Etats-Unis. Proches des émeutes urbaines des années 1960?

Police Shooting MissouriEntretien avec Thomas Sugrue
conduit par Lorraine Millot

Suite à l’assassinat de Michael Brown, le 9 août 2014, à Ferguson, cette banlieue de Saint-Louis dans le Missouri, les forces de police, une fois de plus, ont tué, le mardi 19 août, un jeune Afro-Américain de 23 ans, toujours dans une banlieue paupérisée de Saint-Louis. Il avait pour nom Kajieme Powell.

Les deux policiers qui ont tiré de nombreuses balles sur ce jeune homme affirment qu’il avait un couteau dans les mains. En une formule traditionnelle résumant une situation présentée toujours selon le même schéma: «La police était un état de légitime défense»!

Simultanément, les arrestations indiscriminées de manifestant·e·s se multiplient lors des manifestations de Ferguson. Des peines lourdes de prison vont tomber.

Aux forces de police militarisées – elles achètent des surplus à l’armée des Etats-Unis qui n’a pas réussi à tous les «user» en Irak, en Afghanistan et ailleurs – s’est ajoutée la Garde nationale de l’Etat du Missouri. Autrement dit, une structure qui, face à des manifestations de masse, ne sait que les écraser avec une violence extrême. Le mainstream quotidien USA Today du 19 août 2014 constate: «Envoyer la Garde nationale est depuis toujours un aveu d’échec qui participe autant à la stigmatisation d’une communauté que la violence qu’elle est censée stopper

Obama, face à cette crise révélatrice de la permanence de ladite question raciale aux Etats-Unis, a envoyé dans le comté le ministre de la Justice, Eric Holder. Ce qui fait dire au Washington Post, dans une formule ramassée: «On voit bien que la mort de l’adolescent noir est devenue le symbole de quelque chose d’énorme: un test pour la justice américaine et pour la capacité du gouvernement à surveiller les agents de police censés, eux, surveiller tous les autres.» 

Jake Tapper, sur la chaîne établie CNN, lors un reportage, affirmait qu’il était incompréhensible de voir ces forces militarisées agir de la sorte. Et il posait la question: «Pourquoi font-ils cela? Je ne sais pas. Il n’y a pas de raison. Rien ne justifie cela. Certes, il y a eu des pillages. Certes, il y a eu des violences ces 9 derniers jours. Mais rien ne se passe dans la rue qui justifie ces scènes propres à Bagram.» En un mot: la base aérienne de Bagram en Afghanistan, connue pour les brutalités infligées par des «spécialistes» aux prisonniers; base aérienne que Tapper a connue.

Les enquêtes commencent à confirmer les affirmations des amis et de la famille de Michael Brown. Les résultats de l’autopsie demandée par la famille, rendus publics lundi 18 août 2014, ont conclu que le jeune homme avait été atteint d’au moins six balles, dont deux à la tête, et de dos. Selon le Los Angeles Times, du mardi 19 août, les résultats de la deuxième autopsie, requise au niveau fédéral, font aussi état de six blessures par balle. Comment le policier sera-t-il jugé? Il faudra que la justice réponde à une question qui ressort d’une interrogation reprise par les manifestants et citée par The Guardian du 20 août: «Pourquoi un policier a-t-il plus de valeur qu’un jeune Noir?»

Nous reproduisons ci-dessous l’entretien conduit pas Lorraine Millot avec Thomas Sugrue, professeur d’histoire et de sociologie à l’université de Pennsylvanie. Dans un livre traduit en français en 2012, le Poids du passé, Barack Obama et la question raciale (Ed. Fahrenheit, 174 p.), cet historien des droits civiques, rappelle que ce «passé» d’humiliations et de ségrégation n’est toujours pas vraiment passé. (Réd. A l’Encontre)

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Ferguson est-il un cas isolé ou reflète-t-il des tensions raciales plus générales aux Etats-Unis?

