Entretien avec Pap Ndiaye conduit par Benoît Hopquin
La réparation du préjudice lié à l’esclavage a récemment resurgi dans le débat national, notamment quand le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a déposé plainte contre la Caisse des dépôts et consignations, le 10 mai 2013. Le CRAN estime que l’institution a tiré un profit indu, au XIXe siècle, de l’abolition de l’esclavage en Haïti, laquelle avait donné lieu à des “réparations” financières versées à d’anciens propriétaires d’esclaves et de terres. Pap Ndiaye, professeur d’histoire nord-américaine à Sciences Po et auteur de La Condition noire, s’interroge sur le sens qu’il convient de donner à ce débat aujourd’hui.
La loi Taubira de 2001 a reconnu les traites et les esclavages comme un crime contre l’humanité. Aujourd’hui, le CRAN et son président, Louis-Georges Tin, demandent réparation financière pour les descendants d’esclaves. Qu’en pensez-vous ?
La question des réparations n’est pas nouvelle: dès que les abolitions furent proclamées, au XIXe siècle, des affranchis ont réclamé des arriérés de salaire. Aux Etats-Unis, l’ancien esclave Jordan Anderson a écrit à son ancien maître, en avril 1865, afin de demander, pour lui et sa femme, le paiement de cinquante-deux années cumulées de salaire. La première action collective d’anciens esclaves remonte aux années 1890. La question a été posée très régulièrement par la suite, jusqu’à prendre une nouvelle vigueur au début des années 2000, d’abord aux Etats-Unis et dans les pays caribéens, puis très vite en France. Les réparations versées aux Japonais d’Amérique internés dans des camps, pendant la seconde guerre mondiale, ainsi qu’aux victimes de la Shoah et à leurs descendants, ont fourni un argument supplémentaire. La première version de la loi Taubira incluait une clause, abrogée en commission, relative à un comité chargé de déterminer le préjudice et les conditions des réparations.
Le problème est de s’entendre sur cette fameuse notion de «réparation». Il importe de ne pas la réduire à une question financière. Faute de pédagogie là-dessus, beaucoup imaginent qu’il s’agit de distribuer des chèques aux descendants d’esclaves, ce qui est hors de question pour la plupart de celles et ceux qui débattent sérieusement des réparations. Historiquement, les personnes ou les mouvements qui ont demandé des réparations ont le plus souvent fait état de la situation collective des descendants d’esclaves, marquée par des injustices criantes, pour réclamer une lutte plus efficace contre le racisme institutionnel et les discriminations, ainsi qu’une prise en compte significative de leur histoire. Ces questions ont une dimension matérielle et financière – la lutte contre le racisme n’est pas gratuite, un musée non plus –, mais elles ne se résument pas à une question d’argent.
Pourquoi réparer aujourd’hui, un siècle et demi après l’abolition française, en 1848?
Les esclaves n’ont jamais été indemnisés. De fait, les seules réparations versées au lendemain des abolitions l’ont été aux anciens propriétaires d’esclaves. En France, une loi d’avril 1849 leur a octroyé 6 millions de francs pour indemniser la perte de leurs esclaves. Elle avait été votée sous la pression des planteurs, au nom de la paix sociale et pour dédommager des petits propriétaires qui se disaient menacés de faillite. Victor Schoelcher [l’initiateur du décret d’abolition, 1804-1894, le décret pour l’abolition de l’esclavage a été impulsé par lui en 1848 et adopté par l’Assemblée de la IIe République le 27 avril 1848] a réclamé en vain que l’indemnité fût aussi octroyée aux esclaves. Les planteurs britanniques ont reçu des sommes très importantes de la Grande-Bretagne, après 1833. L’abolition les a enrichis. En revanche, les propriétaires américains n’ont pas été indemnisés: Lincoln l’avait envisagé un temps, mais la guerre de Sécession a évacué la question.
Le grand drame des abolitions est qu’elles n’ont pas été accompagnées d’une redistribution des terres, ce qui aurait permis aux anciens esclaves et à leurs descendants de s’en sortir. Dans le sud des Etats-Unis, la promesse faite par le général Sherman de «quarante acres et une mule» pour les familles d’affranchis n’a pas été tenue. L’absence de réforme agraire a prolongé les structures de domination. Cela vaut pour tous les pays qui ont pratiqué l’esclavage. C’est flagrant au Brésil, où la plupart des présidents, jusqu’à Lula, étaient issus de la classe des anciens propriétaires, ou en Martinique, où les békés [descendants – directs et indirects – des premiers colons européens] possèdent toujours 70 % des terres. Finalement, les abolitions ont été à demi réalisées, en sauvegardant les intérêts des élites locales.
