Poutine, Biden, Xi… «Thanatos triomphant»

Par Mike Davis

L’hégémonie nécessite-t-elle un grand dessein? Dans un monde où un millier d’oligarques dorés, de cheiks milliardaires et de divinités de Silicon régissent l’avenir de l’humanité, nous ne devrions pas être surpris de découvrir que la cupidité engendre des esprits reptiliens. Ce que je trouve le plus remarquable en ces jours étranges – alors que les bombes thermobariques font fondre les centres commerciaux et que les incendies font rage dans les centrales nucléaires – c’est l’incapacité de nos surhommes à valider leur pouvoir dans tout récit plausible du futur proche.

Au dire de tous, Poutine, qui s’entoure d’autant d’astrologie, de mysticisme et de perversion que les Romanov en phase terminale, croit sincèrement qu’il doit empêcher les Ukrainiens d’être Ukrainiens, de peur que le destin céleste de la Rus [référence aux Etats des Slaves orientaux du Xe au XIIIe siècle «à l’origine» de la Russie, Biélorussie et Ukraine] ne devienne impossible. Il faut briser le présent pour faire d’un passé imaginaire le futur.

Loin de l’archi-strongman et du maître-trompeur admiré par Trump, Orbán et Bolsonaro, Poutine est simplement impitoyable, impétueux et enclin à la panique. Les gens qui, dans les rues de Kiev et de Moscou, se sont moqués de la menace jusqu’à ce que les missiles commencent à tomber, n’étaient naïfs que parce qu’ils pensaient qu’aucun dirigeant rationnel ne sacrifierait l’économie russe du XXIe siècle pour élever un faux aigle bicéphale [armoiries de la Russie] au-dessus du Dniepr.

En effet, aucun dirigeant rationnel ne le ferait.

Sur l’autre rive, Biden mène une séance de spiritisme non-stop avec Dean Acheson [secrétaire d’Etat entre 1949 et 1953, sous Harry S. Truman, décédé en 1971] et tous les fantômes des guerres froides passées. La Maison Blanche est sans vision dans le désert qu’elle a contribué à créer. Tous les groupes de réflexion et les esprits géniaux qui sont censés guider l’aile Clinton-Obama du Parti démocrate sont, à leur manière, aussi écervelés que les devins du Kremlin. Ils ne peuvent pas imaginer d’autre cadre intellectuel face au déclin de la puissance américaine que la compétition à ogive nucléaire avec la Russie et la Chine. (On pourrait presque entendre le soupir de soulagement de Poutine lorsqu’il s’est débarrassé du fardeau mental de devoir penser stratégie globale dans l’Anthropocène). En fin de compte, Biden s’est révélé être le même belliciste au pouvoir que nous craignions qu’Hilary Clinton ne le soit. Bien que l’Europe de l’Est fasse désormais diversion, qui peut douter de la détermination de Biden à rechercher l’affrontement en mer de Chine méridionale – des eaux bien plus dangereuses que la mer Noire?

Pendant ce temps, la Maison Blanche semble avoir presque négligemment jeté à la poubelle son faible engagement en faveur du progressisme. Une semaine après le rapport le plus effrayant de l’histoire [voir sur ce site, le 5 mars, la présentation du rapport du GIEC https://alencontre.org/ecologie/rapport-dimpact-du-giec-une-exigence-impliquer-tout-le-monde-dans-une-planification-equitable-et-juste.html], qui indiquait la décimation prochaine de la pauvre humanité, le changement climatique n’a pas été mentionné dans le discours sur l’état de l’Union. (Comment pourrait-il être comparé à l’urgence transcendantale de la reconstruction de l’OTAN?) Et Trayvon Martin [jeune Afro-Américain abattu en Floride en février 2012] et George Floyd [Afro-Américain tué lors de son arrestation par la police en mai 2020 à Minneapolis] ne sont plus que des victimes de la route qui disparaissent rapidement dans le rétroviseur de la limousine présidentielle, tandis que Biden se précipite pour rassurer les flics en leur disant qu’il est leur meilleur ami.

Mais il ne s’agit pas simplement d’une trahison: la gauche américaine porte sa propre part de responsabilité dans ce triste résultat. Presque aucune des énergies produites par Occupy, Blake Lives Matter et les campagnes de Bernie Sanders n’a été canalisée pour repenser les problèmes mondiaux et élaborer une nouvelle politique de solidarité. De même, il n’y a pas eu de reconstitution générationnelle de la capacité mentale radicale (I.F. Stone, Isaac Deutscher, William Appleman Williams, D.F. Fleming, John Gerassi, Gabriel Kolko, Noam Chomsky… pour n’en citer que quelques-uns) qui était autrefois focalisée comme un laser sur la politique étrangère américaine.

