
Le 10 mai, le New York Times illustrait le type d’escalade militaire à l’œuvre dans le conflit entre l’Inde et le Pakistan: «Le Pakistan a déclaré que l’Inde avait visé au moins trois de ses bases aériennes avec des missiles air-sol dans les premières heures de samedi, y compris Nur Khan, une installation clé de l’armée de l’air près de la capitale, Islamabad. […] Quelques heures plus tard, le Pakistan a déclaré qu’il avait riposté en utilisant des missiles surface-surface de courte portée contre plusieurs sites en Inde, notamment les bases aériennes d’Udhampur et de Pathankot, ainsi qu’un entrepôt de missiles. “Œil pour œil”, a déclaré l’armée pakistanaise dans un communiqué. Toutefois, l’Inde a également décrit son action de samedi comme des représailles. L’armée indienne a déclaré avoir frappé plusieurs cibles militaires pakistanaises, dont deux sites radar, en réponse à une vague d’attaques pakistanaises sur 26 sites à l’aide de drones, d’armes à longue portée et d’avions de chasse. Les équipements et le personnel de quatre bases de l’armée de l’air indienne ont subi des “dommages limités”, a déclaré Vyomik Singh, un officier de l’armée de l’air indienne lors d’une conférence de presse samedi.»
Le 10 mai, Debashis Chakrabarti dans Front Line écrivait: «Ce qui différencie cette situation des précédentes tensions indo-pakistanaises, ce n’est pas l’hostilité, mais les outils utilisés. Les deux nations expérimentent la guerre des drones comme mécanisme de contrôle de l’escalade, une alternative soi-disant “propre” aux combats terrestres. Les drones offrent une dénégation plausible, une précision chirurgicale et une réduction des pertes humaines. Mais ils ouvrent également la boîte de Pandore.» Outre le fait, d’importance, qu’il s’agit de deux Etats disposant de l’arme nucléaire, Debashis Chakrabarti souligne que: «De plus, avec le soutien de la Chine à l’écosystème technologique militaire du Pakistan et l’intensification de la production indigène de drones dans le cadre du programme “Make in India”, une course à l’armement technologique est déjà en cours. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre d’usure, mais d’une guerre où tout va très vite, où des armes autonomes moins coûteuses poussent des Etats fragiles à s’engager dans des conflits à haut risque à moindre coût.» Et de relever que «le budget de la défense du Pakistan, qui avoisine les 9,5 milliards de dollars en 2025, a consommé plus de 18% des finances nationales, éclipsant les dépenses combinées du pays en matière de santé et d’éducation». Quant à l’Inde, «en 2025, elle se classait au quatrième rang mondial des dépenses militaires, allouant la somme colossale de 75 milliards de dollars à la défense, dépassant tous les autres secteurs du budget de l’Union et consommant 13,45% des dépenses totales du gouvernement. C’était une année où les missiles passaient avant les repas dans les priorités budgétaires.» C’est donc aussi dans ce contexte de militarisation accentuée – alors qu’au sein de ces deux pays un total de 600 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté – que les attaques et contre-attaques militaires impulsées par les deux gouvernements doivent être appréhendées.
Le 29 avril, Narendra Modi donnait officiellement son feu vert à une opération militaire en représailles à l’attaque terroriste, le 22 avril, dans la partie du Cachemire rattachée à l’Inde. Dans la nuit du mardi 6 à au mercredi 7 mai, l’Inde a lancé son opération intitulée «Sandoor» [du nom de la poudre vermillon appliquée sur le front des hindous]. Au-delà des évaluations sur l’efficacité militaire, le mécanisme d’une escalade était enclenché, comme indiqué ci-dessus. Après avoir rappelé les «guerres totales» passées (entre autres 1965 et 1971) et les escarmouches majeures des années 1990, période où Inde et Pakistan se déclarent dotés d’une «force de dissuasion nucléaire», une interrogation a surgi: est-ce que les perspectives présentes sont plus inquiétantes que par le passé et est-ce que les deux pouvoirs vont-ils «faire marche arrière», au-delà d’une impasse au Cachemire? Car, comme le soulignait Christophe Jaffrelot dans Asialyst le 7 mai: «Ce qui est évident c’est que beaucoup de gens ont intérêt à la perpétuation de ce conflit. Si le Cachemire n’existait pas, l’armée pakistanaise devrait l’inventer! Parce que c’est la meilleure raison qu’elle peut invoquer pour réclamer un budget, des troupes, des armes… Et de l’autre côté, les tenants du nationalisme hindou ne jurent que par “Akhand Bharat” (le concept d’une Inde réunifiée intégrant le Pakistan) et dénoncent cet ennemi héréditaire auquel il faut résister. Les campagnes électorales du BJP, le parti de Narendra Modi, sont dominées de plus en plus par ces considérations. Tant que le Cachemire sera un enjeu de politique intérieure des deux côtés, on ne voit pas comment une normalisation pourrait être envisageable. A quoi s’ajoute la question de l’eau qui va être de plus en plus importante parce que le stress hydrique dans cette zone est déjà énorme et va croissant. Si on se met à jouer avec les barrages, les retenues, alors là on atteint des intérêts vitaux.»
