Par David Bacon
Melieni Cruz, qui aide à préparer les repas que les passagers prennent en avion, s’est endettée de plusieurs milliers de dollars parce qu’elle ne pouvait pas payer ses factures médicales qui s’envolaient. «Lorsque le médecin a découvert des kystes sur mes ovaires, j’ai dû économiser pendant un an pour pouvoir me payer une intervention. Mes kystes ont grossi et sont devenus de plus en plus douloureux», a-t-elle déclaré alors qu’elle se rendait au terminal de l’Aéroport international de San Francisco (SFO).
Melieni Cruz travaille pour LSG Sky Chefs [une entreprise de traiteur aérien propriété à 100% de la Deutsche Lufthansa AG, qui détient la compagnie Swiss]. Son syndicat, Unite Here Local 2, a essayé de renégocier avec LSG Sky Chefs le contrat de plan de santé qui la couvre, elle et 1500 autres travailleurs/travailleuses. Le coût des primes pour le plan de santé et le montant des salaires sont les principaux points de friction dans les négociations. Le programme «Medicare for All» (défendu par Bernie Sanders) permettrait certainement d’éviter à Melieni Cruz d’avoir à payer les dépenses de santé et il lui garantirait un traitement sans qu’elle ait à souffrir pendant un an afin d’économiser suffisamment d’argent. C’est une raison importante pour laquelle la section (Local 2) de Unite Here [syndicat américain actif conjointement aux Etats-Unis et au Canada, membre de Change to Win, centrale syndicale américaine, formée en 2005, par des syndicats dissidents de l’AFL-CIO] a décidé de soutenir Bernie Sanders. Ce dernier a fait campagne pour «Medicare for All» bien avant l’actuelle course à l’investiture présidentielle des démocrates.
Melienie Cruz est allée travailler pour LSG Sky Chefs à cause de sa couverture médicale, pour laquelle elle paie 150 dollars par mois avec un salaire de 18,16 dollars de l’heure. La franchise à avancer pour son opération est de 8000 dollars. Cette somme a fait un énorme trou dans ses revenus. Elle a maintenant peur d’aller chez le médecin pour effectuer l’intervention chirurgicale. [Pour un simple test lié à des symptômes de coronavirus, la somme requise de 1000 dollars est courante, selon les informations de la presse états-unienne.]
Maintenir de soins de santé abordables a été l’une des raisons pour lesquelles la section (Local 2) d’Unite Here s’est mise en grève dans les hôtels Marriott de San Francisco, il y a un an. Pendant 61 jours, les employés des hôtels ont mis en place des piquets de grève en coordination avec d’autres sections locales de Unite Here, dans neuf villes. Le syndicat dispose de l’un des meilleurs plans de santé de tous les syndicats de San Francisco, plan financé par les hôtels. Les travailleurs/travailleuses sont entrés en grève pour empêcher les hôtels de cesser d’en assurer le paiement. La crainte de perdre un plan de santé similaire a empêché le syndicat frère Local 2 à Las Vegas de soutenir Sanders et le «Medicare for All». Toutefois, de nombreux membres ont quand même voté pour l’appui à Bernie Sanders, sachant que tous les travailleurs/travailleuses de Las Vegas ne bénéficient pas de soins de santé, un objectif pour lequel les employé·e·s des casinos se sont aussi battus.
Dans les cuisines des compagnies aériennes, la situation est cependant très différente. Roberto Alvarez, un travailleur qui charge la nourriture dans les avions, dit: «Je prépare des aliments et des boissons pour certaines des plus grandes compagnies aériennes du monde, mais je dois aller dans une clinique gratuite [grâce au système Medicaid qui donne accès à des soins gratuits, mais à des conditions qui diffèrent d’Etat à Etat, pour des personnes à faibles revenus, des handicapés, des aveugles…] parce que mon assurance d’entreprise est si chère que je ne peux pas me la permettre.»
Une législation archaïque et le droit de grève dénié
Ce qui empêche les travailleurs et travailleuses du secteur alimentaire des compagnies aériennes de suivre la voie de leurs collègues du Local 2 des hôtels Marriott est un droit du travail archaïque. Les candidats de la gauche du Parti démocrate ont soutenu certains aspects de la réforme du droit du travail qui faciliteraient la création de syndicats dans les entreprises. Néanmoins la situation des travailleur/travailleuses du secteur de l’alimentation des compagnies aériennes met en évidence la nécessité d’une nouvelle réforme qui n’a pas encore fait son apparition dans les débats des candidats démocrates.
Les travailleurs de l’hôtellerie affiliés au Local 2 et une poignée de syndicats frères dans tout le pays ont utilisé une grève organisée dans plusieurs villes pour faire pression sur la chaîne d’hôtels Marriott, le plus grand opérateur hôtelier du monde, et de loin. Les travailleurs/travailleuses de l’hôtellerie sont couverts par la loi nationale concernant le droit du travail. En vertu de cette loi, la grève peut certes toujours être dangereuse pour les travailleurs, qui risquent d’être remplacés par des briseurs de grève. Mais au moins, ils peuvent faire la grève.