De son côté, l’Union européenne n’a pas non plus maîtrisé les problèmes de caractérisation de l’époque et les fondements d’une nouvelle géopolitique. Ayant accroché son étoile au commerce avec la Chine et au gaz naturel de la Russie, l’Allemagne, en particulier, risque une désorientation spectaculaire. La coalition mollassonne de Berlin est pour le moins mal équipée pour trouver une autre voie vers la prospérité. De même, Bruxelles, même si elle est temporairement réanimée par le péril russe, reste la capitale d’un super-Etat en faillite, une union qui a été incapable de gérer collectivement la crise migratoire, la pandémie ou les hommes forts de Budapest et de Varsovie. Une OTAN élargie, retranchée derrière un nouveau mur oriental, est un remède pire que le mal.

Tout le monde cite Gramsci à propos de l’interrègne, mais cela suppose que quelque chose de nouveau va naître ou pourrait naître. J’en doute. Je pense que nous devons plutôt diagnostiquer une tumeur cérébrale de la classe dirigeante: une incapacité croissante à parvenir à une compréhension cohérente du changement mondial comme base pour définir des intérêts communs et formuler des stratégies à grande échelle.

C’est en partie la victoire du présentisme pathologique, qui consiste à faire tous les calculs sur la base de résultats à court terme afin de permettre aux super-riches de consommer toutes les bonnes choses de la terre au cours de leur vie. (Michel Aglietta dans son récent Capitalisme: Le temps des ruptures – Odile Jacob, 2019 – souligne le caractère inédit de la nouvelle fracture générationnelle sacrificielle). La cupidité s’est radicalisée au point qu’elle n’a plus besoin de penseurs politiques et d’intellectuels organiques, seulement de Fox News et de la bande passante. Dans le pire des cas, Elon Musk mènera simplement une migration de milliardaires hors de la planète.

Il se peut aussi que nos dirigeants soient aveugles parce qu’ils n’ont pas la vue pénétrante de la révolution, bourgeoise ou prolétarienne. Une ère révolutionnaire peut s’habiller de costumes du passé (comme Marx l’explique dans Le dix-huit brumaire), mais elle se définit elle-même en reconnaissant les possibilités de réorganisation sociétale découlant des nouvelles forces technologiques et économiques. En l’absence d’une conscience révolutionnaire externe et de la menace d’une insurrection, les anciens ordres ne produisent pas leurs propres (contre-)visionnaires.

(Permettez-moi toutefois de noter l’exemple curieux du discours que Thomas Piketty a prononcé le 16 février à la National Defense University du Pentagone. Dans le cadre d’une série régulière de conférences sur le thème «Répondre à la Chine», l’économiste français a affirmé que «l’Occident» devait défier l’hégémonie croissante de Pékin en abandonnant son «modèle hypercapitaliste dépassé» et en promouvant à la place un «nouvel horizon égalitaire et émancipateur à l’échelle mondiale». Un lieu et un prétexte pour le moins étranges pour prôner le socialisme démocratique).

Pendant ce temps, la nature se saisit des rênes de l’histoire, en effectuant ses propres compensations titanesques, au détriment des pouvoirs, notamment sur les infrastructures naturelles et artificielles, que les empires pensaient autrefois contrôler. Dans cette optique, l’«Anthropocène», avec ses allusions au prométhéen, semble particulièrement mal adapté à la réalité du capitalisme apocalyptique.

En guise d’objection à mon pessimisme, on pourrait prétendre que la Chine est clairvoyante là où tous les autres sont aveugles. Certes, sa vaste vision d’une Eurasie unifiée, le projet «Belt and Road» [littéralement «ceinture économique de la route de la soie»], est un grand projet d’avenir, sans équivalent depuis que le soleil du «siècle américain» s’est levé sur un monde dévasté par la guerre. Mais le génie de la Chine, de 1949 à 1959 et de 1979 à 2013, a été sa pratique néo-mandarinale du leadership collectif, centralisé mais plurivoque. Xi Jinping, dans son ascension au trône de Mao, est le ver dans la pomme. Bien qu’il ait renforcé l’influence de la Chine sur le plan économique et militaire, son déchaînement irréfléchi d’ultranationalisme pourrait encore ouvrir une boîte de Pandore nucléaire.

Nous vivons l’édition cauchemardesque de «Les grands hommes font l’histoire». Contrairement à l’ancienne guerre froide, où les politburos, les parlements, les cabinets présidentiels et les états-majors contrebalançaient dans une certaine mesure la mégalomanie au sommet, il existe peu d’interrupteurs de sécurité entre les grands dirigeants d’aujourd’hui et l’Armageddon. Jamais une telle fusion de pouvoirs économiques, médiatiques et militaires n’a été mise entre si peu de mains. Cela devrait nous inciter à nous recueillir sur les tombes des héros que sont Aleksandr Ilyich Ulyanov, Alexander Berkman et l’incomparable Sholem Schwarzbard [voir Samuel Schwarzbard, Mémoires d’un anarchiste juif, préf. Michel Herman, Editions Syllepse, 2010]. (Article publié sur le site Sidecar-NLR, le 7 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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