Le 10 mai, le New York Times, entre autres, annonçait que «l’Inde et le Pakistan ont convenu d’un cessez-le-feu immédiat, mettant fin à plusieurs jours d’affrontements qui ont fait des dizaines de morts et poussé ces deux voisins dotés de l’arme nucléaire au bord de la guerre… Les deux parties tentent de contenir une escalade qui a débuté mercredi lorsque l’Inde a mené des frappes aériennes à l’intérieur du Pakistan et dans le Cachemire sous administration pakistanaise… L’intensification de la crise a suscité l’inquiétude dans le monde entier et des efforts diplomatiques pour désamorcer la crise ont été déployés par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Qatar et d’autres pays ayant des liens étroits avec l’Inde et le Pakistan. Les ministres des Affaires étrangères du Groupe des 7 nations industrialisées ont également appelé “l’Inde et le Pakistan à faire preuve d’une retenue maximale” dans une déclaration commune vendredi, avertissant que “toute nouvelle escalade militaire constituerait une menace grave pour la stabilité régionale”.» Le quotidien new-yorkais indiquait que l’administration Trump, par l’intermédiaire du secrétaire d’Etat Marco Rubio, «s’est entretenue avec les ministres des Affaires étrangères de l’Inde et du Pakistan, leur disant qu’ils devaient trouver des moyens de désamorcer la situation et de communiquer directement afin “d’éviter toute erreur d’appréciation”, selon les comptes rendus des appels téléphoniques du département d’État. M. Rubio a également proposé l’aide des Etats-Unis pour entamer des pourparlers entre les deux pays.»
Toutefois, entre les déclarations d’un cessez-le-feu et sa concrétisation, il semble qu’au moins un fossé existe, selon les dernières nouvelles rapportées par les journalistes du NYT résidant à New Delhi. En effet des tirs ont lieu le long de la frontière entre l’Inde et le Pakistan et l’activité de drones a été repérée. La désescalade peut avoir lieu, cette phase du conflit est loin d’être réglée, sans mentionner son contenu social, politique, géopolitique et militaire.
Dans ce dossier, Tariq Ali et Farooq Tariq fournissent les éléments d’une compréhension et d’une orientation politique renvoyant aux intérêts effectifs des populations exploitées et opprimées des deux pays. (Rédaction A l’Encontre)
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Inde-Pakistan. Au bord du gouffre?

Par Tariq Ali
L’Inde et le Pakistan se préparent à la guerre. Le casus belli est, une fois de plus, le Cachemire occupé. Depuis 1947, le contrôle de cette région contestée est le principal obstacle à la normalisation des relations entre les deux Etats [1]. Le 22 avril 2025, un groupe de militants cachemiris a pris pour cible et tué 26 touristes qui admiraient la beauté des prairies fleuries, des ruisseaux cristallins et des montagnes enneigées de Pahalgam. La responsabilité de l’attaque a été revendiquée puis rapidement rejetée par une organisation peu connue appelée «Front de résistance». Il s’agissait d’un camouflet particulier pour Narendra Modi (qui a notamment présidé, en tant que ministre en chef, au massacre d’environ 2000 civils lors du massacre du Gujarat en 2002, et qui est depuis longtemps un défenseur des pogroms anti-musulmans). Nationaliste hindou d’extrême droite, actuellement au pouvoir pour son troisième mandat en tant que Premier ministre de l’Inde, Narendra Modi avait précédemment déclaré qu’il n’y avait plus de problème sérieux au Cachemire. Sa dernière solution – révoquer le statut d’autonomie du Cachemire en 2019 – était couronnée de succès [2].