En effet, Melienie Cruz, Roberto Alvarez et les employé·e·s de cuisine et de restauration dans les aéroports ne peuvent pas faire grève. En juin 2019, ils ont voté pour la grève dans plusieurs villes. A San Francisco, 99% des quelque 1600 travailleurs ont soutenu une résolution visant à agir pour de meilleures conditions. Mais le Railway Labor Act [adopté en 1926, amendé en 1934 et 1936 – pour s’appliquer au transport aérien – il fait obstacle à la grève avant que ne soit menée une longue procédure de négociations et de médiation officielle] les empêche d’utiliser la tactique de grève que les employé·e·s des hôtels Marriott ont trouvée si efficace.
Afin de paralyser l’économie étasunienne, les travailleurs doivent empêcher les marchandises et les personnes de circuler. C’est une leçon fondamentale dans ce pays qu’ils ont appris à leurs dépens dans les chemins de fer, dans les années où le mouvement ouvrier moderne est né, il y a plus d’un siècle et demi. Aujourd’hui, les aéroports remplissent la même fonction que les gares ferroviaires il y a un siècle et plus. Une action de grève à l’échelle du pays dans les aéroports pourrait stopper les transports, tout comme les grèves dans les chemins de fer l’ont fait il y a plus d’un siècle. La loi sur le travail dans les chemins de fer a été structurée de manière à empêcher cela: grève et blocage de transport.
Pour voir comment cet étranglement répressif a été créé, il faut remonter à 1877, lorsque le Congrès a mis fin à la Reconstruction [période qui a succédé à la Guerre de Sécession (1861-1865) qui dura de 1865 à 1877], retirant les troupes du Sud qui avaient protégé l’émancipation politique des Noirs après la guerre civile. Cette même année, la grande grève des chemins de fer a éclaté en Virginie-Occidentale. De la Pennsylvanie à l’Illinois, des grévistes furieux et appauvris ont brûlé des rotondes et des wagons de chemin de fer. Des troupes – ne protégeant plus le droit de vote des Noirs – ont été envoyées, cette fois pour réprimer ce que le gouvernement et les barons des chemins de fer craignaient être une insurrection ouvrière. Un ouvrier en grève a déclaré aux journaux: «J’aurais aussi bien pu mourir par balle au lieu de mourir de faim.»
Un quart de siècle plus tard, les ouvriers tentent à nouveau de couper les «artères d’acier» des chemins de fer. Eugene v. Debs a organisé l’American Railway Union et a mené un quart de million de travailleurs, dans 27 Etats, dans une des grèves les plus amères de l’histoire du travail. Une fois de plus, le gouvernement fédéral a fait appel à l’armée américaine, pour briser la grève. Il a envoyé Debs en prison, où il est devenu socialiste et résistant à la guerre.
Malgré une répression violente, ce long mouvement de grève finit par obliger le Congrès, en 1916, à accorder aux cheminots une revendication vieille de plusieurs décennies: la journée de travail de huit heures. Lorsque les cheminots l’ont obtenue, d’autres l’ont demandée et l’ont obtenue aussi.
Mais alors que la Première Guerre mondiale se déroulait, Eugene Victor Debs (1855-1926, socialiste, syndicaliste et révolutionnaire) – qui s’opposait à la guerre – fut de nouveau envoyé en prison, en déclarant: «S’il y a une classe inférieure, j’en fais partie, et s’il y a un élément criminel, j’en fais partie, et tant qu’il y a une âme en prison, je ne suis pas libre.» Alors que Eugene V. Debs était reclus derrière les barreaux, le président Woodrow Wilson et le Congrès ont créé une Commission du travail des chemins de fer (Railroad Labor Board), qui a ensuite réduit les salaires. Les cheminots ont entamé une nouvelle grève nationale; la Commission l’a déclarée illégale, et le ministère de la Justice a appliqué l’interdiction décrétée par la Commission.
Le Congrès a ensuite adopté la loi sur le travail dans les chemins de fer, pour s’assurer que cela ne se reproduise plus jamais. L’objectif déclaré de cette loi était de rendre pratiquement impossible la grève des cheminots, en mettant en place un processus d’arbitrage sous l’égide d’un Conseil national de médiation, qui pouvait durer presque indéfiniment. Les syndicats n’avaient pas le droit de mener des actions de grève avant d’avoir épuisé les interminables démarches. Et comme le transport aérien devenait courant, en 1936, le Congrès a également soumis les travailleurs de l’industrie aérienne à cette loi.
Sous-traitance du travail et sous-traitance de l’interdiction du droit de grève
Aujourd’hui, cette histoire de répression piège encore les travailleurs – bien qu’ils soient éloignés des cabines des locomotives ou des cockpits des avions – mais avec des effets aussi dévastateurs, à leur manière, que la situation difficile décrite par un gréviste il y a près de 150 ans.