Quelles en sont les conséquences aujourd’hui?
La principale conséquence est que la structure sociale des régions concernées est encore marquée par l’esclavage. Faulkner, homme du Mississippi, a écrit que «le passé n’est pas mort. En fait, il n’est même pas passé». Les élites sont, dans l’ensemble, issues des anciens propriétaires, tandis que les descendants d’esclaves sont, dans l’ensemble, dans les positions les plus modestes. Il y a bien entendu des trajectoires exceptionnelles, permises par le développement de l’éducation secondaire et supérieure. Il existe aussi toutes sortes de groupes intermédiaires, et les migrations ont joué leur rôle pour complexifier le «feuilletage» social. Néanmoins, il est frappant de constater à quel point le passé esclavagiste imprime sa marque sur les sociétés contemporaines. L’esclavage a disparu, mais la hiérarchie sociale et raciale s’est maintenue. L’histoire des sociétés post-esclavagistes mérite autant d’attention que celle de l’esclavage.
Dans ce contexte, quelle forme une réparation pourrait-elle prendre?
Une réparation financière individualisée se heurte, de nos jours, à des difficultés politiques et juridiques insurmontables. La fenêtre s’est refermée depuis très longtemps, lorsque les dernières personnes nées esclaves sont mortes, ainsi que leurs enfants et petits-enfants. Mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire et réfuter la notion même de réparation.
Il y a d’abord la réparation morale, qui peut prendre la forme d’excuses officielles, comme celles que la Chambre des représentants a formulées en 2008, aux Etats-Unis. Les Parlements d’anciens Etats esclavagistes comme la Virginie ou la Caroline du Nord ont fait de même. Une douzaine d’Etats, dont la Californie, obligent les firmes d’assurances à faire la lumière sur leur participation éventuelle au système esclavagiste, et donc à l’admettre. La loi Taubira est aussi une forme de réparation morale, par laquelle la nation reconnaît le caractère criminel de la traite et de l’esclavage et invite à des commémorations.
Tout cela est important et nécessaire, mais trop timide, puisque les inégalités d’aujourd’hui ne sont pas considérées en pratique. Les dominations ne sont pas que symboliques! La réparation financière est impossible, et la réparation morale est insuffisante. Il reste une troisième réparation, que j’appelle la réparation politique.
Cette réparation-là s’attaque aux structures actuelles de production et de distribution des richesses dans les régions anciennement esclavagistes, comme les départements d’outre-mer, et plus généralement au racisme institutionnel. Elle vise à corriger le legs historique en agissant concrètement de manière à favoriser l’égalité et la justice. La justification de principe de la réparation n’est pas le crime du passé – l’esclavage en l’occurrence — mais le tort du présent. On évite ainsi une querelle interminable sur les responsabilités de l’esclavage, pour ne se concentrer que sur les situations actuelles d’injustice et de discrimination raciale.
Si personne, aujourd’hui, n’est responsable d’un passé funeste, nous avons en revanche une responsabilité collective dans la correction des situations contemporaines inacceptables, dont il est évident qu’elles sont issues du passé esclavagiste et colonial. La question foncière, par exemple, se pose de manière évidente aux Antilles. Christiane Taubira a visé juste en faisant récemment allusion à une politique de redistribution des terres dans ces régions.
Prenons le cas d’Haïti: la population de ce pays admirable doit être aidée, bien plus qu’elle ne l’est actuellement, en raison de sa situation désastreuse. Voilà une raison suffisante de mobilisation, raison bien plus urgente et indiscutable que l’invocation du remboursement des 90 millions de francs-or si injustement payés par Haïti à la France au XIXe siècle, cette revendication-là se heurtant à de multiples objections parfaitement recevables.
Pourquoi les générations actuelles devraient-elles payer pour les crimes du passé?
Les générations actuelles ont deux responsabilités conjointes: la première est morale, qui enjoint de connaître le passé et d’effectuer un travail mémoriel significatif. Or, il n’y a toujours pas, par exemple, de musée national de la colonisation et de l’esclavage en France, bien que certaines villes, comme Nantes, aient fait des efforts louables. La seconde est politique. Il ne s’agit pas de payer pour le passé ni même de le réparer, car l’esclavage est irréparable. En revanche, il est nécessaire de réparer notre présent, un présent pétri d’injustices héritées et de lourds silences. (Paru dans Le Monde.fr, le 6 juin 2013)
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