Rien ne justifie le massacre des vacanciers de Pahalgam, et très peu de musulmans cachemiris ou indiens soutiendraient des actions de ce type. Mais le contexte historique est nécessaire pour comprendre la situation globale dans la province. Même Israël a un quotidien comme Ha’aretz. Pas l’Inde. Le Cachemire reste un sujet tabou. Cette province à majorité musulmane n’a jamais été autorisée à déterminer son propre destin, comme l’avaient promis les dirigeants du Congrès au moment de l’indépendance. Au lieu de cela, elle a été partagée entre les nouvelles républiques de l’Inde et du Pakistan après une courte guerre au cours de laquelle le commandant britannique de l’armée pakistanaise a refusé d’accepter son engagement, laissant une force hétéroclite affronter les troupes régulières indiennes. Le célèbre pacifiste Mahatma Gandhi a béni l’invasion indienne. Les articles 370 et 35A de la Constitution indienne étaient censés garantir le statut spécial du Cachemire, notamment en interdisant aux non-Cachemiris d’acheter des biens immobiliers et de s’y installer. Cette mesure s’accompagnait d’une répression brutale de toute manifestation de mécontentement, transformant le Cachemire en un Etat policier où les unités militaires n’étaient jamais très loin. Les meurtres et les viols étaient monnaie courante. Des fosses communes ont été découvertes.
Des citoyens et citoyennes indiens courageux (Arundhati Roy, Pankaj Mishra et d’autres) ont sans relâche dénoncé ces crimes. Angana Chatterji [co-éditrice avec Tariq Ali de l’anthologie d’essais intitulée Kashmir: The Case for Freedom, Verso Books, octobre 2011] a cité de nombreux exemples révélés au cours de son travail de terrain entre 2006 et 2011: «Beaucoup ont été contraints d’assister au viol de femmes et de filles membres de leur famille. Une mère qui aurait reçu l’ordre de regarder le viol de sa fille par des militaires a supplié qu’on libère son enfant. Ils ont refusé. Elle a alors supplié qu’on la laisse sortir de la pièce, sinon elle se tuerait. Le soldat a pointé son arme sur son front, déclarant qu’il exaucerait son souhait, puis il l’a abattue avant de violer sa fille.»
Cela n’aurait pas été illégal. La loi de 1958 sur les pouvoirs spéciaux des forces armées accorde l’impunité aux défenseurs en uniforme de l’Etat central dans les «zones perturbées», comme l’a confirmé la Cour suprême indienne.
La stratégie de Modi en 2019 consistait à inonder le Cachemire de troupes indiennes, à imposer des mesures de confinement, à arrêter les dirigeants locaux et les journalistes et à semer suffisamment la terreur parmi la population pour éviter toute manifestation susceptible de provoquer des objections de la part des puissances occidentales. L’objectif était de transformer la vallée en centre laitier pour tout le pays. La répression semblait avoir fonctionné, jusqu’à présent.
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Le gouvernement indien est convaincu que ces assassinats [du 22 avril] ont été orchestrés par l’armée pakistanaise. Aucune preuve n’a été fournie à ce jour, mais cette accusation est plus plausible que la réponse pakistanaise, qui affirme qu’il s’agit d’une opération sous faux pavillon. Pour ajouter à la confusion, le 24 avril, le ministre pakistanais de la Défense, Khawaja Muhammad Asif, a confirmé à la télévision britannique (Sky News) que le Pakistan avait une longue histoire de formation et de financement de telles organisations terroristes, déclarant: « Nous faisons ce sale boulot pour les Etats-Unis depuis environ trois décennies.» Quelques jours plus tard, Asif a également prédit une «incursion» indienne au Pakistan, avant de se rétracter.
Les politiciens indiens de presque tous les bords appellent à la guerre. Shashi Tharoor, membre du Congrès et ancien haut fonctionnaire des Nations unies, a déclaré: «Oui, il y aura des effusions de sang, mais davantage du côté pakistanais que du nôtre.» L’opinion publique est favorable à une guerre de vengeance courte et intense. Le génocide perpétré par Israël à Gaza a été cité en exemple, mais un autre modèle est plus probable. Après le bombardement par Israël de l’ambassade iranienne à Damas en avril 2024, la CIA s’est empressée d’organiser une riposte soigneusement maîtrisée, avec les défenses aériennes américaines, françaises, britanniques et jordaniennes dans la région prêtes à abattre les drones et les missiles iraniens.
L’armée et l’aviation indiennes sont actuellement en train de planifier une attaque, mais celle-ci pourrait s’apparenter à celle menée par l’Iran. Des généraux à la retraite se vantent des réserves de drones de l’Inde. La mesure la plus extrême envisagée consiste à occuper le Cachemire contrôlé par le Pakistan et à le réunir avec sa partie occupée par l’Inde. Les menaces de couper l’approvisionnement en eau du Pakistan ne sont que des fanfaronnades et la riposte de Bilawal Bhutto [président du Parti du peuple pakistanais, fils de Benazir Bhutto] – «Si l’eau ne coule pas, c’est votre sang qui coulera» – était immature et stupide, même pour un ancien ministre des Affaires étrangères pakistanais.
