Etats-Unis. «La police américaine agit comme une armée d’occupation. Elle a étudié leurs tactiques»

Par Stuart Schrader

Depuis une semaine, nos médias sociaux et nos écrans de télévision sont dominés par des images de policiers en gilets pare-balles de la tête aux pieds, brandissant des matraques, des pistolets à balles de poivre, des boucliers antiémeutes et des gaz lacrymogènes contre des manifestant·e·s pour la plupart pacifiques. De nombreux Etats-Uniens sont maintenant plus certains que jamais que nous devons «démilitariser» notre police.

En fait, nous nous en sommes un peu rapprochés. La réponse agressive – et dans de nombreux cas, la sur-réaction – des forces de l’ordre américaines a renforcé la pression bipartite au Congrès pour interdire les transferts de matériel militaire à la police. Pourtant, l’histoire de la police américaine au XXe siècle montre qu’une véritable démilitarisation de la police sera plus difficile que le simple retrait des gilets pare-balles. Nos forces de l’ordre ont appris beaucoup des aspects les plus courants du maintien de l’ordre contemporain lors des excursions impériales états-uniennes à l’étranger dans le but d’éradiquer les rébellions.

Créé dans les années 1990, le programme dit «1033» permet aux services de police d’obtenir des surplus de matériel à partir des vastes stocks de la plus grande armée du monde. Tout ce matériel n’est pas ce que la plupart des gens considèrent comme du matériel de guerre. Une partie de l’inventaire est constituée de matériel d’exercice ou même d’instruments de musique. Mais le nouvel appel à la «démilitarisation» de la police vise généralement les casques et les gilets pare-balles, les fusils et les véhicules blindés qui ont été exposés en abondance depuis que la police de Minneapolis a tué George Floyd, la semaine dernière.

Il est certain que les services de police sont plus lourdement armés que jamais, en partie à cause de la crainte du terrorisme après le 11 septembre 2001. Mais le transfert des surplus d’équipement militaire est bien antérieur à la guerre contre le terrorisme. Il résulte à la fois de la demande de la police et de l’offre excédentaire de l’armée, en particulier à la fin des guerres.

Chaque guerre à l’étranger a remodelé le maintien de l’ordre aux États-Unis, notamment en remplissant les rangs des services de police avec des vétérans et en leur refilant du matériel excédentaire. Mais de nombreuses campagnes à l’étranger ont également impliqué le maintien de l’ordre dans les populations civiles, les experts américains conseillant d’autres gouvernements, tout en tirant des enseignements pour les rapatrier dans le processus interne.

Lorsque les États-Unis ont commencé à occuper les Philippines à la fin du XIXe siècle, leurs forces militaires ont été confrontées à une campagne de guérilla anti-coloniale. En réponse, les soldats de l’armée se sont engagés dans d’épuisantes missions de recherche, espérant dénicher les insurgés, qui étaient difficiles à distinguer des spectateurs innocents. L’armée a également créé une force de police composée de Philippins de souche pour aider à pacifier la colonie américaine. Bien que personne n’ait utilisé ce terme à l’époque, il s’agissait d’une contre-insurrection.

Nombre des vétérans de cette campagne se sont illustrés en tant qu’administrateurs de police aux États-Unis au début du XXe siècle, comme l’a montré le sociologue Julian Go [American Empire and the Politics of Meaning, Duke University Press, 2008]. Ces anciens soldats ont appliqué aux États-Unis les leçons de leurs missions de recherche et de destruction aux Philippines: patrouilles mobiles, chevaux, vélos, puis véhicules motorisés. Les communications en terrain inconnu ont permis de savoir comment la police a construit ses réseaux de télécommunications. Et le type d’entraînement rigoureux, y compris en tir, qui définissait le soldat sera également adopté par la police. Le chef de police le plus célèbre de l’époque, August Vollmer [1876-1955, la police de Berkeley fut le centre de ses innovations], a fait ses débuts dans l’infanterie aux Philippines et s’est constamment référé à cette expérience pour remodeler la profession.

Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, les forces américaines ont occupé l’Allemagne et le Japon pendant plusieurs années. Alors que la police régulière du pays était informée par le FBI qu’elle pouvait désormais obtenir des mitrailleuses et des entraves aux pieds excédentaires auprès de la War Assets Administration, les pionniers de la police américaine comme Vollmer, son protégé Orlando W. Wilson et le futur chef de la police de Los Angeles William Parker s’efforcèrent de «démocratiser» la police allemande, tout en veillant à garder un œil sur les communistes. De même, au Japon, un jeune policier de Kansas City, Byron Engle, a contribué à réorganiser la police de ce pays en introduisant des uniformes, des menottes et des gaz lacrymogènes «à l’américaine».

De retour sur le territoire national, après avoir administré la loi martiale en Allemagne, Orlando Wilson (1900-1972) a publié le manuel de police le plus lu, qui est resté en usage pendant des décennies. Pour lui, une stricte adhésion à l’autorité était essentielle. Il l’a même qualifiée d’ethos semi-militaire. Les agents de première ligne étaient censés se soumettre à l’autorité du commandement, et les civils, par conséquent, aux agents de première ligne. Orlando Wilson était, d’une certaine manière, un réformateur. Mais il n’était pas intéressé à réformer le despotisme racialisé de la «rencontre» avec la police, durant laquelle remettre en question son autorité pouvait signifier l’arrestation, la bastonnade ou la mort.

Byron Engle (1910-1990) a ensuite diffusé les idées de Wilson dans le monde entier, notamment lors d’un séjour à la CIA. Pour lui, police et contre-insurrection étaient synonymes. Byron Engle dirigeait le Bureau américain de la sécurité publique, qui opérait dans 52 pays en Afrique, en Asie et en Amérique latine, où il fournissait des armes, des véhicules, des gaz lacrymogènes, des radios et des technologies de prise d’empreintes digitales. Il a également formé des officiers de 77 pays dans son académie de Washington DC. Le credo d’Engle était simple: utiliser les flics pour empêcher la révolution communiste.

Dans certains cas, ces policiers commettaient des actes de torture, des disparitions forcées et des massacres. La plus grande mission d’assistance de la police états-unienne a coïncidé avec la guerre du Vietnam. Lorsque l’opération d’Engle a pris fin, beaucoup de ses subordonnés sont rentrés chez eux pour devenir chefs de police, gardiens de prison, bureaucrates des forces de l’ordre de Washington, entrepreneurs de sécurité privée ou professeurs de criminologie. L’un d’entre eux a plus tard fait remarquer que son expérience au Vietnam est restée au centre de son esprit lorsqu’il était chef car elle était «bien plus fascinante que n’importe quelle œuvre de fiction».

Bien que l’équipement ait changé, la police états-unienne a toujours orienté son attention vers la répression de la rébellion politique. Les terres lointaines, les occupations coloniales et les théâtres de guerre ont servi de creuset pour tester et faire progresser les techniques de maintien de l’ordre. La démilitarisation de la police est absolument nécessaire – mais, pour cela, il faudra plus que mettre fin à un simple programme d’équipement excédentaire. (Opinion publiée dans The Guardian, le 8 juin 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Stuart Schrader est l’auteur de Badges Without Borders: How Global Counterinsurgency Transformed American Policing (University of California Press, 2019)

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