Ukraine. «Non à la guerre». Le sens de certains slogans face à l’invasion de l’Ukraine par le régime de Poutine?

Par Santiago Alba Rico

Je n’ai aucune objection au slogan «non à la guerre», à condition qu’il soit absolument clair de quoi nous parlons. En 2003, à la veille de l’invasion par les Etats-Unis de l’Irak, son pouvoir mobilisateur résidait dans le fait que l’Espagne faisait partie de la coalition d’agresseurs dans un contexte géopolitique où une puissance omnipotente, les Etats-Unis, déclenchait toutes les guerres. Ce «non à la guerre» ne laissait planer aucun doute: il dénonçait l’horreur qui s’apprêtait à s’abattre depuis la Maison Blanche sur le peuple irakien sans défense. En 2022, la réalité est très différente. La guerre s’est décentralisée; il existe d’autres puissances et puissances inférieures qui laissent leur propre marque d’origine dans différents enfers locaux: l’Arabie saoudite au Yémen, la Russie et l’Iran en Syrie, la Turquie au Kurdistan, etc. La plupart d’entre nous, humains, sommes contre la guerre tous les jours de l’année, mais si nous ne manifestons qu’aujourd’hui, il est important de savoir pourquoi nous le faisons, ce qui a éveillé en nous ce besoin de mobilisation, qui nous accusons – en bref – au moyen de notre protestation.

Je suis donc d’accord avec le slogan «non à la guerre», à condition, par exemple, que toutes les manifestations se déroulent devant les ambassades et consulats russes. Et je ne pense pas que ce soit mal, à condition, d’ailleurs, que cette incantation absurde et vide de sens – «Non à l’OTAN» – ne soit pas ajoutée ici aux pancartes. Ce qui serait le reflet gauchiste routinier d’un monde qui n’existe pas et qui, à juste titre, laissera hors des manifestations des milliers de personnes qui n’y reconnaîtront que l’empreinte d’une vieille gauche fermée et complaisante, plus anti-américaine qu’anti-impérialiste, plus préoccupée par elle-même que par la souffrance des Ukrainiens (ou par le courage des Russes qui – ceux-ci ont des raisons – manifestent à Moscou «contre la guerre» déclenchée par leur gouvernement). [Voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 25 février.]

Attention: ce n’est pas que l’OTAN n’existe pas ou qu’elle n’a aucune responsabilité dans ce qui se passe. Rafael Poch, par exemple, nous l’a très bien dit dans ces pages. L’OTAN est nuisible à l’Europe et au monde. Chaque jour de l’année est un bon jour pour manifester contre elle; chaque jour, oui, sauf celui-ci [le 25 février]. L’Ukraine n’appartient pas à l’OTAN; aucun soldat de l’OTAN ne combat en Ukraine; et il n’y a certainement pas d’avions de l’OTAN qui bombardent Moscou; l’OTAN n’a pas non plus l’intention d’arrêter militairement l’agression russe. L’OTAN peut – et doit – figurer dans un article analytique ou un essai historique sur la chronologie du conflit, mais pas dans une manifestation de protestation contre une guerre dont tout indique le seul responsable: Poutine. En 2003, nous savions tous que Saddam Hussein était un dictateur, qu’il avait tué des chiites et utilisé des armes chimiques contre les Kurdes; et personne ne pouvait penser que les centaines de milliers d’Espagnols qui manifestaient contre l’invasion imminente de l’Irak étaient ses complices. Pourquoi parler de l’OTAN aujourd’hui? Personne ne peut non plus penser que les manifestant·e·s anti-Poutine sont donc des partisans de l’OTAN. Personne? Ce n’est que paradoxalement qu’un secteur de la gauche qui cherche à atténuer la responsabilité du gouvernement russe ou qui a peur que ses propres camarades l’accusent d’être complaisante envers le «seul vrai» impérialisme, qui est, a été et sera toujours celui des Etats-Unis.

Le slogan «non à la guerre, non à l’OTAN» est totalement inapproprié pour la période et l’événement. Aujourd’hui, ce slogan ne peut être interprété que de deux façons: soit comme une remémoration de la Guerre froide, soit comme une simple juxtaposition de maux. Si Poutine n’est pas mentionné et que l’OTAN l’est, cela implique que cette guerre est une fois de plus la responsabilité des Etats-Unis et de leurs partenaires atlantistes. «Guerre» ici, avec ce sous-titre «OTAN», n’évoque plus le cas spécifique de l’Ukraine. Ou sommes-nous simplement en train de juxtaposer deux des maux de ce monde: la guerre dans l’abstrait et une organisation inutile et criminelle? Mais nous pourrions alors nous demander pourquoi nous n’ajoutons pas sur la pancarte d’autres fléaux et menaces plus ou moins liés: non à la guerre, non à l’OTAN, non à la drogue, non au fascisme, non aux pandémies, non aux pharmas! Une manifestation dans laquelle la guerre en Ukraine est identifiée à l’OTAN devient une manifestation de soutien à Poutine; une pan-démonstration contre tous les maux du monde est une absurdité totale.

Les pacifistes, qui considèrent que toutes les guerres sont mauvaises (voir sur le site ctxt le bel article de Vanesa Jiménez), et les anti-impérialistes, qui considèrent que toutes les invasions sont criminelles, n’ont pas pu empêcher l’invasion de l’Ukraine, tout comme nous n’avons pas pu empêcher l’invasion de l’Irak. Maintenant, une fois l’agression consommée, par décence et par militantisme, pour la paix future, contre les impérialismes de toutes sortes, nous ne devons pas hésiter à dénoncer Poutine comme l’impérialiste auteur d’un crime contre l’humanité (car rappelons que pour l’ONU le plus grand crime imaginable est précisément la mise en œuvre d’une guerre, mère de tous les crimes), comme nous l’avons fait en 2003 avec les Etats-Unis en Irak.

Ne sacrifions pas mentalement, comme des pions sur un échiquier, les civils ukrainiens qui périssent sous les bombes de Poutine. Soyons solidaires des Russes qui protestent contre les bombardements. Affirmons haut et fort que nous voulons un monde dans lequel les conflits sont résolus par la diplomatie et que nous manifesterons donc contre quiconque (quiconque!) viole le droit international et envahit des pays souverains, causant ainsi la mort, les déplacements de population et la destruction. Nous l’avons déjà fait – et nous devrons le faire à nouveau, je le crains – contre les Etats-Unis et l’OTAN. Le problème d’un slogan n’est pas qu’il doit être bref et une graphie nette. Il doit l’être. Ce qu’il ne peut pas être, c’est ambigu. Nous pouvons choisir de ne pas organiser de manifestations et nous consacrer à l’écriture et à la lecture de bonnes analyses. Mais si nous manifestons aujourd’hui, ne le faisons pas avec les slogans d’hier ou avec des slogans sectaires pusillanimes. Etre contre la guerre aujourd’hui, c’est dénoncer sans équivoque l’invasion russe en Ukraine. Demain, nous verrons. (Article publié sur le site espagnol ctxt Contexto y Accion, le 25 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Santiago Alba Rico est un écrivain et philosophe. Depuis environ deux décennies il réside en Tunisie. Il y a rédigé une œuvre importante.

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