La presse indienne a affirmé qu’un discours public incendiaire prononcé le 17 avril par le chef de l’armée pakistanaise, le général Asim Munir, devant des représentants de la diaspora pakistanaise, avait donné le signal pour Pahalgam. D’autres, dont un ancien major de l’armée pakistanaise, Adil Raja, affirment que l’attaque était une initiative personnelle de Munir visant à renforcer sa propre position et à ouvrir la voie à une nouvelle dictature militaire. Cette initiative aurait été combattue par l’ISI [Inter-Services Intelligence, services secrets pakistanais, «un Etat dans l’Etat»]. Contrôle des dommages ou vérité? Difficile à dire, même si le discours effroyable de Munir donne quelques indices.
Ce discours visait clairement à faire comprendre aux riches Pakistanais de l’étranger que l’armée dirige le pays. Certains membres de l’auditoire avaient sans doute été engagés pour applaudir debout les remarques d’une grossièreté, d’une vulgarité et d’une ignorance sans précédent du chef de l’armée. Je ne me souviens pas qu’un seul dictateur militaire du pays se soit jamais exprimé de cette manière. Le général Ayub Khan [1958-1969], formé à Sandhurst [Académie royale militaire britannique], était fade et laïc. Le général Yahya Khan [1969-1971] était très divertissant lorsqu’il était ivre et évitait les apparitions publiques. Le général Zia-ul-Haq [1978-1988] était un sadique religieux, mais cherchait désespérément à conclure un accord avec l’Inde; dénoncer les hindous n’était pas son style. Le général Musharraf [2001-2008] était essentiellement laïc, relativement cultivé et très attaché au rapprochement avec l’Inde.
La tentative du général Munir de se présenter comme une version pakistanaise en uniforme de Modi a été un échec cuisant. Il a fait trois affirmations, toutes des mensonges nationalistes répugnants. Premièrement, que les hindous étaient et avaient toujours été l’ennemi, et que les musulmans ne pourraient jamais vivre avec eux. C’est l’inverse de l’affirmation de Modi selon laquelle tous les musulmans indiens sont des convertis de l’hindouisme et devraient revenir à leur ancienne foi. Quelqu’un aurait dû informer le général: les musulmans ont coexisté avec les hindous, puis avec les sikhs, pendant près de douze siècles avant 1947. La période moghole (1650-1720) – haïe tant par Modi que par les fondamentalistes islamiques) – a donné naissance à des armées intégrées, composées de généraux et de soldats hindous et musulmans qui défendaient l’empire créé par les musulmans.
L’islam s’est propagé si rapidement que de nombreuses traditions et rituels préislamiques d’Afrique de l’Ouest, d’Europe, d’Inde, de Chine et d’Asie du Sud-Est ont été intégrés à la nouvelle religion. La version exclusivement wahhabite de l’histoire enseignée aujourd’hui au Pakistan est étroite et fausse. Il y a eu de nombreux exemples de culte commun des saints par les hindous et les musulmans dans certaines régions de l’Inde pré-britannique et même plus tard. Cette version imbécile de l’histoire islamique rend un très mauvais service aux Pakistanais, tant dans leur pays qu’à l’étranger. C’est l’une des raisons pour lesquelles tant de jeunes musulmans sont incapables de lutter contre l’islamophobie.
Munir a évoqué le Cachemire dans ces termes: «Ce sera notre veine jugulaire, nous ne l’oublierons pas, nous n’abandonnerons pas nos frères cachemiris dans leur lutte historique.» En réalité, la majorité des Cachemiris vivent sous domination indienne depuis août 1947. Le Cachemire contrôlé par le Pakistan ne correspond pas à la métaphore anatomique du général. Il serait plus approprié de le comparer à un canal superflu du foie du général Yahya.
