Par Jeet Heer
La politique des Etats-Unis contre la pandémie du COVID-19 évolue selon qui a l’oreille de Donald Trump. De tout temps les présidents ont reçu de leurs divers conseillers des avis contradictoires. Mais Trump est particulier. La dernière personne qui lui parle est celle qu’il écoute. Dimanche 29 mars, lors de sa conférence de presse, Trump semblait accepter à nouveau la position des experts médicaux qui – avec le Dr Anthony Fauci [de l’Institut National des allergies et maladies infectieuses, écarté durant quelques jours] – exigent contre la pandémie une réponse ouverte à toutes les solutions, quelles qu’elles soient. Mais ce soir-là Trump a également déclaré: «Peut-être ne devrions-nous rien faire», nous ont dit un tas de gens, «nous contenter de chevaucher l’obstacle, de le sauter comme un cow-boy, nous contenter d’enjamber cette saleté». Et Trump lui-même a parfois adopté cette façon de penser, en suggérant par exemple que la politique de distanciation sociale soit supprimée aussi vite que possible [12 avril], et peut-être à temps pour permettre aux églises d’être pleines à Pâques.
Auprès de certains secteurs de droite et en particulier chez les libertariens, l’idée que le corps médical surréagit à la pandémie est puissante. Comme l’a rapporté le Washington Post le 23 mars, «des conservateurs proches de Trump et de nombreux responsables de l’administration ont fait circuler un article de Richard A. Epstein de la Hoover Institution, intitulé
«Coronavirus Perspective» (Le coronavirus en perspective), qui minimise l’étendue de la contamination et de la menace.
Si Trump saute d’un pied sur l’autre concernant la politique contre le coronavirus, c’est que parfois il écoute des experts médicaux et parfois ses assistants qui lui distillent l’argument d’Epstein.
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Qu’un tel article ait eu un tel impact peut sembler étrange. Richard A. Epstein, en effet, n’est pas un expert médical, c’est un théoricien du droit. A ce titre, il est l’un des membres les plus influents d’un mouvement juridique et économique qui s’efforce depuis les années 1950 de persuader les juges de mettre en application leurs théories économiques libertariennes relatives aux coûts et aux avantages lorsqu’ils rendent leurs jugements. Les réseaux mis en place par la Federalist Society au sein des institutions ont permis à ce mouvement de jouer un rôle majeur pour influencer à droite la jurisprudence américaine.
Mais même dans le milieu de la Federalist Society, Epstein est considéré comme un extrémiste. Son livre Takings. Private Property and the Power of Eminent Domain (Harvard University Press, 1985) plaidait déjà en faveur d’une vision du droit de propriété qui garantisse une généreuse compensation aux propriétaires fonciers subissant des procédures pourtant standard – le zonage ou la réglementation des zones humides – dans le but de rendre le coût de leur mise en œuvre prohibitif. Son livre préconisait le recours aux tribunaux pour saper toute politique environnementale. Avec son livre suivant, Forbidden Grounds. The Case Against Employment Discrimination Laws (Harvard University Press, 1992), il faisait campagne pour l’abrogation des lois anti-discriminations. Il remontait, à ce propos, jusqu’à la loi de 1964 sur les droits civiques [Civil Rights Act du 3 juillet 1964]. Epstein demandait que les employeurs soient autorisés à embaucher ou à licencier en fonction de la race.
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Cette même posture d’opposition radicale à toute intervention du gouvernement explique l’opposition d’Epstein aux fermetures pendant la pandémie. Mais attention, Epstein ne se contente pas de recourir à des arguments idéologiques. Son article repose sur une vision délirante de la biologie.
Dans son article «Coronavirus Perspective» (Le coronavirus en perspective), publié le 16 mars 2020, Epstein assurait que les Etats-Unis n’auraient pas plus de 500 décès. Les faits l’ont hélas rapidement dépassé. Le nombre de décès confirmés (officiels) aux Etats Unis dépasse les 2000 (à la date où écrit Jeet Heer; 4079 selon les derniers chiffres vérifiés du 31 mars au soir).
Epstein a réévalué son pronostic à 5000. Chiffre qui, lui aussi, sera très prochainement dépassé. Certes, Epstein lui-même admet que son chiffrage est «quelque peu optimiste». Et dimanche 29 mars, Trump lui-même, le Dr Anthony Fauci l’accompagnait ce soir-là, a prévenu qu’il faudrait compter avec plus de 100’000 morts états-uniens.
L’erreur d’Epstein, lorsqu’il sous-estime le nombre des décès, n’est pas d’ordre technique; une erreur théorique fondamentale la fonde. Il croit que les virus perdent leur virulence, «étant donné la tendance du coronavirus à s’affaiblir avec le temps. En réduisant les expositions des groupes à haut risque on oppose une réponse adéquate à la maladie.»
