Jeudi dernier, Charles Martin s’est présenté à son bureau de poste de Cincinnati (Ohio), où il travaille comme facteur. À son arrivée, il a appris qu’un employé de l’office avait été mis en quarantaine après avoir manifesté des symptômes du COVID-19.
«Un collègue m’en a parlé dans le bureau, mais la direction n’a pas encore informé à ce sujet», m’a dit Martin. «La moitié du bureau n’en sait toujours rien». Cependant Martin continue à travailler «parce que depuis le 15 mars, jour où le gouverneur de l’Ohio a fermé bars et restaurants, le nombre de paquets a commencé à augmenter».
«Nous sommes un service essentiel, alors nous devons continuer», a déclaré Martin, «mais dans mon office il y a beaucoup d’employés plus âgés, et je crains qu’ils ne soient atteints. Le plus vieux facteur a plus de 75 ans». Dès mardi 24 mars, ce facteur et tous les autres du bureau de Martin doivent se pointer, même si beaucoup d’entre eux ont peur des contacts avec leurs collègues et leurs clients.
Alors que le coronavirus se propage à travers les Etats-Unis, le service postal s’efforce de jouer son rôle essentiel – le maintien des relations dans le pays – en protégeant ses travailleurs et ses clients. Et ces défis ne se réduisent pas à la désinfection des surfaces ou à la distanciation sociale: depuis longtemps déjà de nombreux bureaux de poste manquent de personnel et le coronavirus accule une main-d’œuvre surchargée à un point de rupture. Sans une action radicale en faveur de ce service, le virus pourrait menacer le service postal au moment où il est le plus nécessaire.
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Jeudi dernier 19 mars, l’Association nationale des facteurs (National Association of Letter Carriers, NALC, un syndicat de facteurs) a fait connaître le décès de Rakkhon Kim, facteur de 50 ans du Bronx, mort des complications liées au COVID-19. Ce jour-là, au moins 85 postiers étaient identifiés comme malades possibles du coronavirus, le quadruple du chiffre annoncé la semaine précédente.
Les employés de l’USPS – United States Postal Service (USPS) est le service postal gouvernemental des États-Unis, connu souvent sous l’ancien nom de «US Mail», mis sous obligation de résultats financiers par Trump, avec menace de privatisation – travaillent dans des offices répartis dans le pays tout entier, qu’il s’agisse de zones confinées comme New York ou le comté de Westchester [un des 62 comtés de l’État de New York], ou de villes reculées comme Howell, en Géorgie, ouTroy, au Michigan.
La direction de l’USPS a déclaré avoir mis ces employé·e·s en quarantaine comme toute personne en contact étroit avec eux pendant plus de quelques minutes. Et des milliers et des milliers de facteurs/factrices et d’employé·e·s continuent de se rendre à leur travail pour livrer chaque jour leur courrier à des centaines d’adresses différentes, pour manipuler des milliers d’objets de papier ou de carton, à l’heure où la recherche commence de suggérer que le virus survit peut-être quelques heures sur de tels supports.
La propagation rapide du coronavirus a surpris de nombreux secteurs économiques aux Etats-Unis. Les postiers déclarent que dans leurs offices postaux et leurs centres de tri la réaction de leurs directions à l’épidémie a été particulièrement lente et inefficace. Une demi-douzaine d’employé·e·s et de facteurs m’ont assuré que leur direction n’avait pas été en mesure de fournir du savon et des lingettes désinfectantes, du désinfectant pour les mains ou des gants aux facteurs.
La semaine dernière, la direction de l’USPS a édicté de nouveaux protocoles enjoignant aux employé·e·s de porter des gants et garantissant des masques à quiconque en demande. Selon ces protocoles, toutes les surfaces doivent être désinfectées et essuyées. Mais les postiers m’ont tous assuré qu’ils n’avaient aucun accès aux fournitures d’hygiène et de protection. Deux employés m’ont en outre déclaré que, le lundi 23 mars, la direction de leur unité n’avait toujours pas abordé la question du coronavirus à l’occasion des colloques d’équipe.
«Leur réponse est totalement inadéquate», a déclaré Lawrence, un chauffeur dans l’ouest de l’Ohio. «C’est vendredi 20 mars seulement que la question a été abordée, et c’était pour nous dire qu’ils n’avaient aucun matériel pour nous aider à nettoyer, ni gants, ni quoi que ce soit», a-t-il déclaré. «La question a été traitée comme si rien d’important ne se passait.»
Jim, un employé des postes du Colorado, a déclaré que même si, dans sa région, il n’y avait pas encore beaucoup de cas de coronavirus, il craignait de propager la maladie pendant sa tournée.
«Pour l’instant, l’accent est mis sur le lavage des mains et la désinfection, mais le virus est viable pendant assez longtemps sur du carton, et nous n’avons pas beaucoup de matériel de désinfection», a-t-il déclaré. «Si vous avez un bureau de poste comme le nôtre, avec un petit hall, vous pouvez voir comment le courrier qui arrive pourrait facilement propager la maladie». Alors que FedEx et UPS [firmes privées] ont de nouvelles directives qui interdisent aux clients de toucher les scanners numériques de paquets, a déclaré Jim. Or, sa station permettait toujours aux clients de signer pour les paquets et le courrier certifié.