La troisième référence, très émotionnelle, concernait le caractère inviolable de la «théorie des deux nations», qui était le fondement de la charte idéologique du Pakistan. Mais celle-ci a été violée par l’armée pakistanaise en 1970, lorsqu’elle a refusé de reconnaître le fait que les Bengalis du Pakistan oriental avaient remporté la majorité absolue [Ligue Awami] aux élections de cette année-là. C’est le refus du général Yahya d’accepter le résultat qui a conduit à d’énormes massacres de musulmans bengalis par leurs soi-disant frères du Pakistan occidental [initiés en mars 1971], suivis d’une guerre civile et de l’intervention indienne [en décembre 1971, guerre indo-pakistanaise qui aboutit à l’indépendance du Pakistan oriental sous le nom de Bangladesh]. Ce fut la fin de la théorie des deux nations. Contrairement à ce que le général a dit à son auditoire, loin de sauver le Pakistan, le haut commandement de l’armée l’a conduit au bord de la ruine politique et économique. Une liste des chefs de l’armée qui ont pris leur retraite, en tant que milliardaires, aurait dû être mise à la disposition des expatriés réunis.
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Admettons, pour les besoins de l’argumentation, que Pahalgam était une opération pakistanaise. Pourquoi maintenant? Les responsables pakistanais affirment que l’Inde est derrière l’Armée de libération du Baloutchistan (BLA), une organisation nationaliste de guérilla qui veut que la province du sud-ouest se sépare du Pakistan. L’action la plus audacieuse de la BLA ces derniers temps a eu lieu le 13 mars, lorsqu’elle a fait dérailler un train dans la région sauvage du col de Bolan et pris en otage les passagers civils. Les unités de la BLA ont attaqué assez régulièrement des campements militaires et des gares ferroviaires. Cette dernière attaque particulièrement atroce avait été très bien préparée. Le Pakistan est convaincu, et de nombreux observateurs partagent cet avis, que l’Inde arme et finance la BLA. Les spéculations sur l’activité navale chinoise dans le port de Gwadar [issu d’un projet sino-pakistanais, inauguré en 2007] suggèrent à beaucoup que les Etats-Unis pourraient s’ajouter à la liste des bailleurs de fonds de la BLA. Des dizaines de travailleurs chinois ont été tués par des nationalistes baloutches.
La situation est complexe et le Pakistan est loin d’être irréprochable dans la création de ce mélange explosif, mais comme l’ont découvert les nationalistes kurdes, il n’y a pas de véritable indépendance dans le monde d’aujourd’hui; les Kurdes se sont alliés à Israël et aux Etats-Unis en Irak et en Syrie. La BLA est confrontée à des choix similaires; expulser la Chine de Gwadar ne peut être son seul objectif. Les anciens nationalismes progressistes et décolonisateurs ont disparu depuis longtemps. Les Baloutches ont le choix entre le Pakistan ou l’Inde, ainsi que leurs alliés respectifs. Comme dans les régions kurdes, les dirigeants désignés s’enrichiront tandis que la population souffrira. Le Baloutchistan ne fera probablement pas exception, et ses minerais et autres ressources souterraines seront exploités par des multinationales géantes. Regardez l’Irak.
L’opération de Pahalgam était-elle une riposte à l’attaque du col de Bolan un mois auparavant? C’est possible. La guerre résoudra-t-elle quoi que ce soit, même si l’Inde parvient à ajouter une minuscule parcelle au Cachemire qu’elle occupe? J’en doute. En coulisses, l’Inde a proposé au Pakistan un accord selon les termes suivants: «Acceptons le statu quo et reconnaissons la ligne de contrôle (frontière) comme permanente. Ensuite, nous signerons un traité de paix, libéraliserons le commerce, lèverons toutes les restrictions sur le cricket pakistanais et supprimerons les visas.» On m’a dit que l’armée pakistanaise était tentée, mais divisée. La faction «Le Cachemire est notre veine jugulaire» l’a emporté.
Pour la plupart des Cachemiris, la meilleure solution serait un Etat autonome unifié dont la sécurité serait garantie par le Pakistan et l’Inde et le rétablissement des articles 370 et 35A de la Constitution indienne. Trop beau pour être vrai? Peut-être. Mais les alternatives sont irréalisables, voire pires.
