Etats-Unis. Lutter pour le droit d’exister. Rendre invisibles «les indésirables», les mendiants, les SDF

Par Ryan Tardiff
et Lindsay Caesar

Greensboro [environ 290’000 habitant·e·s, c’est dans cette ville que s’est déroulé, en 1960, un sit-in non-violent contre la ségrégation, très connu] est réputée comme étant l’une des villes les plus progressistes de Caroline du Nord, son conseil communal et le bureau du maire sont entièrement dominés par les Démocrates.

Loin de cette réputation, le traitement que Greensboro réserve aux communautés les plus vulnérables de la ville est loin d’être progressiste. Alors que la ville bâtit des parkings coûtant plusieurs millions et s’engage dans des partenariats avec des entreprises, les sans-abri ou ceux et celles qui sont plongés dans une pauvreté extrême sont criminalisés et invisibilisés.

L’Homeless Union of Greensboro, réunissant des sans-abri ainsi que leurs soutiens, se consacre à la recherche d’issues à la crise de la pauvreté de la ville.

Fin avril 2018, le conseil communal de Greensboro a voté en faveur de l’abrogation d’une ordonnance qui plaçait la mendicité sous un système d’autorisations: ceux qui en faisaient la demande étaient soumis à un contrôle policier de leurs présumés antécédents et obtenaient ladite «autorisation privilégiée» (privilege license) pour pouvoir enfin demander de l’argent dans les rues.

Alors que cette abrogation pouvait sembler une petite victoire, le conseil communal a adopté immédiatement une nouvelle ordonnance réglementant aussi la «manière de s’adresser» aux passants et le comportement des mendiants. Le prétexte invoqué cette fois-ci: s’opposer aux «sollicitations agressives». Le remplacement de l’ordonnance comprend des restrictions ciblant clairement les sans-abris, sans le dire explicitement.

L’ordonnance considère que de «bloquer ou d’empêcher l’accès aux trottoirs» ou les «gestes menaçants» sont des crimes. En outre, elle interdit à toute personne de demander de l’argent près des automates de retrait d’argent dans un périmètre de 20 pieds [un peu plus de 6 mètres]. Le «colportage», le «commerce ambulant» et le «contact intentionnel» tombent également sous les dispositions de l’ordonnance.

Ces actes sont déjà limités par les lois en vigueur. L’objectif réel de cette ordonnance est de contrôler l’activité des sans-abri.

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Lors d’une assemblée du conseil communal qui s’est tenue fin avril, l’ordonnance est passée par 6 voix contre 3 [1], elle est immédiatement entrée en vigueur en raison de la «supermajorité» du vote. Quelques semaines plus tard, la conseillère Sharon Hightower a modifié son vote, ce qui signifie que l’ordonnance ne jouit plus d’une supermajorité – elle ne peut donc entrer en vigueur avant un nouveau vote du conseil communal.

Lors d’une réunion ultérieure, Tom Carruthers, l’avocat-conseil de la ville a informé le conseil que cette ordonnance ne tiendrait pas devant un tribunal.

Au cours des semaines suivantes, la ville a dépensé 32’000 dollars les services du cabinet Parker Poe en vue de la préparation d’une nouvelle ordonnance évitant de potentielles actions en justice résultant du caractère inconstitutionnel de la loi contre les sollicitations agressives.

Cette nouvelle ordonnance, dont la ville affirme que les chances devant un tribunal sont meilleures, a été finalisée le même jour qu’elle a été soumise au vote du conseil communal. Les conseillers n’ont donc eu que quelques heures pour lire un document de 700 pages.

La nouvelle ordonnance, cible, sans le dire explicitement, les mendiants en raison de l’inclusion de mesures visant à interdire les «comportements de harcèlement» dans l’espace public, toute sollicitation sur un parking ou encore le fait de s’asseoir, de rester ou de se coucher sur le terre-plein central d’une rue.

Le 25 juillet, une nouvelle version de l’ordonnance a été soumise au vote. Après une période de consultation publique au cours de laquelle 17 orateurs se sont opposés à l’ordonnance et que seulement deux – chacun contribuant à la campagne de l’un des conseillers soutenant la législation – se sont exprimés en faveur, une motion proposant de reporter le vote a été repoussée par 5 voix contre 4.

Après une suspension de réunion, la même majorité de 5 contre 4 est revenue dans la salle du conseil avec un plan sous le coude. Selon une membre du conseil, Michelle Kennedy, ceux qui étaient favorables à l’ordonnance se sont réunis en privé sans la consulter ni les autres membres du conseil.

Les membres du conseil favorables à l’ordonnance sont arrivés prêts à voter non seulement l’ordonnance amendée mais aussi celle qui avait été spécifiquement critiquée pour être ouvertement inconstitutionnelle. Les deux votes ont reçu 5 voix contre 4. En raison du vote antérieur sur la version initiale (non amendée), l’ordonnance a désormais force de loi, malgré le fait que la majorité ait déclaré son intention de l’abroger dès que possible.

Loin des affirmations du conseil communal selon lesquelles il se préoccupe du sort des sans-abri, la ville de Greensboro se soucie plus de sa réputation que des plus vulnérables de ses habitant·e·s.

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Les ordonnances – et les manœuvres utilisées pour qu’elles soient adoptées – constituent une illustration de l’invisibilisation des «indésirables» de la vie publique au même titre que l’emploi de la loi pour cibler ceux qui ont besoin d’aide.

