncée: si le vote n’est pas fait sur bulletin imprimé, la prochaine élection sera une fraude.»
Pendant ce temps, le centre [centrão: ces partis qui vivent matériellement de la jonction avec le gouvernement], qui reste allié au président et lui permet d’éviter toute tentative d’impeachment, a récemment donné quelques signes de perte de patience. Il exige notamment des changements dans la gestion de la santé et un rôle plus important au sein du gouvernement, ce qui s’est traduit cette semaine par la troisième démission consécutive au sommet du ministère de la Santé. L’arrivée, le 16 mars, de Marcelo Queiroga, [cardiologue], proche de Flavio Bolsonaro, à la tête du ministère de la Santé [en remplacement du général Eduardo Pazuello], au lieu du candidat proposé par le centrão – dont la pression a fait tomber le général ministre – laisse présager de nouveaux affrontements.
La menace
Dès que la nouvelle du retour de Lula dans l’arène politique a été connue, plusieurs dirigeants politiques et analystes des grands médias ont déploré la chute du pays aux mains de la «polarisation» et des «extrêmes». C’est l’argument vedette d’une droite traditionnelle qui cherche à se remettre de l’avalanche bolosonariste, qui l’a aussi emportée. Les principales figures du Parti social-démocrate brésilien (PSDB) ont insisté ces derniers jours sur le fait que le Brésil avait besoin d’une «troisième voie». Le gouverneur de Rio Grande do Sul et candidat à la présidence, Eduardo Leite, a déclaré que «nous devons mettre fin aux extrêmes avant que les extrêmes ne détruisent le pays». Son homologue de São Paulo João Doria s’est montré beaucoup plus modéré que par le passé, affirmant que «la polarisation favorise les extrémistes qui détruisent le pays». José Doria, désormais dans l’opposition à Bolsonaro, avait déjà traité Lula de menteur, de crapule et d’escroc.
André Singer, politologue réputé et ancien porte-parole de Lula, a déclaré dans un entretien au magazine Quatro Cinco Um que l’idée qu’il existe deux extrêmes dans la confrontation est «complètement fausse»: «La polarisation, c’est quand certains vont vers un extrême et d’autres vers l’autre. Dans le cas du Brésil, ce n’est pas le cas, et cela ne l’a jamais été. Il n’y a qu’un seul secteur qui est allé à l’extrême, la droite.» André Singer a défini Lula comme un conciliateur, «surtout après son arrivée au pouvoir». «Lula n’a jamais cessé d’être un conciliateur à tout moment, même pendant cette dernière étape», a-t-il déclaré. Marta Arretche, pour sa part, estime qu’il existe des problèmes plus graves qu’une éventuelle polarisation: «Le principal problème de la gauche en 2022 est l’ampleur de l’électorat et des forces politiques qui rejettent Lula, au point d’appliquer des stratégies antidémocratiques pour l’éliminer de la vie politique». (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 19 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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