Lors de la dernière vague de manifestations contre le régime autoritaire de Modi en Inde [3], comme après la chute de la dictature militaire de Zia en 1988, des étudiants et d’autres personnes, hindous, musulmans, chrétiens et sikhs, se sont rassemblés des deux côtés de la frontière pour réciter un poème de Faiz Ahmad Faiz, qualifié d’«anti-hindou» par les partisans de Modi:
Nous verrons
Nous verrons sûrement
Le jour qui a été promis
gravé dans la pierre au commencement des temps
nous serons témoins du jour
où la puissante montagne d’oppression et de cruauté
sera balayée comme de la ouate
quand sous nos pieds, nous les opprimés
La terre bougera, vibrera et tremblera
Quand au-dessus des têtes de ceux qui gouvernent
Le tonnerre et les éclairs jailliront et brilleront
Et seul le nom de Dieu restera
qui est tout autour de nous et caché à nos yeux
Qui est à la fois le spectacle et le public
Et le slogan s’élèvera: «Je suis la vérité»
Et cela signifie moi, et cela signifie vous
Et le peuple de Dieu régnera enfin
Et cela signifie moi, et cela signifie vous
Nous verrons certainement ce jour
(Article publié sur le site Sidecar le 3 mai 2025; traduction et édition rédaction A l’Encontre)
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[1] Suite à la partition en 1947 – de facto sous la houlette de l’impérialisme anglais – de l’Inde en Union indienne, majoritairement hindoue, et du Pakistan, à majorité musulmane, le Cachemire, comme le souligne Jean-Luc Racine dans Le Monde du 11-12 mai, «incarne l’inachèvement [de cette partition]» dont «les conséquences continuent d’alimenter les tensions entre les deux pays».
Jean-Luc Racine continue ainsi: «Le 27 octobre 1947, des milices musulmanes, venues des zones tribales proches de l’Afghanistan, entrent au Cachemire et marchent sur Srinagar. Face à ces incursions, le maharaja sollicite l’aide de l’Inde. Le premier ministre Nehru accepte d’envoyer des troupes, à la condition que le royaume signe l’acte d’accession le rattachant officiellement à l’Inde. Le maharaja accepte. Ce geste déclenche le premier conflit indo-pakistanais, qui s’achève par un cessez-le-feu, le 1er janvier 1949, autour d’une ligne scindant en deux le Cachemire. La région est, depuis, régulièrement agitée par des tensions militaires, parfois extrêmes [au moins 70 000 morts et 8000 disparus parmi les civils, depuis la fin des années 1980].» (Réd.)
[2] Jean-Luc Racine précise à ce propos dans l’entretien cité au Monde: «En 2019, les articles 370 et 35A sont abrogés par le gouvernement de Narendra Modi, au motif que ce statut spécial freine l’intégration nationale et favorise le séparatisme. Pour le Parti du peuple indien [BJP, parti nationaliste hindou au pouvoir], la suppression de ce statut constitue une étape vers l’unité de l’Inde, rassemblée autour de l’hindutva, l’hindouité. Le Jammu-et-Cachemire perd alors son autonomie, devient un territoire de l’Union, placé sous le contrôle direct de New Delhi. Le marché foncier et les emplois sont désormais ouverts à tous les citoyens indiens, suscitant des craintes de changement démographique, au profit des hindous acquis à New Delhi. C’est d’ailleurs ce point qu’a invoqué le Front de résistance du Cachemire, en revendiquant l’opération terroriste de Pahalgam – avant un démenti.» (Réd.)
[3] Au plan du climat électoral, l’élection de l’Assemblée législative dans l’Etat oriental du Bihar – il compte 130 millions d’habitants – qui se dérouleront en octobre et novembre 2025 n’est pas absente de la rhétorique guerrière de Modi, en faisant la démonstration aux yeux des électeurs de représailles décidées contre les «terroristes». Quant aux militaires pakistanais, qui tirent les ficelles du pouvoir, Christophe Jaffrelot, sur le site Asialyst (7 mai 2025), précise: «Je crois qu’on n’a pas vu une armée aussi impopulaire depuis la défaite de l’armée pakistanaise au Bangladesh en 1971. C’est dans ce contexte que, pour se refaire une virginité, pour apparaître comme les protecteurs de la nation, les militaires font volontiers de la surenchère vis-à-vis du Cachemire, pour que l’unité nationale se refasse derrière eux. C’est à ça que j’attribuerais une sortie anti-indienne assez étonnante du Général Munir, dans laquelle il est allé très loin: au-delà du Cachemire, c’est la différence entre hindous et musulmans qu’il a soulignée d’une manière caricaturale.» (Réd.)
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Regard critique sur la guerre indo-pakistanaise de 2025

Par Farooq Tariq
Le matin du 7 mai, lorsque j’ai répondu à la sonnette et que je suis sorti pour voir qui m’appelait, mon voisin m’a demandé d’un ton autoritaire d’éteindre toutes les lumières. Cet ordre m’a fait comprendre que nous vivions un moment de guerre.
Vivant près de la frontière de Wahgha [seul poste-frontière terrestre entre l’Inde et le Pakistan], nous avons entendu un bruit assourdissant vers 8h30, suivi d’une explosion. Un drone indien Harop, fabriqué par Israël, a frappé une installation militaire à proximité. Nous avons appris par la suite que quatre soldats avaient été blessés.