Dans son bureau de poste, a-t-il déclaré, un assistant arpente la queue des clients avec un scanner mobile pour numériser les colis, permettant aux clients de signer le scanner avec leurs doigts! C’est mardi 24 mars, que l’Etat du Colorado a ordonné le confinement. Avant cette mesure, souligne-t-il, la direction de son office postal n’avait pas encore pris la maladie au sérieux.
«Je distribue le courrier dans un coin où vivent beaucoup de personnes âgées, et ce sont généralement ces dernières qui m’ouvrent leur porte, pour échanger quelques mots ou prendre leur courrier. Cela me met mal à l’aise, elles sont si vulnérables» me dit Lawrence.
«Même en temps normal, quand des collègues doivent prendre un congé maladie, ça fait toute une histoire», nous déclare Jim. «Il faut prévoir des heures supplémentaires, des prolongations d’horaire, des choses comme ça.» Si le coronavirus se propage parmi ses collègues du Colorado, ils seront encore plus sollicités, probablement avec des employés et des facteurs forcés de travailler en équipes jusqu’à 12 heures d’affilée.
«Ces derniers jours, le volume des colis est presque comme à Noël», estime Lawrence. «Nous commençons à recevoir des envois d’articles que les gens ne peuvent plus acheter en magasin.» Ses collègues, dit-il, et même sans congés maladie, faisaient déjà au moins 10 heures par jour. L’augmentation du volume des colis exige, bien sûr, des employé·e·s et des facteurs de manipuler un poids plus lourd, ce qui augmentera leur fatigue à la fin de chaque journée.
Sasha distribue le courrier dans une ville du Massachusetts où, selon lui, les facteurs doublaient déjà leurs tournées avant le virus. «Mon bureau de poste est en sous-effectif. En fait, c’est le cas de tous les bureaux dans le coin. Nous travaillions déjà avec des moyens hyper-restreints», a-t-il déclaré, ajoutant que la plupart de ses tournées sont déjà doublées. «Chaque fois que quelqu’un se déclare malade, une autre tournée ne peut être faite, donc nous faisons tous beaucoup d’heures supplémentaires. Si beaucoup de facteurs tombent malades, honnêtement, je ne sais pas ce que nous allons faire.»
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David Partenheimer, un porte-parole de l’USPS, m’a affirmé: «La sécurité de nos employé·e·s est notre priorité absolue. Nous travaillons d’arrache-pied pour nous assurer que tous nos employé·e·s ont le nécessaire pour leur sécurité et leur santé.» Il a ajouté que l’USPS avait diffusé une série de vidéos d’information et des conférences sur le lavage des mains et la distanciation sociale, et qu’il fournissait des masques et des gants aux employé·e·s qui les demandaient. Il a également déclaré que l’USPS avait modifié les procédures de signature du courrier pour éviter que les clients ne touchent les scanners et que l’USPS encourageait les facteurs à conserver une distance de sécurité avec les clients (sic).
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A l’heure où le coronavirus réduit les effectifs, les deux syndicats postaux et la direction de la Poste s’efforcent de garantir la sécurité des travailleurs sans compromettre la mission de la Poste. La semaine dernière, les syndicats des gestionnaires de courrier et les facteurs ont signé des accords avec la direction permettant aux employés d’utiliser leurs jours de congé maladie pour s’occuper de leurs enfants s’ils ne peuvent être scolarisés, politique qui sera également appliquée aux employés intérimaires (non-facteur) à temps partiel. «Les accords exigent également des responsables d’offices postaux qu’ils assouplissent leurs politiques généralement rigides de changements d’horaire et d’équipe.»
Pour les temps à venir, cependant, la principale préoccupation des syndicats recoupe celle qu’expriment les salariés avec qui je me suis entretenu: faire en sorte que les offices postaux parviennent à envoyer le courrier en évitant la surcharge des et des facteurs.
«Nous travaillons en sous-effectifs», a déclaré Kevin Tabarus, responsable de la section de New York du Syndicat national des facteurs (National Postal Mail Handlers’ Union, NPHMU). «C’est en train de devenir un vrai problème. Bien sûr, nous encourageons nos adhérents à rester à la maison s’ils se sentent malades, mais ceux qui sont capables de travailler doivent effectuer encore plus d’heures. Avec les malades, s’aggravent les problèmes de sous-effectifs, et bien sûr, tout le monde fait des heures supplémentaires.»
Selon Don Sneedly, responsable de la section locale du NPMHU dans l’Etat de Washington et en Alaska, dans sa région également il y aurait pénurie de travailleuses et de travailleurs. Don Sneedly a déclaré que si les choses empirent à Seattle, la Poste pourrait devoir traiter le coronavirus comme une catastrophe naturelle et suspendre temporairement le travail dans les offices ou les zones les plus touchées par la maladie.