Ce qui se passe à Ferguson fait écho à des tensions anciennes, qui se sont déjà vues en d’autres endroits, comme en Floride après la mort de Trayvon Martin. L’émoi que l’on voit à Ferguson est le produit de quarante ans d’investissements dans le traitement policier et judiciaire, plutôt que social, des inégalités raciales. Les Afro-Américains sont beaucoup plus souvent contrôlés, arrêtés, poursuivis et emprisonnés que les Blancs. Le phénomène est si courant qu’il a engendré l’expression «Driving While Black» (littéralement «conduite en état de négritude»), exprimant le fait que les conducteurs noirs ont beaucoup plus de probabilité que les Blancs d’être arrêtés et poursuivis pour infraction routière. Souvent, les policiers profitent des contrôles routiers pour fouiller leurs voitures et voir s’ils ne transportent pas de drogue ou d’autres produits interdits. Dans des villes comme Ferguson, c’est aussi une source majeure de revenus pour les policiers locaux qui encaissent les amendes. Cela nourrit bien sûr beaucoup de ressentiments.

Cela aurait empiré ces dernières années ?

Le changement le plus dramatique, c’est la militarisation de la police. Cela a débuté dans les années 60 avec les émeutes urbaines, mais cela s’est dramatiquement aggravé après les attentats du 11 septembre 2001. Dans une petite ville de banlieue comme Ferguson, on a pu voir que la police locale était équipée comme une véritable petite armée !

L’élection d’Obama n’a donc pas apaisé les tensions raciales aux Etats-Unis?

L’élection d’Obama a conduit beaucoup de gens à croire que l’Amérique avait surmonté sa longue histoire d’inégalités raciales. Avec un Noir à la Maison Blanche, beaucoup ont pensé que le problème était réglé. Les Blancs sont moins prêts à reconnaître le problème. Et les Noirs ont cru que leur situation allait s’améliorer : il y a aujourd’hui un gouffre entre leurs attentes et les inégalités qui perdurent, c’est ce gouffre qui nourrit la colère. Ferguson et Saint-Louis sont deux parfaits exemples de villes encore profondément «ségréguées». Les Noirs sont partis vivre dans ce que j’appelle les «banlieues de seconde main» : les maisons n’y sont plus en très bon état, les Blancs les quittent et les Noirs s’y installent. Il y a beaucoup d’autres Ferguson aux Etats-Unis, où Noirs et Blancs vivent dans des quartiers encore séparés. Il y a bien un mouvement d’intégration, mais il est extrêmement lent. Les changements ne se font qu’aux marges.

Barack Obama aurait-il pu faire plus?

Sa réaction à Ferguson a été typique : il a appelé à la paix, au respect et au rassemblement. Il reprend sa rhétorique bien connue de réconciliation des races. Il aurait pu faire plus, en allant lui-même à Ferguson ou à Saint-Louis s’adresser à toutes les communautés rassemblées pour l’occasion. Mais chaque fois qu’il aborde ce sujet racial, il déclenche des controverses.

Ses détracteurs de droite l’accusent aussitôt d’être lui-même raciste… ce qui l’amène à être extrêmement prudent. Ceci dit, il a aussi demandé une enquête approfondie à son ministre de la Justice, Eric Holder, qui a plus de crédit parmi les militants des droits civiques.

Certains militants noirs accusent même Barack Obama d’avoir aggravé le problème en faisant croire que l’Amérique serait maintenant post-raciale…

Le fait est que nous sommes piégés dans cette illusion que les Etats-Unis sont entrés dans une ère post-droits civiques. L’idée est que s’il y a encore des inégalités, c’est le fait d’échecs individuels plutôt que d’injustices systémiques. Alors même que les systèmes éducatif, policier ou bancaire perpétuent toujours ces inégalités. Le taux de chômage des Noirs est encore le double de celui des Blancs.

Ceci dit, le mouvement de protestation à Ferguson, comme celui qui avait suivi la mort de Trayvon Martin [26 février 2012, à Stanford en Californie; le meurtrier George Zimmerman sera acquitté par la justice en 2013], donne aussi l’espoir que les Afro-Américains expriment maintenant leur mécontentement. A Ferguson, les manifestants sont descendus dans la rue pour s’en prendre aux institutions qui les discriminent, la police et le gouvernement local. On se rapproche des émeutes urbaines des années 60. Il faut écouter ces manifestants. (19 août 2014, Libération pp.4-5)

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