Armé d’une ogive de 22 kg, le Harop utilise son système de caméras pour suivre et engager des cibles mobiles. Le drone peut voler pendant environ six heures ou parcourir environ 970 km après avoir été lancé depuis un camion.
A part celui qui a atteint la cible située près de nos maisons, de nombreux drones Harop ont été abattus par les forces armées pakistanaises avant d’atteindre leur cible. Mais dans la plupart des cas, ils sont tombés sur des civils. Par curiosité, des centaines de personnes se sont alors rassemblées pour voir où ces drones avaient été abattus. Les gens semblent inquiets, mais pas paniqués.
Beaucoup d’amis et de camarades m’ont demandé si je pensais qu’une guerre totale était en train d’éclater entre deux voisins dotés de l’arme nucléaire. Je leur ai répondu que la guerre avait déjà commencé.
Le gouvernement Modi a lancé l’opération «Sandoor» pour frapper neuf sites à l’intérieur du Pakistan. Les cibles visées étaient des madrasas [écoles religieuses] et des mosquées que Modi considère comme des bases de terroristes religieux.
Selon les chiffres publiés par l’armée pakistanaise, la plupart des 31 personnes qui ont trouvé la mort lors de cette attaque d’une heure menée par plus de 125 avions indiens étaient des civils, dont des enfants et des femmes. Il y aurait eu davantage de victimes si les madrasas n’avaient pas été évacuées juste après l’attaque des fondamentalistes religieux dans le Cachemire occupé par l’Inde. Vingt-six personnes, principalement des touristes, ont été tuées dans la région de Pahalgam le 22 avril 2025.
A cette époque, mes frères et sœurs m’ont encouragé à quitter ma maison à Lahore. J’ai refusé, car il y a des installations militaires ou des cantonnements dans la plupart des villes pakistanaises. En fait, contrairement aux guerres précédentes entre le Pakistan et l’Inde en 1965 et 1971, il n’y a pas eu d’exode massif des villes.
C’est la première fois que des missiles indiens frappent neuf villes pakistanaises. Cette violation de la souveraineté du Pakistan a été condamnée par presque tous les groupes politiques du pays, de la droite à la gauche. Mais contrairement aux partis politiques religieux de droite, la plupart des groupes de gauche exigent l’arrêt immédiat de la guerre. Bien que beaucoup moins importante que la gauche indienne, la gauche pakistanaise était unanime.
Contrairement aux principaux partis communistes indiens qui ont renoncé à toute indépendance vis-à-vis du gouvernement BJP (Bharatiya Janata Party) de Modi, il n’y a pas de bellicisme au Pakistan. Un sondage Gallup Pakistan réalisé le 8 mai a révélé que la majorité des Pakistanais ne sont pas favorables à la guerre avec l’Inde et que la paix doit être l’objectif dans toutes les circonstances. Toutefois, cela pourrait changer si la guerre s’intensifie.
C’est la deuxième fois que l’Inde et le Pakistan entrent en guerre totale malgré leur possession d’armes nucléaires, la première fois étant lors de la guerre de Kargil en 1999 [du 3 mai au 26 juillet 1999, aussi appelée «Guerre des glaciers»: infiltration de combattants islamistes avec l’appui de l’armée dans la zone contrôlée par l’Inde; c’est une guerre «conventionnelle» entre deux Etats disposant de l’arme nucléaire]. L’Inde a procédé à son premier essai nucléaire en mai 1974, puis à cinq autres en mai 1998, se déclarant ainsi puissance nucléaire. Le Pakistan a procédé à ses essais nucléaires le 28 mai 1998, devenant ainsi officiellement une puissance nucléaire. En réalité, cela signifie que les armes nucléaires ne constituent pas un moyen de dissuasion contre la guerre.
Le Pakistan dispose d’environ 170 ogives nucléaires, soit à peu près autant que l’Inde. Compte tenu de ces enjeux indéniablement élevés, la décision de l’Inde de frapper à l’intérieur du Pakistan pour la troisième fois (en 2016, 2019 et maintenant en 2025) révèle que la fierté de la possession de bombes nucléaires ne constitue pas un moyen de dissuasion entre les deux pays.
Les armes nucléaires sont les armes les plus inhumaines et les plus aveugles jamais créées. Elles violent le droit international, causent de graves dommages à l’environnement, compromettent la sécurité nationale et mondiale et détournent d’énormes ressources publiques qui pourraient être utilisées pour répondre aux besoins humains. Il ne s’agit pas d’une arme de guerre, mais d’une arme de destruction totale. Une seule bombe nucléaire explosant au-dessus d’une grande ville pourrait tuer des millions de personnes.