Elles montrent aussi la manière dont des magistrats se sentent plus concernés par leurs propres intérêts que par ceux de leurs administrés. En réalité, la ville a récemment décidé de dépenser plus de 100 millions de dollars de fonds publics pour la construction de complexes de parkings souterrains, d’hôtels et de bureaux. Comme l’a souligné un orateur lors de la réunion du conseil communal, cela représente 30’000 dollars la place de parking.

La ville a priorisé les logements, les véhicules et les touristes contre des êtres humains, les sans-abri. Ceux-ci sont criminalisés, invisibilisés et harcelés.

Selon la maire de Greensboro, Nancy Vaughan, une majorité d’habitants de la ville sont convaincus de la nécessité de telles mesures.

Pourtant, lors des cinq réunions qui se sont tenues à la mairie sur cette question, la grande majorité des gens se sont exprimés en faveur d’apporter une aide aux sans-abri ainsi que contre les tentatives visant à les criminaliser. Seule une poignée a soutenu l’ordonnance.

C’était visible lors de la réunion la plus récente du conseil communal au cours de laquelle la majorité de ceux qui se sont exprimés dans l’audience se sont opposés à l’ordonnance et ont été applaudi. Les conseillers qui soutenaient ces dernières ont été hués et parfois chahutés.

Ceux qui soutiennent avec le plus de véhémence les lois criminalisant l’itinérance, les sans-abri sont aussi ceux qui bénéficient le plus de l’existence même de la pauvreté. La ville de Greensboro se situe au septième rang du pays en ce qui concerne les expulsions de logement «par tête», selon l’Eviction Lab de l’Université de Princeton; neuvième pour l’insécurité alimentaire et treizième quant au taux de pauvreté.

La conseillère Michelle Kennedy, qui est aussi directrice exécutive de l’Interactive Resource Center, qui traite principalement de questions liées à la pauvreté et à l’itinérance, a déclaré que les pauvres de Greensboro avaient besoin de soutien, mais que ce débat était encore prématuré.

Kennedy a remarqué que la prétendue «menace» venait surtout de personnes souffrant de désordres psychiques. Avec les 32’000 dollars dépensés pour que des avocats trouvent un moyen de les criminaliser, Kennedy a remarqué que la ville aurait pu aider ces personnes à trouver un logement et de l’aide.

L’année dernière, le budget de Greensboro a consacré seulement 8% aux services communautaires, la plus grande partie consacrée aux parcs et aux loisirs. Moins de 1% a été réservé au développement des quartiers et aux partenariats de logement. Pour chaque 100 dollars que la ville dépense, seulement 60 centimes sont destinés au développement du logement.

Même lorsque le budget réserve une place à la question du logement, comme lorsqu’une obligation de 25 millions de dollars a été adoptée lors du mandat précédent, il y a un piège. Dans ce cas, il a été spécifié que l’argent était destiné aux «familles qui travaillent» et se trouvaient juste au-dessus de la ligne de pauvreté plutôt que pour ceux dont les besoins relèvent de l’urgence.

En comparaison, près de 14% du budget annuel de Greensboro est destiné à la police – et, au cours de cette année, ce chiffre s’est accru de plus de l’ensemble du budget réservé au développement des logements.

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Greensboro n’a pas besoin de plus de police ou de parkings. Il faut que nous allions à la racine de l’itinérance: la pauvreté. Les pauvres ne devraient pas se cacher ou craindre d’être arrêtés lorsqu’ils demandent de l’aide.

L’Homeless Union of Greensboro a déclaré clairement qu’elle serait à la tête des actions judiciaires engagées contre l’ordonnance et qu’elle se battrait pour que des ressources soient allouées aux sans-abri ainsi qu’en faveur d’une Homeless Bill of Rights [déclaration ou charte des droits des personnes sans-abri] similaire à celle adoptée à Duluth, dans l’Etat du Minnesota.

La charte de Duluth accorde le droit de se reposer, de se déplacer librement et d’utiliser les propriétés publiques. Elle affirme que les gens peuvent légalement dormir dans leurs voitures sur le domaine public. La garantie de ces droits indique que les sans-abri ne doivent pas être «invisibilisés» et qu’ils doivent pouvoir vivre dignement et être respectés.

Les besoins des personnes sans-abri ne se limitent évidemment pas au respect et à la dignité. Ils comprennent le droit au logement. L’un des cris de ralliement de l’Homeless Union est celui-ci: «des clés pour une maison, pas de menottes». Un logement et un emploi au moins au salaire minimum constituent une exigence élémentaire.

Contrairement à ce que pensent certains politiciens de la ville, chaque personne mérite de vivre sa vie avec espoir et dignité, et d’être libéré de la pauvreté et de l’itinérance. (Article publié le 7 août 2018 sur le site SocialistWorker.org; traduction A L’Encontre)

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[1] Le conseil communal est composé de huit conseillers et du maire, cinq conseillers représentent les arrondissements, alors que le maire et les trois conseillers qui restent sont élus par l’ensemble de la ville. Le système politique de Greensboro fait du maire un simple président du conseil communal, les tâches exécutives et administratives étant réservées à un «city manager» engagé par la ville. (Réd A l’Encontre)

 

 

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