A une époque antérieure, les travailleurs des transports étaient confrontés à la violence, mais ils pouvaient au moins agir contre les barons voleurs des chemins de fer qui les employaient directement. Aujourd’hui, les compagnies aériennes sont non seulement protégées par la loi sur le travail dans les chemins de fer, mais aussi par le fait qu’elles ont depuis longtemps sous-traité la préparation de leurs repas. Elles contrôlent les salaires des travailleurs en négociant le prix des repas qu’elles paient aux traiteurs, mais les compagnies aériennes ne sont pas l’employeur légal des travailleurs. En réponse à la manifestation de février, American Airlines a en fait déclaré: «Nous ne sommes pas en mesure de contrôler l’issue de leurs négociations ni de dicter les salaires ou les avantages convenus entre les sociétés de restauration et leurs employés.»
Pour le syndicat, il s’agit d’une fiction juridique. Une disposition importante de la loi sur la protection du droit d’organisation – la réforme du droit du travail que les démocrates ont adoptée à la Chambre des représentants cette année – est de limiter la capacité des entreprises à sous-traiter divers aspects de leur travail. Elle empêcherait également le remplacement permanent des grévistes (par des intérimaires briseurs de grève). Mais bien sûr, pour pouvoir bénéficier de cette proposition de loi, si elle est adoptée, les travailleurs des cuisines des aéroports (c’est-à-dire les salarié·e·s de LSG Sky Chefs, en l’occurrence) doivent d’abord obtenir le droit de grève proprement dit.
Pour maintenir la pression sur LSG Sky Chefs et l’autre principal fournisseur de nourriture, Gate Gourmet [dont le siège social est à Zurich-Kloten et à Reston aux Etats-Unis, groupe contrôlé par un Fonds d’investissement: TPG capital], les travailleurs ont organisé périodiquement des piquets de grève dans le terminal d’American Airlines et des sit-in dans le hall d’entrée de l’Aéroport international de San Francisco. A la mi-février, les travailleurs de l’aéroport ont organisé un sit-in, en s’allongeant à l’intérieur du terminal pendant que les passagers les évitaient avec leurs valises montées sur des roulettes.
Au même moment où ce groupe de salarié·e·s s’est couché à l’intérieur du terminal, un autre groupe de travailleurs / travailleuses a marché sur la route, à l’extérieur du terminal. La police a arrêté le flot de voitures qui voulaient déposer des passagers, et pendant une demi-heure, les militant·e·s du syndicat se sont assis sur l’asphalte en chantant, tandis que les flics arrêtaient chacun d’entre eux.
Ce fut une action calme, malgré la frustration évidente de ceux qui voulaient prendre leur vol. Mais elle a rappelé des souvenirs d’affrontements moins diplomatiques lors de précédentes grèves dans les aéroports. En 1989, les pilotes d’Eastern Airlines ont fait grève. A l’aéroport de San Francisco (SFO), des militants ont bloqué des véhicules de secours sur la chaussée du terminal, crevant leurs pneus pour qu’ils ne puissent pas être déplacés facilement. Le trafic a rapidement dû faire marche arrière ce qui a bloqué l’autoroute – une expérience que ni les forces de l’ordre et la police de l’aéroport, ni les travailleurs de l’aéroport eux-mêmes, n’ont oubliée.
Mais aujourd’hui, le niveau de frustration des travailleurs et de leur syndicat augmente. Le refus de leur droit de grève entraînera inévitablement d’autres actions de confrontation, voire davantage. D’autres travailleurs de l’aéroport les soutiendront probablement. En février dernier, beaucoup ont non seulement regardé avec un intérêt évident le blocage de la route, mais ils ont aussi rejoint les piquets des employé·e·s des cuisines. Un groupe de pilotes en uniforme, dont certains sont sans doute assez âgés pour se souvenir d’Eastern Airlines, s’est également joint aux travailleurs/travailleuses du catering.
Les aéroports sont vulnérables. Ils jouent un rôle aussi important dans l’économie d’aujourd’hui que les chemins de fer l’ont fait lorsque la loi sur le travail dans les chemins de fer a été adoptée. A lui seul, le SFO a rapporté 10,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018 et emploie 46’000 personnes. American Airlines, qui paient LSG Sky Chefs et Gate Gourmet et, de la sorte, détermine ce que gagnent les salarié·e·s de l’industrie alimentaire (du catering), a réalisé 1,9 milliard de dollars de bénéfices l’année dernière.
Pourtant, moins de la moitié des travailleurs de LSG Sky Chefs et de Gate Gourmet ont une assurance maladie fournie par leur employeur, et seulement 10% ont une couverture maladie pour leur famille.
«Mes soins de santé sont tellement inabordables que j’évite des examens médicaux importants parce que je ne peux pas payer les factures», a accusé Linda Fajardo, membre du Local 2. «Je travaille 12 heures par jour juste pour joindre les deux bouts. American Airlines est assez riche pour que je puisse voir le médecin et avoir une vie décente.»
Le président du Local 2, Anand Singh, était parmi les personnes arrêtées dans la rue à l’extérieur du terminal. Il a averti: «Un seul emploi devrait suffire aux travailleurs qui assurent la restauration des vols d’American Airlines, et nous sommes prêts à faire tout ce qu’il faut pour que cela se produise.» Le Conseil national de médiation, dont les membres sont nommés par le président Trump, semble s’en moquer. (Article publié sur le site Truthout, en date du 3 mars 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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