Si les deux pays portent la responsabilité de cette guerre par procuration, le régime Modi a clairement instrumentalisé la tragédie de Pahalgam pour détourner l’attention de ses échecs au Cachemire, renforcer sa popularité dans le pays et faire avancer ses objectifs stratégiques concernant le système fluvial de l’Indus et l’hégémonie dans la région.
Le Pakistan est accusé de soutenir le groupe terroriste qui a causé la terrible perte de vies humaines à Pahalgam, au Cachemire. Cependant, la réalité actuelle brosse un tableau bien différent.
S’il ne fait aucun doute que le gouvernement pakistanais a soutenu et encouragé ces groupes fanatiques religieux pendant des décennies après la révolution de Saur en Afghanistan en 1978 [nom donné à la prise du pouvoir par le Parti démocratique populaire PPDA en Afghnistan le 28 avril 1978; saur, deuxième mois du calendrier persan], il l’a fait pour satisfaire les souhaits et les caprices de l’impérialisme états-unien. Depuis 2022, date à laquelle le gouvernement d’Imran Khan a été dissous à la suite d’un vote de défiance, les relations entre l’establishment militaire et ces groupes fanatiques sont tendues. Les attaques des fanatiques contre les institutions de l’Etat pakistanais se sont intensifiées depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan.
Le gouvernement taliban en Afghanistan soutient les talibans pakistanais dans leurs tentatives de prise du pouvoir. Cela inclut des attentats à la bombe, des attentats-suicides, l’occupation de zones et le fait de forcer les gens à les soutenir. Les talibans pakistanais ont été renforcés par les talibans afghans qui leur ont fourni des armes de l’OTAN laissées sur place lorsque les Américains ont quitté l’Afghanistan [en août 2021].
En 2024, le Pakistan a connu l’une des années les plus violentes de ces dix dernières années. Les fanatiques religieux ont pris le contrôle de plusieurs régions de la province de Pakhtunkhwa [une des quatre provinces fédérées du Pakistan]. Presque chaque jour, le Tehreek Taliban Pakistan (TTP) a perpétré des attentats et fait des victimes parmi les forces armées pakistanaises.
Au lieu de coopérer, les deux camps sont désormais ouvertement hostiles. L’Etat pakistanais ne soutient plus ces groupes fanatiques, qui s’appuient désormais sur les talibans afghans.
Bien sûr, des groupes fanatiques religieux sont toujours actifs dans le Cachemire occupé par l’Inde et la question de l’importance du soutien local reste ouverte. Mais il est difficile de croire que le gouvernement pakistanais actuel ait eu quelque chose à voir avec l’attaque d’avril 2025. L’attaque terroriste de Pahalgham semble être l’acte d’un groupe fanatique religieux indépendant.
Le danger est que la guerre s’éternise. Les deux gouvernements ont revendiqué la victoire. Mais si elle devait se poursuivre, elle ne ressemblerait pas à celles de 1965 et 1971, où les forces terrestres se sont affrontées. L’Inde utilise plutôt les mêmes tactiques qu’Israël à Gaza. Des missiles et des attaques de drones pourraient détruire les infrastructures, avant que les forces terrestres ne soient éventuellement déployées. Le Pakistan n’est pas la Palestine. Il dispose d’une armée importante, bien entraînée et bien équipée. Cependant, il ne dispose pas des armes modernes dont dispose l’Inde.
La situation est clairement très instable et volatile. Cela signifie que tout est possible.
Ce que nous savons, c’est que la guerre apporte la destruction et que personne n’y gagne. Poursuivre la guerre ne fera qu’entraîner davantage de pertes humaines. Mais si l’on en croit les médias grand public indiens et pakistanais, chaque camp revendique la victoire.
Or, une paix durable passe par le respect de la souveraineté, la fin des guerres par procuration et la démilitarisation du Cachemire. Toute guerre entre des nations dotées de l’arme nucléaire serait catastrophique à l’échelle régionale et mondiale.
Les forces progressistes de toute l’Asie du Sud doivent s’unir contre l’hystérie guerrière et œuvrer pour un avenir pacifique.
Nous exigeons une enquête indépendante sur l’attaque de Pahalgam afin d’établir les faits et de déterminer les responsabilités. (Article publié sur le site Links.org le 9 mai 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Farooq Tariq est président du Haqooq e Khalq Party (parti de gauche du Pakistan) et secrétaire général du Pakistan Kissan Rabita Committee (réseau d’organisations de petits paysans, lié depuis 2017 au réseau international La Via Campesina).
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