Par Jeet Heer
Donald Trump s’est montré admirablement franc, car il précipite la nomination d’Amy Coney Barrett au poste de juge à la Cour suprême, car il pourrait avoir besoin de son aide pour décider du résultat de l’élection. «Je pense que [cette élection] va se terminer à la Cour suprême», a déclaré Donald Trump aux journalistes le 23 septembre. «Et je pense qu’il est très important que nous ayons neuf juges.»
Lors des audiences du Sénat, mardi 13 octobre, il a été demandé à Amy Coney Barrett si elle se récuserait si le scénario décrit par Trump se réalisait et qu’elle devait se prononcer sur l’élection. Amy Coney Barrett a refusé de s’engager à cette récusation [à refuser un résultat], protestant que son intégrité personnelle la protégerait de tout acte répréhensible. «J’espère certainement que tous les membres de la commission [du Sénat] ont plus confiance en mon intégrité que de penser que je me permettrais d’être utilisée comme un pion pour décider de cette élection pour le peuple américain», a-t-elle déclaré. De façon alarmante, Amy Coney Barrett a refusé de répondre aux questions concernant le droit unilatéral de Donald Trump de reporter l’élection et de s’engager à un transfert pacifique du pouvoir.
Amy Coney Barrett formule la question de l’intégrité en termes étroitement personnels, comme si sa propre honnêteté était tout ce qui comptait. Mais l’intégrité est une question de systèmes légitimes aussi bien que de personnes honorables. Le degré de décence personnelle d’Amy Coney Barrett n’a pas d’importance. Son accession imminente à la Cour suprême est l’aboutissement d’un processus corrompu, qui remet en question la légitimité de l’institution elle-même.
Comme le note Daniel Drezner, politologue à l’Université de Tufts [près de Boston]: «Donc, d’une part, tout ce que j’ai lu sur Amy Coney Barrett suggère qu’elle est une personne intègre, mais, d’autre part, elle a volontairement accepté la nomination venant d’un président qui a été soumis à une procédure de destitution [initiée en décembre 2019 par la Chambre des représentants; Trump est acquitté en mars 2020 par le Sénat] dans le cadre d’un processus de confirmation précipité, quelques semaines avant le jour du scrutin.»
En affirmant sa propre intégrité personnelle, Amy Coney Barrett affirme qu’elle devrait être évaluée en tant que juriste individuelle. Mais dans sa capacité publique de juge, elle n’est pas un individu mais un soldat d’une armée politique, qui a violé de nombreuses normes démocratiques afin d’assurer une supermajorité de 6 contre 3 pour les candidats républicains à la Cour suprême. C’est le fonctionnement de cette machine qui rend sa nomination inquiétante.
***
La voie qui a créé cette majorité de 6-3 est bien connue: suite à la mort d’Antonin Scalia [mort en février 2016, doyen de la Cour et fort conservateur], le leader de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell [sénateur du Kentucky depuis 1985], a empêché le candidat de Barack Obama, Merrick Garland, d’être entendu au Sénat [condition pour être élu]; puis Donald Trump a remporté la Maison Blanche en s’engageant à nommer des juges conservateurs; les républicains ont assuré que dans les mêmes circonstances que la mort de Scalia, ils ne nommeraient pas un juge républicain; suite à la mort de Ruth Bader Ginsburg les républicains ont violé leurs propres normes.
Mais la corruption est plus profonde. Mitch McConnell a deux grandes et odieuses réalisations à son actif. Il a protégé Donald Trump des enquêtes pour corruption, et il a truffé le système judiciaire fédéral de candidats républicains. Les deux legs de Mitch McConnell sont étroitement liés. À l’époque de Trump, le GOP (parti républicain) institutionnel a conclu un pacte avec le diable: Trump est protégé des conséquences de ses crimes, en échange de quoi il a attribué la sélection des juges à la Société fédéraliste (Federalist Society), une organisation de droite fiable. Dès lors, la maîtrise de Mitch McConnell des règles du Sénat garantit que presque tous les candidats seront élus.
Le travail de McConnell en tant que facilitateur de Trump a été constant. Ce rôle a été le plus visible lors du procès pour destitution, lorsque le chef de la majorité a enfreint les règles pour s’assurer qu’il n’y aurait pas d’assignation de témoins et de présentation de documents. Comme la sénatrice démocrate [du New Hampshire] Jeanne Shaheen l’a fait remarquer en janvier, «Ce n’est pas un procès équitable… c’est une dissimulation, pure et simple.»