Isaac Chotiner a récemment interviewé Epstein pour The New Yorker. A juste titre, il l’a interpellé sur ce point. «Eh bien, nous avons affaire à une tendance évolutive», a asséné Epstein. The New Yorker a contacté des experts médicaux, qui ont fermement contesté cette prétendue «tendance évolutive». Albert Ko, professeur d’épidémiologie et de médecine, directeur de département à la Yale School of Public Health (Yale School de santé publique), a déclaré sèchement «(qu’) aucune preuve n’existe d’un tel phénomène».
Epstein applique sa théorie à d’autres maladies. En opposition à l’essentiel de la documentation scientifique, il croit que les effets du virus du sida se sont atténués avec le temps. Interrogé par Isaac Chotiner sur la promotion d’idées que ne valide «aucune base scientifique», Richard Epstein a répondu: «Elles sont ma théorie», puis il a ajouté: «Je ne suis pas un empiriste.»
Il a également insisté sur le fait qu’il travaillait avec une «théorie évolutionniste» valide. Je m’appuie «sur l’économie darwinienne conventionnelle – la théorie économique évolutionniste conventionnelle de Darwin – et je l’applique à ce cas particulier.»
Cette prétention à se fonder sur «l’économie darwinienne» peut paraître extravagante. Elle est toutefois réellement conforme à la tradition intellectuelle dont se revendique Epstein, fortement influencé par l’économiste et théoricien social F.A. Hayek. Le magnum opus de ce dernier s’est efforcé de baser sa conception minimaliste de l’Etat sur la théorie de l’évolution, affirmant que les travaux d’Adam Smith et de Charles Darwin reposeraient sur les mêmes observations. Voir
Friedrich A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, publié en trois volumes de 1973 à 1979 (University of Chicago Press, rééd. 2011).
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Hayek a aussi joué avec les idées d’un précurseur de Darwin, Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), pour qui des traits acquis pouvaient être transmis d’une génération à l’autre. Néo-lamarckien lui aussi, Epstein soutient fermement que l’évolution est rapide et peut agir en une ou deux générations. Il l’a dit au New Yorker, la tendance évolutive des virus à s’affaiblir «évolue dans le temps. Une semaine. Ou un mois. Ça pourrait être plus long.»
Alors qu’il se fait interroger par Chotiner, un maître de l’interrogatoire criminel, Epstein devient de plus en plus agité. Vers la fin, il manifeste un moment d’énervement:
[Epstein] Vous ne connaissez rien du sujet, mais vous êtes si sûr de vous que vous allez dire que je suis un cinglé.
[Chotiner] Non. Richard. C’est ce que vous dites, n’est-ce pas? C’est ce que vous dites?
[Epstein] Je ne dis rien de tel. Avouez-le. Vous dites que je suis un cinglé.
Isaac Chotiner est peut-être trop poli pour le dire. Mais il est évident qu’Epstein est un cinglé. Totalement dépourvu des plus élémentaires notions de médecine ou d’épidémiologie, il étale des considérations grandiloquentes. Une conception grotesque de la science sous-tend ses théories. Comme le note Ajay Kundaria, un ancien responsable de l’administration Obama: «Epstein a toujours jonglé avec des concepts scientifiques [sociaux] comme avec des slogans pour justifier ses convictions idéologiques.» Dans le cas que nous traitons ici, aucune théorie évolutionniste ne justifie Epstein. Il brandit des slogans qui habillent ses préjugés personnels en usurpant une autorité scientifique.
Epstein est un cinglé, mais un cinglé doté d’une influence considérable qu’a nourrie tout au long de sa carrière son réseau juridique de droite. Son article absurde sur le coronavirus n’est pas seulement un scandale ou une tache dans son dossier, mais la preuve d’une corruption sociale et politique plus large. Une multitude d’institutions ont permis à Epstein de prospérer, et notamment la Federalist Society, l’Université de Chicago, l’Université de New York et la Hoover Institution. Son article ridicule sur le coronavirus les ternit toutes.
Epstein est plus célèbre grâce à la pandémie, mais parmi les élites juridiques et politiques ses idées circulent depuis des décennies. En tant que telle, son influence, dans la phase actuelle, est plus profonde que quelques articles lus à la Maison-Blanche sous Trump. Comme l’a tweetté Matt Stoller: «Si vous vous demandez pourquoi, en tant que société, nous ne parvenons pas à venir à bout du #coronavirus, c’est parce que des types comme Richard Epstein forment les bureaucraties des grandes compagnies et du gouvernement depuis quatre décennies.»
En d’autres termes, les idées délirantes sur le coronavirus d’Epstein résonnent à la Maison-Blanche sous Trump, parce que les républicains travaillent depuis des décennies avec les idées d’Epstein. (Article publié dans The Nation, en date du 30 mars 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Jeet Heer est journaliste auprès de The Nation; il traite de la situation aux Etats-Unis.
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