Paul Hogrogian, président du syndicat des facteurs, a déclaré qu’il s’attend à ce que la direction et les syndicats parviennent bientôt à un accord qui permettrait temporairement au service postal d’embaucher ce qu’il appelle des employés intérimaires, engagés à temps partiel et privés d’avantages sociaux. Sans précédent, un tel accord aiderait à améliorer les conditions de travail dans de nombreux offices en sous-effectif. Il fournirait des milliers de nouveaux emplois à des Etatsuniens qui ont été licenciés ou dont les employeurs ont fermé leurs entreprises en raison du coronavirus. (La National Association of Letter Carriers, l’Association nationale des porteurs de lettres, l’autre grand syndicat de la poste, s’est elle bornée à indiquer que le syndicat était en «dialogue permanent avec le service postal» au sujet du coronavirus.)
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Lundi 23 mars au soir, les représentants Carolyn Maloney (démocrate de New-York) et Gerry Conolly (démocrate de Virginie) ont déclaré que le service postal avait déjà subi une forte baisse du courrier traditionnel, comme les magazines et les prospectus. En l’absence d’une aide financière directe, ont-ils déclaré, l’agence pourrait faire faillite d’ici l’été.
Le service postal générerait probablement du bénéfice s’il était géré comme le sont la plupart des agences gouvernementales. Mais cette agence est tenue par l’obligation de préfinancer ses prestations de retraite plus de 50 ans à l’avance. Ce mandat, conjugué à la baisse du volume du courrier après la récession de 2009, a placé la Poste dans une situation financière précaire. Le ralentissement économique provoqué par le coronavirus met désormais en péril ses activités de base. En conséquence, les deux représentants ont ajouté au plan de relance de la Chambre un ensemble de dispositions qui aideraient à renflouer la Poste, et notamment un paiement d’urgence de 25 milliards de dollars et une disposition qui lui permettrait d’emprunter 15 milliards de dollars supplémentaires à court terme. La version finale du projet de loi adopté par le Sénat, n’a cependant augmenté la limite de l’emprunt qu’à 10 milliards de dollars et ignoré le paiement d’urgence.
Si le Congrès ne prend pas dans un avenir proche des mesures supplémentaires pour sauver le service postal, le scénario prédit par Maloney et Connolly pourrait se réaliser et ses conséquences seraient désastreuses. Sans un service postal opérationnel, il n’y aurait personne pour livrer des médicaments, des fournitures médicales et des équipements de protection aux ménages et aux hôpitaux du pays, en particulier dans les endroits les plus reculés. Au fur et à mesure qu’un nombre croissant d’Etats et de villes se confinent, les familles comptent sur l’USPS pour livrer les colis de nourriture et d’autres marchandises qu’ils ne pourront pas trouver dans les épiceries. Et maintenant que le Congrès a adopté son plan de relance de 2000 milliards de dollars, ce seront aux travailleurs de l’USPS de délivrer les chèques (de 1000 dollars) dont de nombreux Américains ont désespérément besoin.
«Nous sommes vraiment sur la ligne de front», nous a déclaré Tabarus. « Jamais nous n’avions vu quelque chose comme ça auparavant. L’anthrax [bacille du charbon dans des lettres en septembre 2001] c’était mauvais, par exemple, mais cette crise, c’est vraiment, vraiment mauvais.»
Les postiers qui m’ont parlé m’ont bien dit à quel point le rôle du service postal dans la lutte contre le coronavirus dépasse ce qu’ils trient dans les centres de distribution et emballent dans leurs camions postaux. Pendant la pandémie, m’ont déclaré les salarié·e·s des postes, notre rôle le plus important, c’est, en tant que premier intervenant, d’être l’infrastructure qui aide à garder les gens connectés les uns aux autres quand plus rien d’autre ne le fera.
«Oui, nous livrons des médicaments et des équipements essentiels», a déclaré Jim, «mais c’est nous qui nous rendons chez chacun, veillons au bien-être des gens, frappons aux portes en disant: “Hé, ça va?” Depuis un bon bout de temps, c’est notre rôle traditionnel.»
Sasha approuve. Ses clients lui ont dit au cours de ces dernières semaines que de voir son camion devant leur fenêtre les apaisait, leur donnait le sentiment que quelque chose restait normal. «Nos itinéraires sont chronométrés à la minute», dit-il «Tous les jours, nous frappons à la même porte, à la même heure. Il y a des clients qui attendent cela. avec impatience. C’est peut-être leur seul contact humain toute la journée. Cela leur permet de respirer un peu plus facilement, d’accord, les choses vont mal, mais nous conservons l’impression que quelque chose se passe normalement.»
«Notre service rassemble la collectivité, a déclaré Martin. «Si les gens nous voient livrer le courrier comme d’habitude, cela les aidera.» (Article publié dans The Nation en date du 27 mars 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Jake Bittle est un journaliste freelance. Après avoir été éditorialiste à The Nation, il a été le rédacteur en chef de South Side Weekly, journal d’une ONG qui couvre la région sud de Chicago.
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