Mitch McConnell a payé un prix élevé en réputation pour dissimulation de crimes. Cela va entacher sa postérité. Mais les bénéfices réels de la dissimulation ont également été immenses. Comme Mitch McConnell avait déjà travaillé avec diligence pour bloquer les candidats à la Cour suprême proposés par Barack Obama, cela signifiait que sous Trump les républicains pouvaient multiplier les candidats aux tribunaux d’Etat et à la Cour suprême.
***
Comme Jonathan Capehart l’a noté dans le Washington Post, «il devrait être clair que la véritable “occupation [républicaine] des tribunaux” s’est produite sous Trump. Parce que les républicains ont étouffé les confirmations des juges sous la présidence Obama, Trump a «hérité» de 103 postes vacants, selon une étude de 2020 par la Brookings Institution. Au 6 octobre, selon l’American Constitution Society, 218 juges ont été confirmés, soit plus que sous les prédécesseurs républicains de Trump et mieux que depuis le président démocrate Jimmy Carter [1977-1981]. L’âge moyen des personnes nommées par Trump dans les cours d’appel, considérées comme le vivier de base pour les juges de la Cour suprême, est de 48,2 ans» [ce qui assure des mandats de longue durée, car les juges de la Cour suprême sont nommés à vie].
La supermajorité de la Cour suprême est le sommet de cette pyramide dont la base est formée par les cours d’appel. Pour reprendre une phrase célèbre du juge Felix Frankfurter, le noyautage des cours d’appel par les républicains est le fruit de l’arbre empoisonné [1]. C’est le résultat direct de l’attitude de Mitch McConnell, qui a enfreint les normes, notamment en tolérant la corruption de Trump.
Si Trump est battu en novembre, il faut faire pression pour que sa corruption soit reconnue par la justice. Mais ce recours juridique n’est qu’une partie de la solution. Laisser tel qu’il est l’appareil judiciaire impliquerait de récompenser la corruption politique qui était au cœur de la présidence de Trump. Cela créerait un précédent selon lequel il vaut la peine de tolérer la corruption, car on peut en tirer un énorme bénéfice.
L’accroissement du nombre de juges de la Cour suprême [demandé par des démocrates] est nécessaire non seulement pour rééquilibrer le tribunal, mais aussi pour offrir un remède à la corruption qui a créé le problème en premier lieu.
Comme l’a habilement fait remarquer le politologue de l’Université McGill Jacob T. Levy, l’augmentation du nombre de juges [«élargissement»] dans les tribunaux offense l’establishment juridique républicain précisément parce qu’elle signifierait que leur pacte avec le diable n’a pas fonctionné. Comme il le fait remarquer:
«Je peux comprendre psychologiquement la réaction furieuse “nous avons vendu nos âmes pour cette majorité de 6-3 à la Cour suprême et cela signifie que nous avons le droit de l’administrer en toute sécurité”, mais cela n’inspire pas beaucoup de sympathie. Ceux qui ont joyeusement approuvé ou cyniquement toléré les quatre dernières années d’atteinte à l’État de droit, à la séparation des pouvoirs, aux droits de la défense et aux normes procédurales, tout cela dans l’intérêt des nominations judiciaires, peuvent penser que le prix qu’ils ont payé augmente leur revendication sur ce sixième siège [qui doit être attribué à Amy Coney Barrett], mais cela fait d’eux des défenseurs singulièrement peu convaincants de la norme contre l’«élargissement» des tribunaux et la protection de l’indépendance judiciaire qui y est associée. C’est le meurtrier présumé de ses parents qui se met à la disposition du tribunal (pour ainsi dire) parce qu’il est orphelin.»
L’élargissement de la Cour suprême présenterait de nombreux avantages, notamment celui d’affirmer le principe selon lequel un pacte avec le diable se termine toujours mal. (Article publié sur le site de l’hebdomadaire The Nation, en date du 14 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Jeet Heer est correspondant pour les affaires nationales auprès de The Nation.
––––––––
[1] Cette formule renvoie une doctrine qui étend la règle d’exclusion pour rendre les preuves inadmissibles devant les tribunaux si elles ont été obtenues à partir de preuves obtenues illégalement. Comme le suggère la métaphore, si l’«arbre» de la preuve est entaché, son «fruit» l’est aussi. La doctrine a été établie en 1920 par la décision Silverthorne Lumber Co. v. United States, et l’expression «fruit de l’arbre empoisonné» a été inventée par le juge Frankfurter dans son avis de 1939 dans l’affaire Nardone v. United States. Cela renvoie à la prise de position des républicains au Sénat, sous la houlette de Mitch McConnell, qui a empêché la présentation de témoins et de documents par les démocrates lors de la procédure de destitution de Trump. (Réd.)
Soyez le premier à commenter